Textes

Maître Eckart
Sermon 9


Quasi stella matutina in medio nebulae Et quasi luna plena in diebus suis lucet Et quasi sol refulgens, Sic iste refulsit in templo Dei.

« Comme une étoile du matin au milieu de la nuée et comme une pleine lune en ses jours et comme un soleil rayonnant, ainsi celui-ci a-t-il brillé dans le temple de Dieu55. »


Je prends maintenant ce denier mot : « Temple de Dieu ». Qu’est-ce que « Dieu » et qu’est-ce que « temple de Dieu » ?
Vingt-quatre maîtres se sont rassemblés et voulurent débattre de ce que serait Dieu56. Ils virent en temps voulu, et chacun d’eux apporta une parole, dont je retiens deux ou trois. L’un dit : Dieu est quelque chose en regard de quoi toutes choses changeantes et temporelles ne sont pas, et tout ce qui a être est petit devant lui. Un autre dit : Dieu est quelque chose qui de nécessité est au-dessus de l’être, qui en lui-même n’a besoin de personne et dont toutes choses ont besoin. Le troisième dit : « Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de soi seul57. »

Je laisse la première et la dernière et parle de la seconde, selon laquelle Dieu est quelque chose dont il faut de nécessité qu’il soit au-dessus de l’être. Ce qui a être, temps ou lieu, cela ne touche pas Dieu, il est au-delà. Dieu est dans toutes les créatures dans la mesure où elles ont l’être, et pourtant il est au-delà. Cela même qu’il est dans toutes les créatures, il l’est pourtant au-delà ; ce qui est un en beaucoup de choses, il faut de nécessité qu’il soit au-delà de ces choses. Certains maîtres voulurent que l’âme soit seulement dans le cœur. Il n’en est pas ainsi, et là de grands maîtres ont erré. L’âme est tout entière et indivisée pleinement dans le pied et pleinement dans l’œil et dans chaque membre. Si je prends un morceau de temps, ce n’est alors ni le jour d’aujourd’hui ni le jour d’hier. Mais si je prends [le] maintenant, il comprend en lui tout le temps. Le maintenant dans lequel Dieu fit le monde est aussi proche de ce temps que le maintenant dans lequel je parle à présent, et le dernier jour est aussi proche de ce maintenant que le jour qui fut hier.

Un maître dit : Dieu est quelque chose qui opère dans l’éternité [comme] en lui-même indivisé, [quelque chose] qui n’a besoin de l’aide de personne ni d’instrument, et qui demeure en lui-même, qui n’a besoin de rien et dont toutes choses ont besoin, et où toutes choses tendent comme vers leur fin dernière. Cette fin n’a aucun mode, elle échappe au mode et se déploie dans l’ampleur. Saint Bernard dit : Aimer Dieu est mode sans mode. Un médecin qi veut guérir un malade ne possède pas le mode de la santé d’après lequel il veut guérir le malade ; il a certes [un] mode au moyen duquel il veut le guérir, mais la mesure selon laquelle il veut le guérir, cela est sans mode ; aussi bien portant qu’il lui est possible58. La mesure selon laquelle nous devons aimer Dieu, cela n’a pas de mode ; autant d’amour que nous le pouvons jamais, cela est sans mode.

Chaque chose opère dans [l’]être, aucune chose ne peut opérer au-dessus de son être. Le feu ne peut opérer que dans le bois. Dieu opère au-dessus de l’être dans la vastitude, là où il peut se mouvoir, il opère dans [le] non-être ; avant même que l’être ne fût, là Dieu opérait ; il opérait [l’]être là où il n’y avait pas d’être. Des maîtres frustres disent que Dieu est un être limpide ; il est aussi élevé au-dessus de l’être que l’ange le plus haut est au-dessus d’une mouche. Je parlerais de façon aussi inadéquate, si j’appelais Dieu un être, que si je disais que le soleil est blafard ou noir. Dieu n’est ni ceci ni cela. Et un maître dit : Celui qui s’imaginerait qu’il a connu Dieu, et connaîtrait-il [alors] quelque chose, il ne connaîtrait pas Dieu. Mais que j’aie dit que Dieu n’est pas un être et est au-dessus de l’être, par là je ne lui ai pas dénié [l’]être, plutôt : je l’ai élevé en lui59. Si je prends du cuivre mêlé à l’or, il est là et est là sous un mode plus élevé qu’il n’est en lui-même. Saint Augustin dit : Dieu est mode sans modalité, bon sans bonté, puissant sans puissance.

De petits maîtres enseignent à l’Ecole que tous les êtres sont divisés en dix modes60, et ces mêmes [maîtres] les tiennent pleinement à l’écart de Dieu. De ces modes, Dieu ne touche aucun, et il ne manque non plus d’aucun d’entre eux. Le premier, qui possède le plus d’être, où toutes choses prennent [leur] être, c’est la substance, et le dernier, qui de tous comporte le moins d’être, s’appelle relation, il est égal en Dieu au plus grand de tous, celui qui de l’être à le plus ; ils ont une image égale en Dieu. En Dieu les images de toutes les choses sont égales ; mais elles sont images de choses inégales. Le plus grand ange et l’âme et la mouche ont une image égale en Dieu. Dieu n’est ni être ni bonté. Bonté adhère à être et n’est pas plus vaste qu’être ; car si être n’était pas, bonté ne serait pas, et être est encore plus limpide que bonté. Dieu n’est pas bon ni meilleur ni le meilleur de tous. Qui dirait là que Dieu est bon, il lui ferait tort, comme s’il disait que le soleil est noir.

Or Dieu dit pourtant : Nul n’est bon que Dieu seul. Qu’est-ce qui est bon ? Est bon ce qui se communique. Celui-là nous l’appelons un homme bon qui se communique et est utile. C’est pourquoi un maître païen dit : Un ermite n’est ni bon ni mauvais en ce sens, parce qu’il ne se communique pas et n’est pas utile. Dieu est ce qui se communique le plus. Aucune chose ne se communique à partir de ce qui est sien, car toutes les créatures ne sont pas par elles-mêmes. Quoi qu’elles communiquent, elles l’ont d’un autre. Elles ne se donnent pas non plus elles- mêmes. Le soleil donne son éclat et demeure pourtant en son lieu, le feu donne son ardeur et demeure pourtant feu ; mais Dieu communique ce qui est sien, car il est par lui-même ce qu’il est, et dans tous les dons qu’il donne, il se donne toujours lui-même en premier lieu. Il se donne Dieu, tel qu’il est en tous ses dons, selon la mesure qui est en celui qui voudrait le recevoir. Saint Jacques dit : « Tous les dons bons fluent d’en haut du Père des lumières. »

Lorsque nous prenons Dieu dans l’être, nous le prenons dans son parvis, car l’être est son parvis dans lequel il demeure. Où est-il donc dans son temple, où il brille saintement ? L’intellect est le temple de Dieu61. Nulle part Dieu ne demeure de façon plus propre que dans son temple, dans l’intellect, selon qu’un autre maître dit que Dieu est un intellect qui là vit dans la connaissance de soi seul, demeurant seul en lui-même, là où rien jamais ne le toucha, car là il est seul dans son silence. Dieu, dans la connaissance de soi-même, connaît soi-même dans soi-même.

Maintenant prenons-le dans l’âme qui a une gouttelette d’intellect, une petite étincelle, une brindille. Elle a des puissances qui opèrent dans le corps. Il est une puissance par quoi l’homme digère, qui opère davantage de nuit que de jour, par quoi l’homme profite et grandit. L’âme a aussi une puissance dans l’œil, par quoi l’œil est si subtil et si délié qu’il ne saisit pas les choses dans leur grossièreté, telles qu’elles sont en elles-mêmes ; ils leur faut auparavant se trouver passées au crible et affinées dans l’air et dans la lumière ; cela vient de ce qu’il [= l’œil] a l’âme à même lui. Une autre puissance est dans l’âme, au moyen de laquelle elle pense. Cette puissance forme dans soi les choses qui ne sont pas présentes, en sorte que je connaisse ces choses aussi bien que si je les voyais avec les yeux, et mieux encore – je pense bien une rose pendant l’hiver – et par cette puissance l’âme opère dans [le] non-être62 et suit Dieu qui opère dans [le] non-être.

Un maître païen dit : L’âme qui aime Dieu, elle le prend sous le pelage de la bonté – encore n’ont été exprimées jusqu’ici que les paroles de maîtres païens qui n’ont connu que dans une lumière naturelle ; je n’en suis pas encore venu aux paroles des saints maîtres qui connurent là dans une lumière bien plus élevée – il dit : L’âme qui aime Dieu, elle le prend sous le pelage de la bonté. L’intellect dépouille Dieu de ce pelage de la bonté et le prend nu, alors qu’il est dévêtu de bonté et d’être et de tous noms.

J’ai dit à l’Ecole qu’intellect est plus noble que volonté, et ils ressortissent pourtant tous deux à cette lumière. Alors un maître d’une autre école dit que volonté est plus noble qu’intellect, car volonté prend les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et intellect prend les choses telles qu’elles sont en lui. C’est vrai. Un œil est plus noble en lui-même qu’un œil qui est peint sur un mur. Mais je dis qu’intellect est plus noble que volonté. Volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté et d’être. Bonté est un vêtement sous lequel Dieu est caché, et volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. Bonté ne serait-elle pas en Dieu, ma volonté ne voudrait pas de lui. Qui voudrait vêtir un roi au jour où on le ferait roi et le vêtirait de vêtements gris, il ne l’aurait pas bien vêtu. Je ne suis pas bienheureux de ce que Dieu est bon. Je ne veux pour jamais désirer que Dieu me rende bienheureux par sa bonté, car cela il ne voudrait le faire. Je suis seulement bienheureux de ce que Dieu est doué d’intellect et que je connais cela. Un maître dit : l’intellect de Dieu est ce à quoi est suspendu pleinement l’être de l’ange. On demande où se trouve le plus proprement l’être de l’image : dans le miroir ou dans ce dont elle procède ? Elle est plus proprement dans ce dont elle procède. L’image est en moi, de moi, pour moi. Tout le temps que le miroir se trouve exactement devant mon visage, mon image se trouve dedans ; le miroir tomberait-il que l’image disparaîtrait. L’être de l’ange tient au fait que lui est présent l’intellect divin dans lequel il se connaît.

« Comme une étoile du matin au milieu de la nuée. » Je vise le petit mot quasi, qui signifie « comme », ce que les enfants à l’école appelle un adverbe. C’est cela que je vise dans tous mes sermons. Le plus propre que l’on puisse dire de Dieu, c’est parole et vérité. Dieu se nomma soi-même une Parole. Saint Jean dit : « Au commencement était le Verbe », et veut dire qu’auprès du verbe l’on doit être un adverbe. Tout comme l’étoile libre d’après laquelle est nommé le vendredi, Vénus : elle a de multiples noms. Quand elle précède le soleil et se lève avant le soleil, elle s’appelle une étoile du matin ; quand elle suit le soleil en sorte que le soleil décline avant, elle s’appelle étoile du soir. Tantôt elle a sa course au-dessus du soleil, tantôt au-dessous du soleil. Plus que toutes les étoiles elle est toujours également proche du soleil ; elle ne s’en éloigne ni ne s’en approche jamais et signifie qu’un homme qui veut parvenir là doit en tout temps être près de Dieu et lui être présent, de sorte que rien ne puisse l’éloigner de Dieu, ni bonheur ni malheur ni aucune créature.

Le texte dit aussi : « Comme une pleine lune en ses jours ». La lune a maîtrise sur toute la nature humide. Jamais la lune n’est si proche du soleil que lorsqu’elle est pleine et lorsqu’elle prend immédiatement sa lumière du soleil ; et de ce qu’elle est plus proche de la terre qu’aucune étoile, elle a deux désavantages : qu’elle soir pâle et tachée et qu’elle perde sa lumière. Jamais elle n’est aussi puissante que lorsqu’elle est au plus loin de la terre, car c’est alors qu’elle repousse la mer au plus loin ; plus elle décroît, moins elle peut a repousser. Plus l’âme est élevée au-dessus des choses terrestres, plus elle est puissante. Qui ne connaîtrait que les créatures, il n’aurait jamais besoin de penser à aucun sermon, car toute créature est pleine de Dieu et est un livre. L’homme qui veut parvenir à ce dont je viens de parler – à quoi tend ce discours tout entier – il doit être comme une étoile du matin ; toujours présent à Dieu et toujours auprès et exactement proche et élevé au-dessus de toutes choses terrestres et près du Verbe être un adverbe.

Il est une parole qui fut produite, c’est l’ange et l’homme et toutes créatures. Il est une autre parole, pensée et produite, grâce à quoi peut advenir que je forme en moi des images. Il est encore une autre parole, qui là est non produite et non pensée, qui jamais ne vient au-dehors, plutôt elle est éternellement en celui qui la dit ; elle est toujours dans un acte de recevoir, dans le Père qui la dit, et demeurant à l’intérieur. Intellect, sans cesse, opère vers l’intérieur. Plus subtile et plus spirituelle est la chose, plus puissamment elle opère vers l’intérieur, et plus l’intellect est puissant et subtil, plus ce qu’il connaît se trouve davantage uni à lui et se trouve davantage un avec lui. Il n’en est pas ainsi des choses corporelles ; plus elles sont puissantes, plus elles opèrent vers l’extérieur. Béatitude de Dieu tient à l’opération de l’intellect vers l’intérieur, là où le Verbe demeure à l’intérieur. Là l’âme doit être un adverbe, et avec Dieu opérer une [seule] œuvre, afin de prendre sa béatitude dans la connaissance qui se déploie à l’intérieur, là même où Dieu est bienheureux.

Pour qu’en tout temps il nous faille être un adverbe près de ce Verbe, qu’à cela nous aident le Père et ce même Verbe et le Saint Esprit. Amen.