Textes

Maître Eckart
Sermon 5 b

 

In hoc apparuit caritas dei in nobis

« En ceci nous a été montré et nous est apparu l’amour de Dieu pour nous, que Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions avec le Fils et dans le Fils et par le Fils » ; car tous ceux qui ne vivent pas par le Fils, ceux-là ne sont vraiment pas comme il faut.


S’il se trouvait maintenant un riche monarque qui ait une fille belle, s’il la donnait au fils d’un homme pauvre, tous ceux qui appartiendraient à cette famille s’en trouveraient élevés et honorés. Or un maître dit : Dieu est devenu homme, par là est élevé et honoré tout le genre humain. Nous pouvons bien nous réjouir de ce que le Christ, notre frère, se soit élevé de par sa propre puissance au-dessus de tous les chœurs des anges et siège à la droite du Père. Ce maître a bien parlé ; mais au vrai, je n’en ferais pas grand cas. Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme riche alors que je serais un homme pauvre ? Que me servirait d’avoir un frère qui serait un homme sage alors que je serais un insensé ? Je dis quelque chose d’autre et dis quelque chose qui va plus au cœur des choses : Dieu n’est pas devenu seulement homme, plutôt : il a pris sur soi la nature humaine33.


Les maîtres disent communément que tous les hommes sont également nobles dans leur nature. Mais je dis au vrai : Tout le bien que tous les saints ont possédé, et Marie Mère de Dieu, et Christ selon son humanité, cela est mon propre dans cette nature. Or vous pourriez me demander : puisque j’ai dans cette nature tout ce que Christ peut offrir selon son humanité, d’où vient donc que nous élevons et honorons le Christ comme Notre Seigneur et notre Dieu ? C’est parce qu’il a été un messager pour nous de par Dieu et nous a apporté notre béatitude. La béatitude qu’il nous a apportée, elle était nôtre. Là où le Père engendre son Fils dans le fond le plus intérieur, là cette nature est comprise. Cette nature est une et simple. Ici quelque chose peut bien procéder et une chose s’adjoindre, ce n’est pas cet Un34.


Je dis quelque chose d’autre et dis quelque chose de plus difficile : Celui qui doit se tenir dans la nudité de cette nature sans intermédiaire, il lui faut être sorti de tout ce qui tient à la personne, donc qu’à l’homme qui est de l’autre côté de la mer, qu’il n’a jamais vu de ses yeux, qu’il lui veuille autant de bien qu’à l’homme qui est près de lui et est son ami intime. Tout le temps que tu veux plus de bien à ta personne qu’à l’homme que tu n’as jamais vu, tu n’es vraiment pas comme il faut, et tu n’as jamais porté un instant le regard dans ce fond simple. Mais tu as sans doute vu la vérité dans une image décalquée, dans une ressemblance : mais ce n’était pas le mieux.


Par ailleurs, tu dois être pur de cœur, car seul est pur le cœur qui a anéanti tout ce qui est créé35. En troisième lieu, tu dois être nu de néant36. Il est une question, qu’est-ce qui brûle en enfer ? Les maîtres disent communément : C’est la volonté propre qui le fait. Mais je dis pour de vrai que c’est le néant qui brûle en enfer. Prend maintenant une comparaison ! Que l’on prenne un charbon ardent et qu’on le pose sur ma main. Si je disais que c’est le charbon qui brûle ma main, je lui ferais grand tort. Mais dois-je dire à proprement parler ce qui me brûle : c’est le néant qui le fait, car le charbon a en lui quelque chose que ma main n’a pas. Voyez, c’est ce néant même qui me brûle. Mais ma main aurait-elle en elle tout ce que le charbon est et peut faire, elle aurait la nature du feu entièrement. Qui prendrait alors tout le feu qui jamais ait brûlé et le secouerait sur ma main, cela ne pourrait me faire souffrir. De la même manière je dis donc : Lorsque Dieu et tous ceux qui se tiennent devant sa face ont intérieurement quelque chose selon la juste béatitude que n’ont pas ceux qui sont séparés de Dieu, ce néant à lui seul fait plus souffrir les âmes qui sont en enfer que volonté propre ou quelque feu. Je dis pour de vrai : Autant le néant t’affecte, autant es-tu imparfait. C’est pourquoi si vous voulez être parfaits, vous devez être nus de néant37. C’est pourquoi le petit mot que je vous ai proposé dit : « Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde » ; cela, vous ne devez pas l’entendre comme le monde extérieur, lorsqu’il mangeait et buvait avec nous : vous devez l’entendre comme le monde intérieur. Aussi vrai que le Père, dans sa nature simple, engendre son Fils naturellement, aussi vraiment il l’engendre au plus intime de l’esprit, et c’est là le monde intérieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond, fond de Dieu. Ici je vit à partir de ce qui m’est propre, comme Dieu vit à partir de ce qui lui est propre. Qui a jamais un instant porté le regard dans ce fond, pour cet homme mille marks d’or rouge frappé sont comme un faux heller. C’est à partir de ce fond le plus intérieur que tu dois opérer toute ton œuvre, sans pourquoi. Je dis pour de vrai : Tout le temps que tu opères ton œuvre pour le royaume des cieux ou pour Dieu ou pour ta béatitude éternelle, [et donc] de l’extérieur, tu n’es pas vraiment comme il faut. On peut bien te souffrir ainsi, pourtant ce n’est pas le mieux. Car pour de vrai, celui qui s’imagine obtenir davantage de Dieu dans l’intériorité, dans la ferveur, dans la douceur et dans une grâce particulière que près du feu ou dans l’étable, tu ne fais alors rien d’autre que si tu prenais Dieu et lui enroulais un manteau autour de la tête et le poussais sous un banc. Car qui cherche Dieu selon un mode, il se saisit du mode et laisse Dieu qui est caché dans le mode. Mais qui cherche Dieu sans mode, il le prend tel qu’il est en lui-même ; et cet homme vit avec le Fils, et il est la vie même. Qui interrogerait la vie pendant mille ans : Pourquoi vis-tu ?, devrait-elle répondre elle ne dirait rien d’autre que : Je vis parce que je vis. Cela provient de ce que vie vit à partir de son fond propre et sourd de son fond propre ; la raison pourquoi elle vit sans pourquoi, c’est qu’elle vit pour elle-même. Qui maintenant interrogerait un homme véritable qui là opère à partir de son propre fond : Pourquoi opères-tu ton œuvre ?, devrait-il répondre de façon juste il ne dirait rien d’autre que : J’opère pour la raison que j’opère.


Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi38. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu »39. Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant.
Maintenant il est une question, si cette noble volonté s’écoule de telle sorte qu’elle ne puisse jamais faire retour ? Les maîtres disent communément qu’elle ne fait jamais retour pour autant qu’elle s’est écoulée avec le temps. Mais je dis : Lorsque cette volonté se détourne un instant d’elle-même et de tout le créé vers son origine première alors la volonté se tient dans sa juste libre manière et est libre, et dans cet instant tout le temps perdu se trouve réintégré40.