Textes

Maître Eckart
Sermon 5 a

In hoc apparuit charitas dei in nobis, Quoniam filium suum
Unigenitum misit deus in mundum Ut vivamus per eum.


Saint Jean dit: « En cela amour de Dieu nous est révélé qu’il a envoyé son Fils dans le monde, afin que nous vivions par lui »26 et avec lui. Et donc notre nature humaine est immensément exhaussée du fait que le Très-Haut est venu et a pris sur lui l’humanité.


Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon cœur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui27. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son œil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les œuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les œuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et [qu’elle] est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait.


Voici maintenant le second sens : « Il l’envoya dans le monde ». Or nous devons entendre [par là] le monde immense que contemplent les anges. Comment devons-nous être ? Nous devons, avec tout notre amour et tout notre désir, être là, comme le dit Saint Augustin : Ce que l’homme aime, il le devient dans l’amour. Devons-nous dire alors : lorsque l’homme aime Dieu, il devient Dieu ? Voilà qui sonne comme de l’incroyance. L’amour qu’un homme donne, là ils ne sont pas deux, plutôt un et union28, et dans l’amour je suis plus Dieu que je ne suis en moi-même. Le prophète dit : « J’ai dit, vous êtes des dieux et enfants du Très-Haut29. » Cela sonne de façon merveilleuse que l’homme que l’homme puisse ainsi devenir Dieu dans l’amour ; pourtant cela est vrai dans la vérité éternelle. Notre Seigneur Jésus Christ l’atteste.30 « Il l’envoya dans le monde ». Mundus, en une certaine acception, veut dire « pur »31. Notez- le ! Dieu n’a d’autre lieu propre qu’un cœur pur et une âme pure ; là Dieu engendre son Fils comme il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. Qu’est-ce qu’un cœur pur ? Est pur ce qui est séparé et détaché de toutes créatures, car toutes les créatures souillent, parce qu’elles sont néant ; car le néant est un défaut et souille l’âme. Toutes les créatures sont un pur néant ; ni anges ni créatures ne sont quelque chose. Elles ont tout en tout et souillent, car elles sont faites de néant32. Si je mettais un charbon incandescent dans ma main, cela me ferait mal. Voilà qui est seulement à cause du néant, et serions-nous dépris du néant, nous ne serions pas impurs.


Maintenant : « Nous vivons en lui » avec lui. Il n’est rien que l’on désire autant que la vie. Qu’est-ce que ma vie ? Ce qui, de l’intérieur, se trouve mû par lui-même. Cela ne vit pas qui se trouve mû de l’extérieur. Si donc nous vivons avec lui, il nous faut aussi coopérer de l’intérieur en lui, de sorte que nous n’opérions pas de l’extérieur ; mais nous devons nous trouver mus à partir de ce qui nous fait vivre, c’est-à-dire : par lui. Nous pouvons et il nous faut opérer à partir de ce qui nous est propre, de l’intérieur. Devons-nous alors vivre en lui ou par lui, il doit être ce qui est notre propre, et nous devons opérer à partir de ce qui nous est propre ; tout comme Dieu opère toutes choses à partir de ce qui lui est propre et par soi-même, ainsi devons-nous opérer à partir du propre qu’il est en nous. Il est tout à fait notre propre et toutes choses sont notre propre en lui. Tout ce que tous les anges et tous les saints ont ainsi que Notre Dame, ce m’[est] propre en lui et ce m’est pas plus étranger ni plus lointain que ce que j’ai moi-même. Toutes choses me sont également propres en lui ; et si nous devons en venir à ce propre du propre, en sorte que toutes choses soient notre propre, il nous faut le prendre de façon égale en toutes choses, pas plus en l’une qu’en l’autre, car il est de façon égale en toutes choses.


On trouve des gens qui goûtent bien Dieu selon un mode et non selon un autre, et veulent avoir Dieu uniquement selon un type de ferveur et non selon un autre. Je laisse passer, mais pour lui [Dieu ?] c’est totalement injuste. Qui veut prendre Dieu de façon juste doit le prendre de façon égale en toutes choses, dans l’âpreté comme dans le bien-être, dans les pleurs comme dans les joies, en tout il doit pour toi être égal. Si, n’ayant ni ferveur ni componction sans l’avoir mérité par des péchés mortels, alors que tu aurais volontiers ferveur et componction, tu t’imagines que tu n’as pas Dieu pour cette raison que tu n’as pas ferveur et componction, [et que] cela t’est souffrance, c’est cela même qui maintient est [pour toi] ferveur et componction. C’est pourquoi vous ne devez vous attachez à aucun mode, car Dieu n’est dans aucun mode, ni ceci ni cela. C’est pourquoi ceux qui là prennent Dieu de cette façon lui font injustice. Ils prennent le mode et non pas Dieu. C’est pourquoi retenez cette parole, que vous ayiez Dieu en vue et le recherchiez de façon limpide. Quelques soient les modes qui vous échoient, contentez-vous-en totalement. Car votre visée doit être limpidement Dieu, et rien d’autre Alors, quoi qui vous agrée ou ne vous agrée pas, cela est juste envers lui, et sachez qu’autrement cela est totalement injuste pour lui. Ils poussent Dieu sous un banc ceux qui tant de modes veulent avoir. Que ce soient pleurs ou soupirs, ou tant de choses de ce type, tout cela n’est pas Dieu. Si cela vous échoit prenez-le et soyez satisfaits ; si cela n’advient pas, soyez pourtant satisfaits, et prenez ce que Dieu veut vous donner en cet instant, et demeurez en tout temps en humble anéantissement et abjection, et il doit vous sembler en tout temps que vous êtes indignes de quelque bien que ce soit que Dieu pourrait vous faire s’il le voulait. Ainsi se trouve exposée la parole que saint Jean écrit : « En cela s’est trouvé révélé pour nous l’amour de Dieu » ; si nous étions ainsi, ce bien serait révélé en nous. Qu’il nous soit caché, il n’en est d’autre cause que nous. Nous sommes cause de tous nos obstacles. Garde-toi de toi- même, ainsi auras-tu fait bonne garde. Et y a-t-il des choses que nous ne voulons pas prendre, il nous a pourtant destinés à cela ; si nous ne les prenons pas, il nous faudra le regretter, et cela nous sera grandement reproché. Si nous ne parvenons pas là où ce bien se trouve pris, cela ne tient pas à lui, mais à nous.