Textes

Maître Eckart
Sermon 8


In occisione gladii mortui sunt.


On lit à propos des martyrs qu’« ils sont morts sous le glaive ». Notre Seigneur dit à ses disciples : « Bienheureux êtes-vous lorsque vous souffrez quelque chose pour mon nom. »


Maintenant il dit : « Ils sont morts ». En premier lieu, qu’ils sont morts veut dire que tout ce que l’on pâtit dans ce monde et dans ce corps, cela à une fin. Saint Augustin dit : Toute peine et labeurs, cela a une fin, mais la récompense que Dieu donne pour cela est éternelle. En second lieu, que nous devons considérer que toute cette vie est mortelle, que nous ne devons pas craindre toute peine et tous les labeurs qui nous reviennent, car cela a une fin. En troisième lieu, que nous nous tenions comme si nous étions morts, que ne nous touche ni joie ni souffrance. Un maître dit : Rien ne peut toucher le ciel, et il veut dire que l’homme est un homme céleste pour qui toutes choses ne sont pas de telle importance qu’elles puissent le toucher. Un maître dit : Puisque toutes créatures sont si misérables, d’où vient donc qu’elle détournent l’homme si facilement de Dieu ; l’âme n’est-elle pas pourtant, dans ce qu’elle a de plis misérable, meilleure que le ciel et toutes créatures ? Il dit : cela vient de ce qu’il prête peu d’attention à Dieu. L’homme prêterait-il attention à Dieu comme il devrait qu’il serait presque impossible que jamais il tombe. Et c’est là un bon enseignement, que l’homme se tienne en ce monde comme s’il était mort. Saint Grégoire dit que de Dieu personne ne peut posséder beaucoup à moins que d’être fondamentalement mort à ce monde.

Le quatrième enseignement est le meilleur. Il dit qu’ils sont morts. La mort leur donne un être. Un maître dit : La nature ne détruit rien qu’elle ne donne quelque chose de meilleur. Lorsque l’air devient feu, cela est meilleur ; mais lorsque l’air devient eau, cela est un dommage et [cela] se fourvoie. Puisque la nature fait cela, plus encore Dieu le fait-il : il ne détruit jamais qu’il ne donne quelque chose de meilleur. Les martyrs sont morts et ont perdu une vie et ont reçu un être. Un maître dit que le plus noble est être et vie et connaissance. Connaissance est plus élevée que vie ou être, car de ce qu’elle connaît elle a vie et être. Mais d’autre part, vie est plus noble qu’être ou connaissance, au sens où l’arbre vit ; alors que la pierre a un être. Maintenant prenons à nouveau l’être nu et limpide, tel qu’il est en lui-même ; alors l’être est plus élevé que connaissance ou vie, car de ce qu’il a être il a connaissance et vie49. Ils ont perdu une vie et ont trouvé un être. Un maître dit que rien n’est plus égal à Dieu que être ; dans la mesure où quelque chose a être, dans cette mesure, il est égal a Dieu. Un maître dit : Etre est si limpide et si élevé que tout ce que Dieu est est un être. Dieu ne connaît rien que seulemement être, il ne sait rien que être, être est son anneau50. Dieu n’aime rien que son être, il ne pense rien que son être. Je dis : Toutes les créatures sont un [seul] être. Un maître dit que certaines créatures sont si proches de Dieu et ont imprimée dans elles tant de lumière divine qu’aux autres créatures elles donnent l’être. Ce n’est pas vrai, car être est si élevé et si limpide et si apparenté à Dieu que personne ne peut donner être que Dieu seul dans lui-même. Le propre de Dieu est être. Un maître dit : Une créature peut bien donner vie à l’autre. C’est pourquoi c’est seulement dans l’être que réside tout ce qui est quelque chose. Etre est un nom premier. Tout ce qui est caduque est un déchet de l’être. Toute notre vie devrait être un être. Autant notre vie est un être, autant elle est en Dieu. Autant notre vie est enclose dans l’être, autant elle est apparentée à Dieu. Il n’est vie si faible que, à celui qui la prend en tant qu’elle est un être, elle ne soit plus noble que tout ce qui jamais acquit vie. J’en suis certain, une âme connaîtrait-elle la moindre chose qui ait être qu’elle ne s’en détournerait jamais un instant. Le plus misérable que l’on connaît en Dieu, celui qui ne connaîtrait ne fût-ce qu’une fleur, en tant qu’elle a un être en Dieu, cela serait plus noble que le monde entier. Le plus misérable qui est en Dieu, en tant qu’il est un être, cela est meilleur que de connaître un ange.

L’ange, s’il se tournait vers les créatures pour les connaître, il ferait nuit. Saint Augustin dit : Lorsque les anges connaissent les créatures sans Dieu, c’est une lumière vespérale ; mais lorsqu’ils connaissent les créatures en Dieu, c’est une lumière matutinale. Qu’ils connaissent Dieu tel que seul il est en lui-même être, c’est le midi lumineux. Je dis : C’est cela que l’homme devrait comprendre et connaître, que l’être est si noble. Il n’est aucune créature si misérable qu’elle ne désire l’être. Les chenilles, lorsqu’elles tombent des arbres, rampent le long du mur pour conserver leur être. Si noble est l’être. Nous exaltons en Dieu le mourir, pour qu’il nous mette dans un être qui est meilleur qu’une vie : un être ou notre vie vive à l’intérieur, où notre vie devienne un être. L’homme doit se livrer volontiers à la mort et mourir pour que lui advienne un être meilleur.

Je dis parfois qu’un bois est plus noble que l’or ; c’est tout à fait étonnant. Une pierre est plus noble en tant qu’elle a un être, que Dieu et sa déité sans être, si on pouvait lui retirer l’être. Il faut que ce soit une vie tout à fait puissante dans quoi les choses mortes deviennent vivantes, dans quoi la mort même devient une vie. Pour Dieu rien ne meurt : toutes choses vivent en lui. « Ils sont morts », dit l’Ecriture à propos des martyrs, et ils sont transportés dans une vie éternelle, dans la vie où la vie est un être. Il faut être mort fondamentalement pour que ne nous touche ni plaisir ni douleur. Ce que l’on doit connaître, il faut le connaître dans sa cause. Jamais on ne peut bien connaître une chose en elle-même si on ne la connaît pas dans sa cause. Jamais il ne peut y avoir connaissance si on ne connaît [une chose] dans sa cause manifeste. La vie ne peut donc jamais se trouver accomplie si elle ne se trouve amenée à sa cause manifeste, là où la vie est un être qui accueille l’âme lorsqu’elle meurt jusque dans son fond, pour que nous vivions dans la vie où la vie est un être. Ce qui nous empêche ici-bas d’y être de façon permanente, un maître le prouve et dit : Cela provient de ce que nous touchons le temps. Ce qui touche le temps est mortel. Un maître dit : La course du ciel est éternelle51 ; c’est bien vrai que de là vient le temps, [mais] cela se fait dans une retombée. Dans sa course il [= le ciel] est éternel ; il ne sait rien du temps, et signifie que l’âme est transportée dans un être limpide52. En second lieu, [cela provient] de ce que cet état de chose53 porte en lui une opposition. Qu’est-ce que l’opposition ? Plaisir et douleur, blanc et noir, voilà qui possède opposition, et celle-ci ne demeure pas dans l’être. Un maître dit : L’âme est donnée au corps pour qu’elle se trouve purifiée54. L’âme, lorsqu’elle est séparée du corps, n’a ni intellect ni volonté : elle est un, elle ne pourrait disposer de cette puissance par quoi elle pourrait se tourner vers Dieu ; elle l’a certes en son fond, comme dans ses racines et non pas dans l’œuvre. L’âme se trouve purifiée dans le corps pour qu’elle rassemble ce qui est dispersé et porté vers l’extérieur. Ce que les cinq sens portent vers l’extérieur, que cela revienne à nouveau dans l’âme, elle possède alors une puissance où tout cela devient un. En second lieu, elle se trouve purifiée dans l’exercice des vertus, c’est-à-dire lorsque l’âme s’élève vers une vie qui est unifiée. En cela réside la limpidité de l’âme qu’elle est purifiée d’une vie qui est partagée, et entre dans une vie qui est unifiée. Tout ce qui est partagé dans les choses inférieures, cela se trouve unifié lorsque l’âme s’élève vers une vie où il n’est pas d’opposition. Lorsque l’âme parvient à la lumière de l’intellect, alors elle ne sait rien de l’opposition. Ce qui déchoit de cette lumière, cela tombe dans la mortalité et meurt. En troisième lieu, la limpidité de l’âme est qu’elle n’est inclinée à rien. Ce qui est inclinée à quelque chose d’autre, cela meurt et ne peut subsister.

Nous prions Dieu, notre aimable Seigneur, qu’il nous aide à partir d’une vie qui est partagée vers une vie qui est unifiée. Qu’à cela Dieu nous aide. Amen.