Textes

Cioran
Syllogisme de l'amertume


Atrophie du verbe.

Rater sa vie, c'est accéder à la poésie – sans le support du talent.

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Seuls les esprits superficiels abordent une idée avec délicatesse.

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Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain.

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Mystère, - mot dont nous nous servons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux.

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L'Esprit est le grand profiteur des défaites de la chair. Il s'enrichit à ses dépens, la saccage, exulte à ses misères; il vit de banditisme. - La civilisation doit sa fortune aux exploits d'un brigand.

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Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie.

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Presque toutes les oeuvres sont faites avec des éclairs d'imitation, avec des frissons appris et des extases pillées.

L'escroc du Gouffre.

Nos flottements portent la marque de notre probité; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonnêteté d'un penseur se reconnaît à la somme d'idées précises qu'il avance.

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Technique que nous pratiquons à nos dépens, la psychanalyse dégrade nos risques, nos dangers, nos gouffres; elle nous dépouille de nos impuretés, de tout ce qui nous rendait curieux de nous-mêmes.

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La pensée qui s'affranchit de tout parti pris se désagrège, et imite l'incohérence et l'éparpillement des choses qu'elle veut saisir. Avec des idées « fluides », on s'étend sur la réalité, on l'épouse; on ne l'explique pas. Ainsi, on paye cher le « système » dont on n'a pas voulu.

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Vers une sagesse végétale : j'abjurerais toutes mes terreurs pour le sourire d'un arbre...

Temps et anémie.

La pâleur nous montre jusqu'où le corps peut comprendre l'âme.

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Avec tes veines chargées de nuits, tu n'as pas plus ta place parmi les hommes qu'une épitaphe au milieu d'un cirque.

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Je ne suis moi-même qu'au-dessus ou au-dessous de moi, dans la rage ou l'abattement ; à mon niveau habituel, j'ignore que j'existe.

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On ne lie partie avec la vie que lorsqu'on dit – de tout coeur – une banalité.

Occident.

Notre époque sera marquée par le romantisme des apatrides. Déjà se forme l'image d'un univers où plus personne n'aura droit de cité.
Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur.

Le cirque de la solitude.

Pour peu qu'un animal se détraque, il commence à ressembler à l'homme. Regardez un chien furieux ou aboulique : on dirait qu'il attend son romancier ou son poète.

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Qui n'a pas contredit ses instincts, qui ne s'est pas imposé une longue période d'ascèse sexuelle, ou n'a point connu les dépravations de l'abstinence, sera fermé au langage du crime comme à celui de l'extase : il ne comprendra jamais les obsessions du marquis de Sade ni celles de saint Jean de la Croix.

Religion.

Hors la matière, tout est musique : Dieu même n'est qu'une hallucination sonore.

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Comme tout iconoclaste, j'ai brisé mes idoles pour sacrifier à leurs débris.

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La Création fut le premier acte de sabotage.

Vitalité de l'amour.

L'art d'aimer ? C'est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone.

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Commencer en poète et finir en gynécologue ! De toutes les conditions, la moins enviable est celle d'amant.

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Si les impuissants savaient combien la nature fut maternelle pour eux, ils béniraient le sommeil des glandes et le vanteraient aux coins des rues.

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Deux voies s'ouvrent à l'homme et à la femme : la férocité ou l'indifférence. Tout nous indique qu'ils prendront la seconde voie, qu'il n'y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu'ils continueront à s'éloigner l'un de l'autre, que la pédérastie et l'onanisme, proposés par les écoles et les temples, gagneront les foules, qu'un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procédés scientifiques suppléeront au rendement du spasme et à la malédiction du couple.

Sur la musique.

La musique est le refuge des âmes ulcérées par le bonheur.

Vertige de l'histoire.

La liberté est le bien suprême pour ceux-là seuls qu'anime la volonté d'être hérétiques.

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Quelques générations encore, et le rire, réservé aux initiés, sera aussi impraticable que l'extase.

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(...) Les sociétés se consolident dans le danger et s'atrophient dans la neutralité. Là où sévissent la paix, l'hygiène et le confort, les psychoses se multiplient.
... Je viens d'un pays qui, pour n'avoir pas connu le bonheur, n'a produit qu'un seul psychanalyste.

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La « libération » de l'homme ? - Elle viendra le jour où, débarrassé de son pli finaliste, il aura compris l'accident de son apparition et la gratuité de ses épreuves, où chacun se trémoussera en supplicié sautillant et docte, et où, pour la populace elle-même, la « vie » sera réduite à ses justes proportions, à une hypothèse de travail.

Aux sources du vide.

Vous n'agissez pas, cependant vous ressentez la fièvre des hauts faits; sans ennemi, vous menez un combat épuisant... C'est la tension gratuite de la névrose et qui donnerait même à un épicier des frissons de général battu.

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L'instant où nous croyons avoir tout compris nous prête l'apparence d'un assassin.

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J'assiste, terrifié, à la diminution de ma haine des hommes, au relâchement du dernier lien qui m'unissait à eux.

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N'atteignent à la folie que les bavards et les taciturnes : ceux qui se sont vidés de tout mystère et ceux qui en ont trop emmagasiné.