Textes

Cioran
Sur les cimes du désespoir

 

 

 


LE LYRISME ABSOLU.

 

Je voudrais exploser, couler, me décomposer, que ma destruction soit mon œuvre, ma création, mon inspiration ; m’accomplir dans l’anéantissement, m’élever, dans un élan démentiel, au-delà des confins, et que ma mort soit mon triomphe. Je voudrais me fondre dans le monde et que le monde se fonde en moi, que nous accouchions, dans notre délire, d’un rêve apocalyptique, étrange comme une vision de la fin et magnifique tel un grand crépuscule. Que naissent, du tissu de notre rêve, des splendeurs énigmatiques et des ombres conquérantes, qu’un incendie total engloutisse le monde et que ses flammes provoquent des voluptés crépusculaires, aussi compliquées que la mort et fascinante comme le néant. Il faut des tensions démentielles pour que le lyrisme atteigne son expression suprême. Le lyrisme absolu est celui des derniers instants. L’expression s’y confond avec la réalité, devient tout, devient une hypostase de l’être. Non plus objectivation partielle, mineure et non révélatrice, mais partie intégrante de vous-même. Désormais ne comptent pas seulement la sensibilité ou l’intelligence, mai aussi l’être, le corps tout entier, toute votre vie avec son rythme et ses pulsations. Le lyrisme total n’est rien d’autre que le destin porté au degré suprême de la connaissance de soi. Chacune de ses expressions est un morceau de vous-même. Aussi ne le retrouve-t-on que dans les moments essentiels, où les états exprimés se consument en même temps que l’expression elle-même, comme le sentiment de l’agonie et le phénomène complexe du mourir. L’acte et la réalité coïncident : le premier n’est plus une manifestation de la seconde, mais bien celle-ci même. Le lyrisme comme penchant vers l’auto-objectivation se situe au-delà de la poésie, du sentimentalisme… Il se rapproche davantage d’une métaphysique du destin, dans la mesure où s’y retrouvent une actualité totale de la vie et le contenu le plus profond de l’être en quête de conclusion. En règle générale, le lyrisme absolu tend à tout résoudre dans le sens de la mort. Car tout ce qui est capital a trait à la mort. […]