Textes

E.M. CIORAN,
La chute dans le temps, 1964

 

Si, parmi les facteurs de stérilité, la sagesse vient en tête, c'est parce qu'elle s'emploie à nous réconcilier avec le monde et avec nous-mêmes; elle est le plus grand malheur qui puisse s'abattre sur nos ambitions et nos talents, elle les assagit, autant dire qu'elle les tue. [...] Avons-nous attenté à nos désirs, brimé et étouffé nos attaches et nos passions ? Nous maudirons ceux qui nous y ont encouragé, en premier lieu le sage en nous, notre plus redoutable ennemi, coupable de nous avoir guéri de tout sans nous avoir ôté le regret de rien. Le désarroi est sans limite de celui qui soupire après ses emballements d'autrefois et qui, inconsolé d'en avoir triomphé, se voit succomber au poison de la quiétude. [...]


Avancer dans le détachement, c'est nous priver de toutes nos raisons d'agir, c'est, en perdant le bénéfice de nos défauts et de nos vices, sombrer dans cet état qui a nom cafard - absence consécutive à l'évanouissement de nos appétits, anxiété dégénérée en indifférence, engouffrement dans la neutralité. Nous sommes au cœur de l'indifférencié, de l'Un, morne et sans faille, où, à la place de l'illusion, s'étale une illumination prostrée, dans laquelle tout nous est révélé, mais cette révélation nous est si contraire que nous ne songeons qu'à l'oublier. Avec ce qu'il sait, avec ce qu'il connaît, nul ne peut aller de l'avant, l'homme de cafard moins que personne; il vit au milieu d'une lourde irréalité : la non-existence des choses lui pèse. Pour s'accomplir, pour respirer seulement, il lui faudra s'affranchir de sa science. C'est ainsi qu'il conçoit le salut par le non-savoir. Il n'y accédera qu'en s'acharnant contre l'esprit de désintéressement et d'objectivité. Un jugement « subjectif », partial, mal fondé constitue une source de dynamisme : au niveau de l'acte, le faux seul est chargé de réalité - mais quand nous sommes condamnés à une vue exacte de nous-mêmes et du monde, à quoi adhérer, et sur quoi se prononcer encore ? Il y avait un fou en nous; le sage l'en a chassé. Avec lui s'en est allé ce que nous possédions de plus précieux, ce qui nous faisait accepter les apparence sans avoir à pratiquer à tout bout de champ cette discrimination entre le réel et l'illusoire. Il donnait du piquant à l'existence, il était l'existence. Maintenant, nul intérêt, nul point d'appui. Le véritable vertige, c'est l'absence de la folie. [...]


Tout ce qui chatoie à la surface du monde, tout ce qu'on y qualifie d'intéressant, est fruit d'ivresse et d'ignorance. A peine sommes-nous dégrisés, que nous ne distinguons partout que ressassement et désolation. La Vie elle-même y est exposée dès qu'elle ralentit son allure et que se calme la frénésie qui la soutient et l'anime. Qu'est-elle, en dernier ressort, sinon un phénomène de rage ? Rage bénie, à laquelle il importe de se livrer. Dès qu'elle nous saisit, nos impulsions inassouvies se réveillent : plus elles furent réfrénées, plus elles se déchaînent. Malgré ses côtés affligeants, le spectacle que nous offrons alors prouve que nous réintégrons notre vraie condition, notre nature, fût-elle méprisable et même odieuse. Il vaut mieux être abject sans effort que « noble » par imitation ou persuasion. Un vice inné étant préférable à une vertu acquise, on ressent nécessairement de la gêne devant ceux qui ne s'acceptent pas, devant le moine, le prophète, le philanthrope, l'avare qui s'astreint à la dépense, l'ambitieux à la résignation, l'arrogant à la prévenance, devant tous ceux qui se surveillent, sans en excepter le sage, l'homme qui se contrôle et se contraint, et n'est jamais lui-même. [...]


Il n'est pas de livre édifiant ni même cynique où l'on n'insiste sur les méfaits de la colère, cette performance, cette gloire de la rage. Quand le sang afflue au cerveau et que nous commençons à trembler, en un instant. s'annule l'effet de jours et de jours de méditation. Rien de plus ridicule et de plus dégradant qu'un tel accès, inévitablement disproportionné à la cause qui l'a déclenché; cependant l'accès passé, nous en oublions le prétexte, tandis qu'une fureur rentrée nous travaille jusqu'à notre dernier soupir. Pénible autant que nécessaire, la colère nous empêche de tomber en proie à des obsessions et nous épargne le risque de complications sérieuses : c'est une crise de démence qui nous préserve de la démence. Tant que nous pouvons compter sur elle, sur son apparition régulière, notre équilibre est assuré, de même que notre honte. Dans la colère, on se sent vivre; comme malheureusement elle ne dure pas longtemps, il faut se résigner à ses sous-produits, qui vont de la médisance à la calomnie, et qui, de toute façon, offrent plus de ressources que le mépris, trop débile, trop abstrait, sans chaleur ni souffle, et inapte à procurer le moindre bien-être; quand on s'en détourne, on découvre avec émerveillement la volupté qu'il y a à noircir les autres. On est enfin de plain-pied avec eux, on lutte, on n'est plus seul. L'homme étant un animal fielleux, toute opinion qu'il émet sur ses semblables participe du dénigrement. Non qu'il ne puisse en dire du bien; mais il y éprouve une sensation de plaisir et de force sensiblement moindre que lorsqu'il en dit du mal. S'il les rabaisse et les exécute, ce n'est donc pas tant pour leur nuire, que pour sauvegarder ses restes de colère, ses restes de vitalité, pour échapper aux effets débilitants qu'entraîne une longue pratique du mépris.


Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie; elle sert autant, sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente vivement. Elle lui donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses idées qu'à se muscles : elle l'incite à haïr; or la haine n'est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l'être. Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher toutes les occasions où il est obligé de haïr; la calomnie étant la meilleure, s'en estimer victime, c'est user d'une expression impropre, c'est méconnaître les avantages qu'on en peut retirer. Le mal qu'on dit de nous, comme le mal qu'on nous fait, ne vaut que s'il nous blesse, s'il nous fouette et nous réveille. Avons-nous la malchance d'y être insensibles ? Nous tombons dans un état d'invulnérabilité désastreux, nous perdons les privilèges inhérents aux coups des hommes. Ceux qui cèdent à leurs émotions ou à leurs caprices, ceux qui s'emportent à longueur de journée sont à l'abri de troubles graves. (La psychanalyse ne compte qu'auprès des Anglo-Saxons et des Scandinaves, qui ont le malheur d'avoir de la tenue; elle n'intrigue guère les peuples latins.) Pour être normaux, pour nous conserver en bonne santé, nous ne devrions pas nous modeler sur le sage mais sur l'enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. Quoi de plus lamentable que de le vouloir et de ne pas l'oser ? Pour avoir désappris les larmes, nous sommes sans ressources. Dans l'Antiquité, on pleurait; de même au Moyen Age ou pendant le Grand Siècle (le roi s'y entendait bien, à en croire Saint-Simon). Depuis, l'intermède romantique mis à part, on a jeté le discrédit sur l'un des remèdes les plus efficaces que l'homme ait jamais possédés. S'agit-il d'une défaveur passagère ou d'une nouvelle conception de l'honneur ? Ce qui paraît sûr, c'est que toute une partie des infirmités qui nous harcèlent, tous ces maux diffus, insidieux, indépistables, viennent de l'obligation où nous sommes de ne pas extérioriser nos fureurs ou nos afflictions. Et de ne pas nous laisser aller à nos plus anciens instincts.


[...] Nous devrions avoir la faculté de hurler un quart d'heure par jour au moins ; il faudrait même que l'on créât à cette fin des hurloirs. « La parole, objectera-t-on, n'allège-t-elle pas suffisamment ? Pourquoi revenir à des usages si révolus ? » Conventionnelle par définition, étrangère à nos exigences impérieuses, la parole est vide, exténuée, sans contact avec nos profondeurs : il n'en est aucune qui en émane ni qui y descende. Si, au début, au moment où elle fit son apparition, elle pouvait servir, il en va différemment aujourd'hui : pas une seule, même pas celles qui furent transfigurées en jurons, ne contient la moindre vertu tonique. Elle se survit : longue et pitoyable désuétude. Le principe d'anémie qu'elle recèle, nous continuons néanmoins à en subir l'influence nocive. Mode d'expression du sang, le hurlement, en revanche, nous soulève, nous fortifie, et quelquefois nous guérit. Quand nous avons le bonheur de nous y adonner, nous nous sentons d'emblée à proximité de nos lointains ancêtres, qui devaient dans leurs cavernes rugir sans cesse, tous, y compris ceux qui en barbouillaient les parois. A l'antipode de ces temps heureux, nous sommes réduits à vivre dans une société si mal organisée que l'unique endroit où l'on puisse hurler impunément est l'asile d'aliénés. Ainsi nous est défendue la seule méthode que nous ayons de nous débarrasser de l'horreur des autres et de l'horreur de nous-mêmes. S'il y avait du moins des livres de consolation ! Il en existe très peu, pour la raison qu'il n'y a pas de consolation et ne saurait y en avoir, tant qu'on ne secoue pas les chaînes de la lucidité et de la décence. L'homme qui se contient, qui se domine en toute rencontre, l'homme « distingué » en somme est virtuellement un détraqué. Il en est de même de quiconque « souffre en silence ». Si nous tenons à un minimum d'équilibre, remettons-nous au cri, ne perdons aucune occasion de nous y jeter et d'en proclamer l'urgence. La rage nous y aidera d'ailleurs, elle qui procède du fond même de la vie.