Textes

Cioran La chute dans le temps
( p. 1104, 1105, 1106 ), Gallimard, 1995.

 

Toute affirmation et, à plus forte raison, toute croyance procède d'un fond barbare que la plupart, que la quasi totalité des hommes ont le bonheur de conserver, et que seul le sceptique - encore une fois, le véritable, le conséquent - a perdu ou liquidé, au point que de n'en garder que de vagues restes, trop faibles pour influer sur son comportement ou sur la conduite de ses idées. Aussi bien il existe des sceptiques isolés à chaque époque, le scepticisme comme phénomène historique, ne se rencontre-t-il qu'aux moments où une civilisation n'a plus d' "âme", dans le sens que Platon donne au mot : "ce qui se meut de soi-même". En l'absence de tout principe de mouvement, comment aurait-elle un présent, comment surtout un avenir ? Et de même que le sceptique, au bout de son travail de sape, en était à une déroute pareille à celle qu'il avait réservé aux certitudes, de même une civilisation après avoir miné ses valeurs, s'affaisse avec elle et tombe dans une déliquescence où la barbarie apparaît comme l'unique remède, ainsi qu'en témoigne l'apostrophe lancé par flavien aux romains au début du Ve siècle : "Il n'y a pas chez vous une ville qui soit pure, si ce n'est que celles où habitent les barbares." -- En l'occurrence, il s'agissait peut-être moins de licence que de désarroi. La licence, la débauche même, sied bien à une civilisation, ou tout au moins elle s'en accommode. Mais le désarroi, quand il s'étend, elle le redoute et se tourne vers ceux qui y échappent, qui en sont indemnes. Et c'est alors que le barbare commence à séduire, à fasciner les esprits délicats, les esprits tiraillés qui l'envient et l'admirent quelquefois ouvertement, le plus souvent en cachette, et souhaitent, sans se l'avouer toujours, en devenir les esclaves. Qu'ils le craignent aussi, c'est indéniable ; mais cette crainte, nullement salutaire, contribue au contraire à leur assujettissement futur, elle les affaiblit, les paralyse et les enfonce plus avant dans leurs scrupules et leurs impasses. Dans leur cas, l'abdication, qui est leur seule issue, entraîne moins le suspension du jugement que celle de la volonté, non pas tant la déconfiture de la raison que celle des organes. A ce stade le scepticisme est inséparable d'une infirmité physiologique. La constitution robuste le refuse et s'en écarte ; une organisation débile y cède et s'y précipite. Voudra-t-elle ensuite s'en défaire ? Comme elle n'y réussira guère par ses propres moyens, elle demandera le concours du barbare dont c'est le rôle, non de résoudre, mais de supprimer les problèmes et, avec eux, la conscience suraiguë qui y est inhérente et qui harasse le faible, alors même qu'il a renoncé à toute activité spéculative. C'est qu'en cette conscience se perpétue un besoin maladif, irrépressible, antérieur à toute perplexité théorique, le besoin qu'a le débile de se multiplier dans le déchirement, la souffrance et la frustration, d'être cruel, non point envers autrui, mais envers soi. La raison, au lieu de s'en servir pour s'apaiser, il en fait un instrument d'autotorture : elle lui fournit des arguments contre lui-même, elle justifie sa volonté de culbute, elle le flatte, elle s'épuise à lui rendre l'existence intolérable. Et c'est encore contre soi qu'il presse son ennemi de venir le délivrer de son dernier tourment.

Le phénomène barbare, qui survient inéluctablement à certains tournants historiques, est peut-être un mal, mais un mal nécessaire ; au surplus, les méthodes dont on userait pour le combattre en précipiteraient l'avènement, puisque, pour être efficace, il faudrait qu'elles fussent féroces : ce à quoi une civilisation ne veut se prêter ; le voulu-t-elle qu'elle n'y parviendrait pas, faute de vigueur. Le mieux pour elle une fois déclinante est de ramper devant le barbare ; elle n'y répugne d'ailleurs aucunement, elle sait trop bien qu'il représente, qu'il incarne déjà l'avenir. L'empire envahi, les lettrés ( que l'on songe aux Sidoine Apollinaire, aux Ennodius, aux Cassiodore ) devinrent tout naturellement les panégyristes de rois goths. Le reste, la grande masse des vaincus, se réfugièrent dans l'administration ou dans l'agriculture, car ils étaient trop avachis pour qu'on leur permît la carrière des armes. Convertis au christianisme par lassitude, ils furent incapables d'en assurer seuls le triomphe : les conquérants les y aidèrent. Une religion n'est rien par elle-même ; son sort dépend de ceux qui l'adoptent. Les nouveaux dieux exigent des hommes nouveaux, susceptibles, en toute occasion, de se prononcer et d'opter, de dire carrément oui ou non, au lieu de s'empêtrer dans des ergotages ou de s'anémier par l'abus de la nuance. Comme les vertus des barbares consistent précisément dans la force de prendre parti, d'affirmer ou de nier, elles seront toujours célébrées par les époques finissantes. La nostalgie de la barbarie et le dernier mot d'une civilisation ; elle l'est par là même du scepticisme ?

A l'expiration d'un cycle, à quoi en effet peut rêver un esprit revenu de tout, sinon de la chance qu'ont les brutes de miser sur le possible et de s'y vautrer ? Inapte à défendre des doutes qu'il ne pratique plus ou à souscrire à des dogmes naissants qu'il méprise, il applaudit, suprême désistement de l'intellect, aux démonstrations irréfutables de l'instinct : Grec, il plie devant le Romain, lequel à son tour pliera devant le Germain, selon un rythme inexorable, une loi que l'histoire s'empresse d'illustrer, aujourd'hui encore plus qu'au début de notre ère. Le combat est inégal entre les peuples qui discutent et les peuples qui se taisent, d'autant plus que les premiers, ayant usé leur vitalité en arguties, se sentent attirés par la rudesse et le silence des derniers. Si cela est vrai d'une collectivité, que dire d'un individu, singulièrement du sceptique ? Aussi, point ne faut s'étonner de le voir lui professionnel de la subtilité, au sein de l'ultime solitude où il est parvenu, s'ériger en ami et en complice des hordes.

Oeuvres,