Textes

Cioran
La chute dans le temps

 

TOMBER DU TEMPS ...


J'ai beau m'agripper aux instants, les instants se dérobent : il n'en est aucun qui ne me soit hostile, qui ne me récuse, et ne me signifie son refus de se commettre avec moi. Tous inabordables, ils proclament l'un après l'autre mon isolement et ma défaite.

Nous ne pouvons agir que si nous nous sentons portés et protégés par eux. Quand ils nous délaissent, nous manquons du ressort indispensable à la production d'un acte, qu'il soit capital ou quelconque. Démunis, sans assise nulle part, nous affrontons alors un malheur inusité : celui de n'avoir pas droit au temps.


J'entasse du révolu, ne cesse d'en fabriquer et d'y précipiter le présent, sans lui donner le loisir d'épuiser sa propre durée. Vivre, c'est subir la magie du possible; mais lorsqu'on perçoit dans le possible même du révolu à venir, tout devient virtuellement passé, et il n'y a plus de présent ni de futur. Ce que je distingue dans chaque instant, c'est son essoufflement et son râle, et non la transition vers un autre instant. J'élabore du temps mort, je me vautre dans l'asphyxie du devenir.


Les autres tombent dans le temps; je suis, moi, tombé du temps. À l'éternité qui s'érigeait au- dessus de lui succède cette autre qui se place au-dessous, zone stérile où l'on n'éprouve plus qu'un seul désir : réintégrer le temps, s'y élever coûte que coûte, s'en approprier une parcelle pour s'y installer, pour se donner l'illusion d'un chez-soi. Mais le temps est clos, mais le temps est hors d'atteinte : et c'est de l'impossibilité d'y pénétrer qu'est faite cette éternité négative, cette mauvaise éternité.


Le temps s'est retiré de mon sang; ils se soutenaient l'un l'autre et coulaient de concert; maintenant qu'ils sont figés, faut-il s'étonner que plus rien ne devienne ? Eux seuls, s'ils se remettaient en marche, pourraient me reclasser parmi les vivants et me désencombrer de cette sous- éternité où je croupis. Mais il ne veulent ni ne peuvent. On a dû leur jeter un sort : ils ne bougeront plus, ils sont de glace. Aucun instant à même de s'insinuer dans mes veines. Un sang polaire pour des siècles!

Tout ce qui respire, tout ce qui a couleur d'être, s'évanouit dans l'immémorial. Ai-je vraiment goûté autrefois à la sève des choses? Quelle en était la saveur? Elle m'est à présent inaccessible — et insipide. Satiété par défaut.


Si je ne sens pas le temps, si j'en suis plus éloigné que personne, je le connais en revanche, je l'observe sans cesse : il occupe le centre de ma conscience. Celui même qui en est l'auteur, comment croire qu'il l'ait pensé et qu'il y ait songé autant? Dieu, s'il est exact qu'il l'ait crée, ne saurait le connaître en profondeur, parce qu'il n'entre pas dans ses habitudes d'en faire l'objet de ses ruminations. Mais moi, telle est ma conviction, je fus évincé du temps à seule fin d'en former la matière de mes hantises. Au vrai, je me confonds avec la nostalgie qu'il m'inspire.

À supposer que j'aie vécu jadis en lui, quel était-il et par quel moyen m'en représenter la nature? L'époque où il m'était familier m'est étrangère, a déserté ma mémoire, n'appartient plus à ma vie. Et je crois même qu'il me serait plus aisé de prendre pied dans la véritable éternité que de me réinstaller en lui. Pitié pour celui qui fut dans le Temps et qui ne pourra plus jamais y être!

(Déchéance sans nom : comment ai-je pu m'enticher du temps, alors que j'ai toujours conçu mon salut en dehors de lui, comme j'ai toujours vécu avec la certitude qu'il était sur le point d'user ses dernières réserves et que, rongé du dedans, atteint dans son essence, il manquait de durée?)


À nous asseoir au bord des instants pour en contempler le passage, nous finissons par ne plus y démêler qu'une succession sans contenu, temps qui a perdu sa substance, temps abstrait, variété de

notre vide. Encore un coup, et, d'abstraction en abstraction, il s'amenuise par notre faute et se dissout en temporalité, en ombre de lui-même. Il nous revient maintenant de lui redonner vie et d'adopter à son égard une attitude nette, dépourvue d'ambiguïté. Comment y parvenir, quand il inspire des sentiments irréconciliables, un paroxysme de répulsion et de fascination?

Les façons équivoques du temps se retrouvent chez tous ceux qui en font leur préoccupation majeure, et qui, tournant le dos à ce qu'il contient de positif, se pencheront sur ses côtés douteux, sur la confusion qu'il réalise en lui entre l'être et le non-être, sur son sans-gêne et sa versatilité, sur ses apparences louches, son double jeu, son insincérité foncière. Un faux jeton à l'échelle métaphysique. Plus on l'examine, plus on l'assimile à un personnage, qu'on ne cesse de suspecter et qu'on aimerait démasquer. Et dont on finit par subir l'ascendant et l'attrait. De là à l'idolâtrie et à l'esclavage, il n'y a qu'un pas.


J'ai trop désiré le temps pour ne pas en fausser la nature, je l'ai isolé du monde, en ai fait une réalité indépendante de toute autre réalité, un univers solitaire, un succédané d'absolu : singulière opération qui le disjoint de tout ce qu'il suppose et de tout ce qu'il entraîne, métamorphose du figurant en protagoniste, promotion abusive et inévitable. Qu'il ait réussi à m'obnubiler, je ne saurais le nier. Il n'en demeure pas moins qu'il n'a pas prévu qu'un jour je passerais à son égard de l'obsession à la lucidité; avec tout ce que cela implique de menace pour lui.

Il est ainsi constitué qu'il ne résiste pas à l'insistance que l'esprit met à le sonder. Son épaisseur y disparaît, sa trame s'effiloche, et il n'en reste que des lambeaux dont l'analyste doit se contenter. C'est qu'il n'est pas fait pour être connu, mais vécu; le scruter, le fouiller, c'est l'avilir, c'est le transformer en objet. Qui s'y applique en viendra à traiter de la sorte son propre moi. Toute forme d'analyse étant une profanation, il est indécent de s'y adonner. À mesure que, pour les remuer, nous descendons dans nos secrets, nous passons de l'embarras au malaise et du malaise à l'horreur. La connaissance de soi se paye toujours trop cher. Comme d'ailleurs la connaissance tout court. Quand l'homme en aura atteint le fond, il ne daignera plus vivre. Dans un univers expliqué, rien n'aurait encore un sens, si ce n'est la folie. Une chose dont on a fait le tour cesse de compter. De même, avons-nous pénétré quelqu'un? Le mieux pour lui est de disparaître. C'est moins par réaction de défense que par pudeur, par désir de cacher leur irréalité, que les vivants portent tous un masque. Le leur arracher, c'est les perdre et se perdre. Décidément, il ne fait pas bon s'attarder sous l'Arbre de la Science.

Il y a quelque chose de sacré dans tout être qui ne sait pas qu'il existe, dans toute forme de vie indemne de conscience. Celui qui n'a jamais envié le végétal est passé à côté du drame humain.


Pour avoir trop médit du temps, le temps se venge : il me met en position de quémandeur, il m'oblige à le regretter. Comment ai-je pu l'assimiler à l'enfer? L'enfer, c'est ce présent qui ne bouge pas, cette tension dans la monotonie, cette éternité renversée qui ne s'ouvre sur rien, même pas sur la mort, alors que le temps, qui coulait, qui se déroulait, offrait du moins la consolation d'une attente, fût-elle funèbre. Mais qu'attendre ici, à la limite inférieure de la chute, où il n'est nul moyen de choir davantage, où même l'espoir d'un autre abîme fait défaut? Et qu'attendre encore de ces maux qui nous guettent, se signalent sans arrêt, qui ont seuls l'air d'exister et qui seuls existent en effet? Si on peut tout recommencer à partir de la frénésie, qui représente un sursaut de vie, une virtualité de lumière, il n'en va pas de même de cette désolation sous-temporelle, annihilation à petite dose, enfoncement dans une répétition sans issue, démoralisante et opaque, dont on ne saurait émerger qu'à la faveur de la frénésie justement.

Quand l'éternel présent cesse d'être le temps de Dieu pour devenir celui du Diable, tout se gâte, tout devient ressassement de l'intolérable, tout sombre dans ce gouffre où l'on escompte en vain le dénouement, où l'on pourrit dans l'immortalité. Celui qui y tombe se tourne et se retourne, s'agite sans profit et ne produit rien. C'est ainsi que toute forme de stérilité et d'impuissance participe de l'enfer.


On ne peut se croire libre quand on se retrouve toujours avec soi, devant soi, devant le même. Cette identité, tout ensemble fatalité et hantise, nous enchaîne à nos tares, nous tire en arrière, et nous rejette hors du nouveau, hors du temps. Et quand on en est rejeté, on se souvient de l'avenir, on n'y court plus.

Si sûr qu'on soit de n'être pas libre, il est des certitudes auxquelles on se résigne difficilement. Comment agir en se sachant déterminé, comment vouloir en automate? Dans nos actes il existe par bonheur une marge d'indétermination, dans nos actes seulement : je peux différer de faire telle ou telle chose; il m'est en revanche impossible d'être autre que je suis. Si, en surface, j'ai une certaine latitude de manœuvrer, tout est, en profondeur, à jamais arrêté. De la liberté, le mirage seul est réel; sans lui, la vie ne serait guère praticable, ni même concevable. Ce qui nous incite à nous croire libres, c'est la conscience que nous avons de la nécessité en général et de nos entraves en particulier; conscience implique distance et toute distance suscite en nous un sentiment d'autonomie et de supériorité, lequel, il va sans dire, ne comporte qu'une valeur subjective. En quoi la conscience de la mort en adoucit l'idée ou en fait reculer l'avènement? Savoir qu'on est mortel, c'est en réalité mourir deux fois, non, toutes les fois que l'on sait qu'on doit mourir.

Ce qui est beau dans la liberté, c'est qu'on s'y attache dans la mesure même où elle paraît impossible. Ce qui est plus beau encore, c'est qu'on ait pu la nier et que cette négation ait constitué le grand recours et le fond de plus d'une religion, de plus d'une civilisation. Nous ne saurions assez louer l'Antiquité d'avoir cru que nos destinées étaient inscrites dans les astres, qu'il n'y avait nulle trace d'improvisation ou de hasard dans nos bonheurs ni dans nos malheurs. Pour n'avoir su opposer à une si noble « superstition » que les « lois de l'hérédité », notre science s'est disqualifiée à jamais. Nous avions chacun notre « étoile », nous voilà esclaves d'une odieuse chimie. C'est l'ultime dégradation de l'idée de destin.


Il n'est nullement improbable qu'une crise individuelle devienne un jour le fait de tous et qu'elle acquière ainsi, non plus une signification psychologique, mais historique. Il ne s'agit pas là d'une simple hypothèse; il est des signes qu'il faut s'habituer à lire.

Après avoir gâché l'éternité vraie, l'homme est tombé dans le temps, où il a réussi, sinon à prospérer, du moins à vivre : ce qui est certain, c'est qu'il s'en est accommodé. Le processus de cette chute et de cet accommodement a nom Histoire.

Mais voici que le menace une autre chute, dont il est encore malaisé d'apprécier l'ampleur. Cette fois-ci, il ne s'agira plus pour lui de tomber de l'éternité, mais du temps; et, tomber du temps, c'est tomber de l'histoire, c'est, le devenir suspendu, s'enliser dans l'inerte et le morne, dans l'absolu de la stagnation, où le verbe lui-même s'enlise, faute de pouvoir se hisser au blasphème ou à l'imploration. Imminente ou non, cette chute est possible, voire inévitable. Quand elle sera le partage de l'homme, il cessera d'être un animal historique. Et c'est alors qu'ayant perdu jusqu'au souvenir de la véritable éternité, de son premier bonheur, il tournera ses regards ailleurs, vers l'univers temporel, vers ce second paradis, dont il aura été banni.


Tant que nous demeurons à l'intérieur du temps, nous avons des semblables, avec lesquels nous entendons rivaliser; dès que nous cessons d'y être, tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils peuvent penser de nous, ne nous importe plus guère, parce que nous sommes si détachés d'eux et de nous-mêmes que produire une œuvre ou y songer seulement nous semble oiseux ou saugrenu.

L'insensibilité à son propre destin est le fait de celui qui est déchu du temps, et qui, à mesure que cette déchéance s'accuse, devient incapable de se manifester ou de vouloir simplement laisser des traces. Le temps, il faut bien en convenir, constitue notre élément vital; quand nous en sommes dépossédés, nous nous trouvons sans appui, en pleine irréalité ou en plein enfer. Ou dans les deux à la fois, dans l'ennui, cette nostalgie inassouvie du temps, cette impossibilité de le rattraper et de nous y insérer, cette frustration de le voir couler là-haut, au-dessus de nos misères. Avoir perdu et l'éternité et le temps! L'ennui est la rumination de cette double perte. Autant dire l'état normal, le mode de sentir officiel d'une humanité éjectée enfin de l'histoire.


L'homme se dresse contre les dieux et les renie, tout en leur reconnaissant une qualité de fantômes; quand il sera projeté au-dessous du temps, à tel point il se trouvera loin d'eux qu'il n'en conservera même pas l'idée. Et c'est en punition de cet oubli qu'il fera alors l'expérience de la déchéance complète.

Celui qui veut être plus qu'il n'est, ne manquera pas d'être moins. Au déséquilibre de la tension succédera, à plus ou moins bref délai, celui du relâchement et de l'abandon. Cette symétrie une fois

posée, il faut aller plus avant et reconnaître qu'il y a du mystère dans la déchéance. Le déchu n'a rien à voir avec le raté; il évoque plutôt l'idée de quelqu'un frappé surnaturellement, comme si une puissance maléfique se fût acharnée contre lui et eût pris possession de ses facultés.

Le spectacle de la déchéance l'emporte sur celui de la mort : tous les êtres meurent; l'homme seul est appelé à déchoir. Il est en porte-à-faux par rapport à la vie (comme la vie l'est du reste par rapport à la matière). Plus il s'écarte d'elle, soit en s'élevant, soit en tombant, plus il approche de sa ruine. Qu'il arrive à se transfigurer ou à se défigurer, dans les deux cas il se fourvoie. Encore faut-il ajouter que ce fourvoiement, il ne pourrait l'éviter, sans escamoter son destin.


Vouloir signifie se maintenir à tout prix dans un état d'exaspération et de fièvre. L'effort est épuisant et il n'est pas dit que l'homme puisse le soutenir toujours. Croire qu'il lui appartient de dépasser sa condition et de s'orienter vers celle de surhomme, c'est oublier qu'il a du mal à tenir le coup en tant qu'homme, et qu'il n'y parvient qu'à force de tendre sa volonté, son ressort, au maximum. Or, la volonté, qui contient un principe suspect et même funeste, se retourne contre ceux qui en abusent. Il n'est pas naturel de vouloir, ou, plus exactement, il faudrait vouloir juste assez pour vivre; dès qu'on veut en deçà ou au-delà, on se détraque et on dégringole tôt ou tard. Si le manque de volonté est une maladie, la volonté elle-même en est une autre, pire encore : c'est d'elle, de ses excès, bien plus que de ses défaillances, que dérivent toutes les infortunes de l'homme. Mais s'il veut déjà trop dans l'état où il est, qu'adviendrait-il de lui s'il accédait au rang de surhomme? Il éclaterait sans doute et s'écroulerait sur lui-même. Et c'est par un détour grandiose qu'il serait amené alors à tomber du temps pour entrer dans l'éternité d'en bas, terme inéluctable où peu importe, en fin de compte, qu'il arrive par dépérissement ou par désastre.