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R Barthes Mythologies
Celle qui voit clair

Le journalisme est aujourd'hui tout à la technocratie, et notre presse hebdomadaire est le siège d'une véritable magistrature de la Conscience et du Conseil, comme aux plus beaux temps des jésuites. Il s'agit d'une morale moderne c'est-à-dire non pas émancipée mais garantie par la science, et pour laquelle on requiert moins l'avis du sage universel que celui du spécialiste. Chaque organe du corps humain (car il faut partir du concret) a ainsi son technicien, à la fois pape et suprême savant : le dentiste de Colgate pour la bouche, le médecin de «Docteur, répondez-moi » pour les saignements de nez, les ingénieurs du savon Lux pour la peau, un Père dominicain pour l'âme et la courriériste des journaux féminins pour le coeur.

Le Coeur est un organe femelle. En traiter exige donc dans l'ordre moral une compétence aussi particulière que celle du gynécologue dans l'ordre physiologique. La conseillère occupe donc son poste grâce à la somme de ses connaissances en matière de cardiologie morale : mais il y faut aussi un don caractériel, qui est, on le sait, la marque glorieuse du praticien français (par exemple en face de ses confrères américains) : c'est l'alliance d'une expérience fort longue, impliquant un âge respectable, et d'une jeunesse de Coeur éternelle, qui définit ici le droit à la science. La Conseillère du coeur rejoint ainsi un type français prestigieux, celui du bourru bienfaisant, doué d'une saine franchise (qui peut aller jusqu'au rudoiement), d'une grande vivacité de repartie, d'une sagesse éclairée mais confiante, et dont la science, réelle et modestement cachée, est toujours sublimée par le sésame du contentieux moral bourgeois : le bon sens.

Dans ce que le Courrier veut bien nous livrer d'elles, les consultantes sont soigneusement dépouillées de toute condition : de même que sous le scalpel impartial du chirurgien, l'origine sociale du patient est généreusement mise entre parenthèses, de même sous le regard de la Conseillère, la postulante est réduite à un pur organe cardiaque. Seule la définit sa qualité de femme : la condition sociale est traitée ici comme une réalité parasite inutile, qui pourrait gêner le soin de la pure essence féminine. Seuls les hommes, race extérieure qui forme le « sujet » du Conseil, au sens logistique du terme (ce dont on parle), ont le droit d'être sociaux (il le faut bien puisqu'ils rapportent) ; on peut donc leur fixer un ciel : ce sera en général celui de l'industriel qui a réussi.

L'humanité du Courrier du Coeur reproduit une typologie essentiellement juridique : loin de tout romantisme ou de toute investigation un peu réelle du vécu, elle suit au plus près un ordre stable des essences, celui du Code civil. Le monde-femme est réparti en trois classes, de statut distinct : la puella (vierge), la conjux et la mulier (femme non mariée, ou veuve, ou adultère, mais de toute manière présentement seule et qui a vécu). En face, il y a l'humanité extérieure, celle qui résiste ou qui menace : d'abord les parentes, ceux qui possèdent la patria potestas ; ensuite le vir, le mari ou le mâle, qui détient lui aussi le droit sacré d'assujettir la femme. On voit assez qu'en dépit de son appareil romanesque, le monde du Coeur n'est pas improvisé : il reproduit toujours vaille que vaille des rapports juridiques figés. Même lorsqu'elle dit je de sa voix la plus déchirante ou la plus naïve, l'humanité du Courrier n'existe a priori que comme addition d'un petit nombre d'éléments fixes nommés, ceux-là mêmes de l'institution familiale : le Courrier postule la Famille au moment même où il semble se donner pour tâche libératrice d'en exposer l'interminable contentieux.

Dans ce monde d'essences, la femme elle-même a pour essence d'être menacée, quelquefois par les parents, plus souvent par l'homme ; dans les deux cas, le mariage juridique est le salut, la résolution de la crise ; que l'homme soit adultère, ou séducteur (menace d'ailleurs ambiguë) ou réfractaire, c'est le mariage comme contrat social d'appropriation qui est la panacée. Mais la fixité même du but oblige, en cas de délai ou d'échec (et c'est par définition le moment où le Courrier intervient) à des conduites irréelles de compensation : les vaccines du Courrier contre les agressions ou les délaissements de l'homme visent toutes à sublimer la défaite, soit en la sanctifiant sous forme de sacrifice (se taire, ne pas penser, être bonne, espérer) soit en la revendiquant a posteriori comme une pure liberté (garder sa tête, travailler, se moquer des hommes, se serrer les coudes entre femmes).

Ainsi, quelles qu'en soient les contradictions apparentes, la morale du Courrier ne postule jamais pour la Femme d'autre condition que parasitaire : seul le mariage, en la nommant juridiquement, la fait exister. On retrouve ici la structure même du gynécée, défini comme une liberté close sous le regard extérieur de l'homme. Le Courrier du Coeur fonde plus solidement que jamais la Femme comme espèce zoologique particulière, colonie de parasites disposant de mouvements intérieurs propres mais dont la faible amplitude est toujours ramenée à ]a fixité de l'élément tuteur (le vir). Ce parasitisme, entretenu sous les coups de trompettes de l'Indépendance Féminine, entraîne naturellement une impuissance complète à toute ouverture sur le monde réel : sous le couvert d'une compétence dont les limites seraient loyalement affichées, la Conseillère refuse toujours de prendre parti sur les problèmes qui sembleraient excéder les fonctions propres du Coeur Féminin : la franchise s'arrête pudiquement au seuil du racisme ou de la religion ; c'est qu'en fait elle constitue ici une vaccine d'emploi bien précis ; son rôle est d'aider à l'infusion d'une morale conformiste de la sujétion : on fixe sur la Conseillère tout le potentiel d'émancipation de l'espèce féminine : en elle, les femmes sont libres par procuration. La liberté apparente des conseils dispense de la liberté réelle des conduites : on semble lâcher un peu sur la morale pour tenir bon plus sûrement sur les dogmes constitutifs de la société.