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R Barthes Mythologies

 

L'opération Astra

Insinuer dans l'Ordre le spectacle complaisant de ses servitudes, c'est devenu désormais un moyen paradoxal mais péremptoire de le gonfler. Voici le schéma de cette nouvelle démonstration : prendre la valeur d'ordre que l'on veut restaurer ou développer, manifester d'abord longuement ses petitesses, les injustices qu'elle produit, les brimades qu'elle suscite, la plonger dans son imperfection de nature; puis au dernier moment la sauver malgré ou plutôt avec la lourde fatalité de ses tares. Des exemples ? Il n'en manque pas.

Prenez une armée; manifestez sans fard le caporalisme de ses chefs, le caractère borné, injuste de sa discipline, et dans cette tyrannie bête, plongez un être moyen, faillible mais sympathique, archétype du spectateur. Et puis, au dernier moment, renversez le chapeau magique, et tirez-en l'image d'une armée triomphante, drapeaux au vent, adorable, à laquelle, comme la femme de Sganarelle, on ne peut être que fidèle, quoique battu (From hère to eternity, Tant qu 'il y aura des hommes).

Prenez une autre armée : posez le fanatisme scientifique de ses ingénieurs, leur aveuglement; montrez tout ce qu'une rigueur si inhumaine détruit : des hommes, des couples. Et puis sortez votre drapeau, sauvez l'armée par le progrès, accrochez la grandeur de l'une au triomphe de l'autre (les Cyclones de Jules Roy). L'Eglise enfin : dites d'une façon brûlante son pharisaïsme, l'étroitesse d'esprit de ses bigots, indiquez que tout ceci peut être meurtrier, ne cachez aucune des misères de la foi. Et puis, in extremis, laissez entendre que la lettre, si ingrate soitelle, est une voie de salut pour ses victimes elles-mêmes, et justifiez le rigorisme moral par la sainteté de ceux qu'il accable (Living Room de Graham Greene).

C'est une sorte d'homéopathie : on guérit les doutes contre l'Eglise, contre l'Armée, par le mal même de l'Eglise et de l'Armée. On inocule un mal contingent pour prévenir ou guérir un mal essentiel. S'insurger contre l'inhumanité des valeurs d'ordre, pense-t-on, c'est une maladie commune, naturelle, excusable ; il ne faut pas la heurter de front, mais plutôt l'exorciser comme une possession : on fait jouer au malade la représentation de son mal, on l'amène à connaître le visage même de sa révolte, et la révolte disparaît d'autant plus sûrement qu'une fois distancé, regardé, l'ordre n'est plus qu'un mixte manichéen, donc fatal, gagnant sur les deux tableaux et par conséquent bénéfique. Le mal immanent de la servitude est racheté par le bien transcendant de la religion, de la patrie, de l'Eglise, etc. Un peu de mal « avoué » dispense de reconnaître beaucoup de mal caché.

On peut retrouver dans la publicité un schéma romanesque qui rend bien compte de cette nouvelle vaccine. Il s'agit de la publicité Astra. L'historiette commence toujours par un cri d'indignation adressé à la margarine : « Une mousse à la margarine ? C'est impensable ! » « De la margarine ? Ton oncle sera furieux ! » Et puis les yeux s'ouvrent, la conscience s'assouplit, la margarine est un délicieux aliment, agréable, digeste, économique, utile en toute circonstance. On connaît la morale de la fin : « Vous voilà débarrassés d'un préjugé qui vous coûtait cher ! » C'est de la même façon que l'Ordre vous délivre de vos préjugés progressistes. L'Armée, valeur idéale ? C'est impensable ; voyez ses brimades, son caporalisme, l'aveuglement toujours possible de ses chefs. L'Eglise, infaillible ? Hélas, c'est bien douteux : voyez ses bigots, ses prêtres sans pouvoir, son conformisme meurtrier. Et puis le bon sens fait ses comptes : que sont les menues scories de l'ordre au prix de ses avantages? Il vaut bien le prix d'un vaccin. Qu'importe, après tout, que la margarine ne soit que de la graisse, si son rendement est supérieur à celui du beurre ? Qu'importe, après tout, que l'ordre soit un peu brutal ou un peu aveugle, s'il nous permet de vivre à bon marché? Nous voilà, nous aussi, débarrassés d'un préjugé qui nous coûtait cher, trop cher, qui nous coûtait trop de scrupules, trop de révoltes, trop de combats et trop de solitude.