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R Barthes Mythologies
Le Tour de France comme épopée

Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d'un âge ethnique très ancien, d'un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l'Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l'épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des grands caractères, comme si l'homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C'est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu'il forme la figure principale d'un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d'ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c'est inutile. On dit: l'élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien.

En réalité, l'entrée dans l'ordre épique se fait par la diminution du nom: Bobet devient Louison, Lauredi, Nello, et Raphaël Geminiani, héros comblé puisqu'il est à la fois bon et valeureux, est appelé tantôt Raph, tantôt Gem. Ces noms sont légers, un peu tendres et un peu serviles ; ils rendent compte sous une même syllabe d'une valeur surhumaine et d'une intimité tout humaine, dont le journaliste approche familièrement, un peu comme les poètes latins celle de César ou de Mécène. Il y a dans le diminutif du coureur cyliste, ce mélange de servilité, d'admiration et de prérogative qui fonde le peuple en voyeur de ses dieux.

Diminué, le Nom devient vraiment public ; il permet de placer l'intimité du coureur sur le proscenium des héros. Car le vrai lieu épique, ce n'est pas le combat, c'est la tente, le seuil public où le guerrier élabore ses intentions, d'où il lance des injures, des défis et des confidences. Le Tour de France connaît à fond cette gloire d'une fausse vie privée où l'affront et l'accolade sont les formes majorées de la relation humaine : au cours d'une partie de chasse en Bretagne, Bobet, généreux, a tendu publiquement la main à Lauredi, qui, non moins publiquement, l'a refusée. Ces brouilles homériques ont pour contrepartie les éloges que les grands s'adressent de l'un à l'autre par-dessus la foule. Bobet dit à Koblet : «je te regrette », et ce mot trace à lui seul l'univers épique, où l'ennemi n'est fondé qu'à proportion de l'estime qu'on lui porte. C'est qu'il y a dans le Tour des vestiges nombreux d'inféodation, ce statut qui liait pour ainsi dire charnellement l'homme à l'homme. On s'embrasse beaucoup dans le Tour. Marcel Bidot, le directeur technique de l'équipe de France, embrasse Gem à la suite d'une victoire, et Antonin Rolland pose un baiser fervent sur la joue creuse du même Geminiani. L'accolade est ici l'expression d'une euphorie magnifique ressentie devant la clôture et la perfection du monde héroïque. Il faut au contraire se garder de rattacher à ce bonheur fraternel tous les sentiments de grégarité qui s'agitent entre les membres d'une même équipe; ces sentiments sont beaucoup plus troubles. En fait, la perfection des rapports publics n'est possible qu'entre les grands : sitôt que les « domestiques » entrent en scène, l'épopée se dégrade en roman.

La géographie du Tour est, elle aussi, entièrement soumise à la nécessité épique de l'épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c'est avec eux que l'homme se mesure et comme dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales : l'homme est donc naturalisé, la Nature humanisée. Les côtes sont malignes, réduites à des « pourcentages » reveches ou mortels, et les étapes, qui ont chacune dans le Tour l'unité d'un chapitre de roman (il s'agit bien, en effet, d'une durée épique, d'une addition de crises absolues et non de la progression dialectique d'un seul conflit, comme dans la durée tragique), les étapes sont avant tout des personnages physiques, des ennemis successifs, individualisés par ce mixte de morphologie et de morale qui définit la Nature épique. L'étape est hirsute, gluante, incendiée, hérissée, etc., tous adjectifs qui appartiennent à un ordre existentiel de la qualification et visent à indiquer que le coureur est aux prises, non pas avec telle ou telle difficulté naturelle, mais avec un véritable thème d'existence, un thème substantiel, où il engage d'un seul mouvement sa perception et son jugement.

Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera « iodée », apportera à la course énergie et couleur; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement «dure à avaler»; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d'assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d'elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-substance, et non plus seulement avec une Nature-objet. Ce sont donc les mouvements d'approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d'immersion et non pas en état de course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c'est son lien au sol qui le définit, souvent dans l'angoisse et dans l'apocalypse (l'effrayante plongée sur Monte-Carlo, le jeu de l'Esterel).

L'étape qui subit la personnification la plus forte, c'est l'étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu'ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c'est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux: chauve (atteint de séborrhée sèche, dit l'Equipe), il est l'esprit même du Sec; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu'un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d'épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l'aide d'un dieu (Gaul, ami de Phoebus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).

Le Tour dispose donc d'une véritable géographie homérique. Comme dans Y Odyssée, la course est ici à la fois périple d'épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l'on reprenait quelque schéma vichien de l'Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l'homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s'en libérer.

Naturellement, l'adhésion du coureur à cette Nature anthropomorphique ne peut s'accomplir qu'à travers des voies semiréelles. Le Tour pratique communément une énergétique des Esprits. La force dont le coureur dispose pour affronter la Terre-Homme peut prendre deux aspects : la forme, état plus qu'élan, équilibre privilégié entre la qualité des muscles, l'acuité de l'intelligence et la volonté du caractère, et lejump, véritable influx électrique qui saisit par à-coups certains coureurs aimés des dieux et leur fait alors accomplir des prouesses surhumaines. Le jump implique un ordre surnaturel dans lequel l'homme réussit pour autant qu'un dieu l'aide : c'est le jump que la maman de Brankart est allée demander pour son fils à la Sainte Vierge, dans la cathédrale de Chartres, et Charly Gaul, bénéficiaire prestigieux de la grâce, est précisément le spécialiste du jump; il reçoit son électricité d'un commerce intermittent avec les dieux ; parfois les dieux l'habitent et il émerveille ; parfois les dieux l'abandonnent, \tjump est tari. Charly ne peut plus rien de bon.

Il y a une affreuse parodie du jump, c'est le dopage : doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu; c'est voler à Dieu le privilège de l'étincelle. Dieu d'ailleurs sait alors se venger : le pauvre Malléjac le sait, qu'un doping provocant a conduit aux portes de la folie (punition des voleurs de feu). Bobet, au contraire, froid, rationnel, ne connaît guère te jump : c'est un esprit fort qui fait lui-même sa besogne ; spécialiste de la forme, Bobet est un héros tout humain, qui ne doit rien à la surnature et tire ses victoires de qualités purement terrestres, majorées grâce à la sanction humaniste par excellence : la volonté. Gaul incarne l'Arbitraire, le Divin, le Merveilleux, l'Election, la complicité avec les dieux ; Bobet incarne le Juste, l'Humain, Bobet nie les dieux, Bobet illustre une morale de l'homme seul. Gaul est un archange, Bobet est prométhéen, c'est un Sisyphe qui réussirait à faire basculer la pierre sur ces mêmes dieux qui l'ont condamné à n'être magnifiquement qu'un homme.

La dynamique du Tour, elle, se présente évidemment comme une bataille, mais l'affrontement y étant particulier, cette bataille n'est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs. Sans doute le Tour est-il comparable à une armée moderne, définie par l'importance de son matériel et le nombre de ses servants ; il connaît des épisodes meurtriers, des transes nationales (la France cernée par les corridori du signor Binda, directeur de la Squadra italienne) et le héros affronte l'épreuve dans un état césarien, proche du calme divin familier au Napoléon de Hugo (« Gem plongea, l'oeil clair, dans la dangereuse descente sur Monte-Carlo »). Il n'empêche que l'acte même du conflit reste difficile à saisir et ne se laisse pas installer dans une durée. En fait, la dynamique du Tour ne connaît que quatre mouvements : mener, suivre, s'échapper, s'affaisser. Mener est l'acte le plus dur, mais aussi le plus inutile; mener, c'est toujours se sacrifier; c'est un héroïsme pur, destiné à afficher un caractère bien plus qu'à assurer un résultat ; dans le Tour, le panache ne paie pas directement, il est d'ordinaire réduit par les tactiques collectives. Suivre, au contraire, est toujours un peu lâche et un peu traître, relevant d'un arrivisme insoucieux de l'honneur : suivre avec excès, avec provocation, fait franchement partie du Mal (honte aux «suceurs de roues»). S'échapper est un épisode poétique destiné à illustrer une solitude volontaire, au demeurant peu efficace car on est presque toujours rattrapé, mais glorieuse à proportion de l'espèce d'honneur inutile qui la soutient (fugue solitaire de l'Espagnol Alomar: retirement, hauteur, castillanisme du héros à la Montherlant). L'affaissement préfigure l'abandon, il est toujours affreux, il attriste comme une débâcle : dans le Ventoux, certains affaissements ont pris un caractère « hiroshimatique ». Ces quatre mouvements sont évidemment dramatisés, coulés dans le vocabulaire emphatique de la crise, souvent c'est l'un d'eux, imagé, qui laisse son nom à l'étape, comme au chapitre d'un roman (Titre: La pédalée tumultueuse de Kubler). Le rôle du langage, ici, est immense, c'est lui qui donne à l'événement, insaisissable parce que sans cesse dissous dans une durée, la majoration épique qui permet de le solidifier.

Le Tour possède une morale ambiguë : des impératifs chevaleresques se mêlent sans cesse aux rappels brutaux du pur esprit de réussite. C'est une morale qui ne sait ou ne veut choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l'empirisme. Le sacrifice d'un coureur au succès de son équipe, qu'il vienne de lui-même ou qu'il soit imposé par un arbitre (le directeur technique), est toujours exalté, mais toujours aussi, discuté. Le sacrifice est grand, noble, il témoigne d'une plénitude morale dans l'exercice du sport d'équipe, dont il est la grande justification ; mais aussi il contredit une autre valeur nécessaire à la légende complète du Tour : le réalisme. On ne fait pas de sentiment dans le Tour, telle est la loi qui avive l'intérêt du spectacle. C'est qu'ici la morale chevaleresque est sentie comme le risque d'un aménagement possible du destin; le Tour se garde vivement de tout ce qui pourrait paraître infléchir à l'avance le hasard nu, brutal, du combat. Les jeux ne sont pas faits, le Tour est un affrontement de caractères, il a besoin d'une morale de l'individu, du combat solitaire pour la vie : l'embarras et la préoccupation des journalistes, c'est de ménager au Tour un avenir incertain : on a protesté tout au long du Tour 1955 contre la croyance générale que Bobet gagnerait à coup sûr. Mais le Tour est aussi un sport, il demande une morale de la collectivité. C'est cette contradiction, à vrai dire jamais résolue, qui oblige la légende à toujours discuter et expliquer le sacrifice, à remettre chaque fois en mémoire la morale généreuse qui le soutient. C'est parce que le sacrifice est senti comme une valeur sentimentale, qu'il faut inlassablement le justifier,

Le directeur technique joue ici un rôle essentiel : il assure la liaison entre la fin et les moyens, la conscience et le pragmatisme ; il est l'élément dialectique qui unit dans un seul déchirement la réalité du mal et sa nécessité: Marcel Bidot est spécialiste de ces situations cornéliennes où il lui faut sacrifier dans une même équipe un coureur à un autre, parfois même, ce qui est encore plus tragique, un frère à son frère (Jean à Louison Bobet). En fait, Bidot n'existe que comme image réelle d'une nécessité d'ordre intellectuel, et qui, à ce titre, dans un univers par nature passionnel, a besoin d'une personnification indépendante. Le travail est bien divisé : pour chaque lot de dix coureurs, il faut un pur cerveau, dont le rôle n'est d'ailleurs nullement privilégié, car l'intelligence est ici fonctionnelle, elle n'a pour tâche que de représenter au public la nature stratégique de la compétition : Marcel Bidot est donc réduit à la personne d'un analyste méticuleux, son rôle est de méditer.

Parfois un coureur prend sur lui la charge cérébrale : c'est précisément le cas de Louison Bobet et ce qui fait toute l'originalité de son « rôle ». D'ordinaire le pouvoir stratégique des coureurs est faible, il ne dépasse pas Tait de quelques feintes grossières (Kubler jouant la comédie pour tromper l'adversaire). Dans le cas de Bobet, cette indivision monstrueuse des rôles engendre une popularité ambiguë, bien plus trouble que celle d'un Coppi ou d'un Koblet : Bobet pense trop, c'est un gagneur, ce n'est pas un joueur.

Cette méditation de l'intelligence entre la pure morale du sacrifice et la dure loi du succès, traduit un ordre mental composite, à la fois utopique et réaliste, fait des vestiges d'une éthique très ancienne, féodale ou tragique, et d'exigences nouvelles, propres au monde de la compétition totale. C'est dans cette ambiguïté qu'est la signification essentielle du Tour: le mélange savant des deux alibis, l'alibi idéaliste et l'alibi réaliste, permet à la légende de recouvrir parfaitement d'un voile à la fois honorable et excitant les déterminismes économiques de notre grande épopée.

Mais quelle que soit l'ambiguïté du sacrifice, il réintègre finalement un ordre de la clarté dans la mesure où la légende le ramène sans cesse à une pure disposition psychologique. Ce qui sauve le Tour du malaise de la liberté, c'est qu'il est par définition, le monde des essences caractérielles. J'ai déjà indiqué comment ces essences étaient posées grâce à un nominalisme souverain qui fait du nom du coureur le dépôt stable d'une valeur éternelle (Coletto, l'élégance ; Geminiani, la régularité ; Lauredi, la traîtrise, etc.). Le Tour est un conflit incertain d'essences certaines ; la nature, les moeurs, la littérature et les règlements mettent successivement ces essences en rapport les unes avec les autres : comme des atomes, elles se frôlent, s'accrochent, se repoussent, et c'est de ce jeu que naît l'épopée. Je donne un peu plus loin un lexique caractériel des coureurs, de ceux du moins qui ont acquis une valeur sémantique sûre ; on peut faire confiance à cette typologie, elle est stable, nous avons bien affaire à des essences. On peut dire qu'ici, comme dans la comédie classique, et singulièrement la commedia delVarte, mais selon un tout autre ordre de construction (la durée comique reste celle d'un théâtre du conflit, tandis que la durée du Tour est celle du récit romanesque), le spectacle naît d'un étonnement des rapports humains : les essences se choquent selon toutes les figures possibles. Je crois que le Tour est le meilleur exemple que nous ayons jamais rencontré d'un mythe total, donc ambigu ; le Tour est à la fois un mythe d'expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps. Le Tour exprime et libère les Français à travers une fable unique où lés impostures traditionnelles (psychologie des essences, morale du combat, magisme des éléments et des forces, hiérarchie des surhommes et des domestiques) se mêlent à des formes d'intérêt positif, à l'image utopique d'un monde qui cherche obstinément à se réconcilier par le spectacle d'une clarté totale des rapports entre l'homme, les hommes et la Nature. Ce qui est vicié dans le Tour, c'est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l'épreuve, générateur d'alibis idéologiques. Ceci n'empêche pas le Tour d'être un fait national fascinant, dans la mesure où l'épopée exprime ce moment fragile de l'Histoire où l'homme, même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l'univers.