Textes

R Barthes Mythologies p 36

 

Saponides et détergents

Le premier Congrès mondial de la Détergence (Paris, septembre 1954) a autorisé le monde à se laisser aller à l'euphorie d'Omo: non seulement les produits détergents n'ont aucune action nocive sur la peau, mais même ils peuvent peut-être sauver les mineurs de la silicose. Or ces produits sont depuis quelques années l'objet d'une publicité si massive, qu'ils font aujourd'hui partie de cette zone de la vie quotidienne des Français, où les psychanalyses, si elles se tenaient à jour, devraient bien porter un peu leur regard. On pourrait alors utilement opposer à la psychanalyse des liquides purificateurs (Javel), celle des poudres saponidées (Lux, Persil) ou détergentes (Rai, Paie, Crio, Omo). Les rapports du remède et du mal, du produit et de la saleté sont très différents dans l'un ou l'autre cas.

Par exemple, les eaux de Javel ont toujours été senties comme une sorte de feu liquide dont l'action doit être soigneusement mesurée, faute de quoi l'objet lui-même est atteint, « brûlé » ; la légende implicite de ce genre de produit repose sur l'idée d'une modification violente, abrasive de la matière : les répondants sont d'ordre chimique ou mutilant: le produit « tue » la saleté. Au contraire, les poudres sont des éléments séparateurs ; leur rôle idéal est de libérer l'objet de son imperfection circonstancielle : on « chasse » la saleté, on ne la tue plus; dans l'imagerie Omo, la saleté est un petit ennemi malingre et noir qui s'enfuit à toutes jambes du beau linge pur, rien qu'à la menace du jugement d'Omo Les chlores et les ammoniacs sont sans aucun doute les délégués d'une sorte de feu total, sauveur mais aveugle ; les poudres sont au contraire sélectives, elles poussent, conduisent la saleté à travers la trame de l'objet, elles sont une fonction de police, non de guerre. Cette distinction a ses répondants ethnographiques : le liquide chimique prolonge le geste de la lavandière battant son linge, et les poudres remplacent plutôt celui de la ménagère pressant et roulant la lessive le long du lavoir incliné.

Mais dans l'ordre même des poudres, il faut encore opposer à la publicité psychologique, la publicité psychanalytique (j'entends ce mot sans y attacher une signification d'école particulière). Par exemple, la Blancheur Persil fonde son prestige sur l'évidence d'un résultat; on met en mouvement la vanité, le paraître social, en donnant à comparer deux objets dont l'un est plus blanc que l'autre. La publicité Omo indique aussi l'effet du produit (sous une forme d'ailleurs superlative), mais surtout découvre le procès de son action ; elle engage ainsi le consommateur dans une sorte de mode vécu de la substance, le rend complice d'une délivrance et non plus seulement bénéficiaire d'un résultat : la matière est ici pourvue d'états-valeurs.

Omo en utilise deux, assez nouveaux dans l'ordre des détergents : le profond et le mousseux. Dire que Omo nettoie en profondeur (voir la saynète du Cinéma-Publicité), c'est supposer que le linge est profond, ce qu'on n'avait jamais pensé, et ce qui est incontestablement le magnifier, l'établir comme un objet flatteur à ces obscures poussées d'enveloppement et de caresse qui sont dans tout corps humain. Quant à la mousse, sa signification de luxe est bien connue : d'abord, elle a une apparence d'inutilité; ensuite sa prolifération abondante, facile, infinie presque, laisse supposer dans la substance dont elle sort, un germe vigoureux, une essence saine et puissante, une grande richesse d'éléments actifs sous un petit volume originel ; enfin elle flatte chez le consommateur une imagination aérienne de la matière, un mode de contact à la fois léger et vertical, poursuivi comme un bonheur aussi bien dans l'ordre gustatif (foies gras, entremets, vins) que dans celui des vêtements (mousselines, tulles) et dans celui des savons (vedette prenant son bain). La mousse peut même être signe d'une certaine spiritualité, dans la mesure où l'esprit est réputé pouvoir tirer tout de rien, une grande surface d'effets d'un petit volume de causes (les crèmes ont une tout autre psychanalyse, d'ordre sopitif : elles abolissent les rides, la douleur, le feu, etc.). L'important, c'est d'avoir su masquer la fonction abrasive du détergent sous l'image délicieuse d'une substance à la fois profonde et aérienne qui peut régir l'ordre moléculaire du tissu sans l'attaquer. Euphorie qui ne doit d'ailleurs pas faire oublier qu'il y a un plan où Persil et Omo, c'est tout comme : le plan du trust anglo-hollandais Unilever,