Textes

Aristote Politique,
livre II Utopie de Phaléas d'Agrigente -

 

Aristote§ 1. Il est encore d'autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit des philosophes et à des hommes d'État. Il n'en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n'est lui, ne s'est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l'organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C'est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l'égalité de fortune est indispensable entre les citoyens.

§ 2. Il lui parait facile de l'établir au moment même de la fondation de l'État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l'obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d'en recevoir sans en donner. J'ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l'accroissement des fortunes jusqu'à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d'un minimum déterminé.

§ 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c'est qu'en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n'est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l'aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu'ils n'aient point le désir des révolutions.

§ 4. Cette influence de l'égalité des biens sur l'association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin le décret qui interdit l'acquisition illimitée des terres. C'est d'après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ; ou qu'elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L'abrogation d'une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.

§ 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n'empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d'avoir rendu les fortunes égales, il faut qu'il leur ait donné de justes proportions. Ce n'est même avoir encore rien fait que d'avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l'éducation réglée par de bonnes lois.

§ 6. Phaléas pourrait ici répondre que c'est là précisément ce qu'il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les basés de tout État sont l'égalité de fortune et l'égalité d'éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C'est là ce qu'il faut dire. Ce n'est rien que de l'avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu'ils n'en sortent qu'avec une insatiable avidité de richesses ou d'honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.

§ 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l'inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s'indignent de l'égale répartition des honneurs ; c'est le mot du poète :
Quoi ! le lâche et le brave être égaux en estime !
C'est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l'égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d'empêcher qu'un homme n'en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d'éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j'ajoute même qu'ils s'y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n'être point troublés dans leurs plaisirs.

§ 8. A ces trois maux, quel sera le remède ? D'abord la propriété, quelque mince qu'elle soit, et l'habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l'intermédiaire des hommes. C'est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n'usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d'un voleur, mais au meurtrier d'un tyran. Ainsi l'expédient politique proposé par Phaléas n'offre de garantie que contre les crimes de peu d'importance.

§ 9. D'autre part, les institutions de Phaléas ne concernent guère que l'ordre et le bonheur intérieurs de l'État ; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L'État a donc nécessairement besoin d'une organisation militaire, et Phaléas n'en dit mot. Il a commis un oubli analogue à l'égard des finances publiques : elles doivent suffire non pas seulement à satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop faibles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un ennemi égal en force et en nombre.

§ 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l'étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c'est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu'elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu'elle leur a coûté. Lorsqu'Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l'argent qu'il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d'évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège.

§ 11. L'égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l'avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n'est pas infaillible les hommes supérieurs s'irriteront de n'avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. De plus, l'avidité des hommes est insatiable : d'abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu'ils s'en sont fait un patrimoine, leurs besoins s'accroissent sans cesse, jusqu'à ce que leurs voeux ne connaissent plus de bornes; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n'avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l'assouvir.

§ 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s'enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c'est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d'état d'être nuisibles, et de ne point les opprimer. Phaléas a eu tort aussi d'appeler d'une manière générale, égalité des fortunes, l'égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent, et toutes ces propriétés qu'on nomme mobilières. La loi d'égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l'égard de la propriété.

§ 13. La législation de Phaléas paraît au reste n'avoir en vue qu'un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l'État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l'État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d'Épidamne, ou pour ceux d'Athènes par Diophante.

§ 14. Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu'on en juge les mérites et les défauts.