Textes

Aristote,
Éthique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14, 1137a 31-1138a 3.

 

Il convient à présent de traiter de l'équité et de l'équitable, et de faire voir quels rapports il y a entre l'équité et la justice, entre ce qui est équitable et ce qui est juste. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n'est pas tout à fait une seule et même chose, et qu'elles ne sont pas non plus de genres différents. Tantôt nous louons ce qui est équitable, et l'homme qui a cette qualité ; en sorte que pour louer les actions autres que justes nous employons le mot équitable au lieu de bon, donnant à entendre par « plus équitable » que la chose est meilleure. Tantôt, par contre, à ne consulter que la raison, si l'équitable est quelque chose qui s'écarte du juste, il semble étrange qu'on lui donne son approbation. Car, enfin, s'ils sont différents, ou le juste n'est pas bon, ou c'est l'équitable ; ou bien, si l'un et l'autre sont bons, ils ne sont qu'une même chose. Voilà donc a peu près ce qui fait naître l'embarras au sujet de l'équitable. Cependant ces affirmations sont toutes correctes d'un certain point de vue, et n'ont rien de contractoire.


xL'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.


Lors donc que la loi énonce une régle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisement la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante.


Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la régle doit être elle-même indéterminée, comme cette régle de plomb, dont les constructeurs lesbiens font usage : s'adaptant à la forme de la pierre, elle ne demeure pas rigide ; de même les décrets s'adaptent aux faits.


s On voit ainsi ce que c'est que l'équitable — que l'équitable est juste — et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'bomme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté — voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.