Chronique d'un temps si lourd
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Retour sur Heidegger

 

La prochaine parution des Cahiers noirs agite le petit monde de l'édition où l'on espère trouver de quoi nourrir le procès en antisémitisme *. Cette question, que j'ai déjà évoquée à de maintes reprises, se résume pour moi à deux, triviales mais aussi angoissantes l'une que l'autre :

- comment comprendre qu'un esprit aussi fin et avisé qu'Heidegger ne se soit pas rendu compte qu'il versait dans l'horreur ? La raison ne prémunit-elle donc même pas contre cela ?

- comment comprendre qu'à sa suite, les disciples ne se soient jamais rendus compte qu'ils respiraient un air vicié ?

Je n'y reviendrai pas : on mélangera toujours tout en des débats qui ne sont pas tous nécessairement philosophiques ni toujours de haute tenue, dès lors que l'on confondra la seule question qui vaille - celle de la philosophie d'Heidegger - avec celle de l'individu assurément fourvoyé. Sa pensée est-elle viciée à la base par ces préjugés raciaux ? Vraie question à laquelle il ne peut être de réponse qu'à condition d'aborder honnêtement sa pensée c'est-à-dire non exclusivement sous cet angle ! Que l'on se donne comme hypothèse de départ le nazisme heideggerien et à coup sûr on l'y trouvera risquant de négliger, de tenir pour accessoire ce qui peut-être fait l'originalité de sa démarche. Heidegger est-il soluble dans le nazisme ? Totalement ? Assurément, non !

Chaque époque revisite son Heidegger et le réinterprète, le repense, le retrouve, avec les problématiques qui sont les siennes. C'est à ceci qu'on reconnaît sans doute un grand. A l'instar des Descartes, Hegel, Kant : on n'en finit jamais avec eux ; nul ne peut écrire qu'il en posséderait les clés. Aussi agaçante que puisse être parfois sa pensée, et à moins d'adopter la position tranchée d'un W Jankelevitch qui se refusa après guerre à évoquer qui que ce soit de la philosophie allemande voire même à jouer quelque compositeur germanique que ce fût, position esthétique, morale, héroïque sans doute mais tellement absurde, on finira toujours par retrouver Heidegger au coin du bois, au détour du chemin, comme celui avec qui il faudra bien batailler un jour.

C'est bien cela la première leçon : il est de la trempe des grands ! Philosophe, pas seulement professeur de philosophie ! Je ne sache pas que depuis il y en eût et la leçon de l'histoire reste bien que de cette trempe il n'en est qu'un ou deux par siècle. Alors oui, le plus gênant en l'affaire serait bien de découvrir que son antisémitisme fût le grand impensé de la pensée occidentale mais pour peu que ce soit le cas, il faudra bien le regarder en face un jour.

Seconde leçon : la fascination qu'il aura exercée, exerce toujours qui aura fait une H Arendt ne pas totalement pouvoir rompre avec lui, en dépit de tout. Cette fascination dérange qui prend parfois des allures d'idolâtrie aisément reconnaissable dans les outrances tant des détracteurs que de ses thuriféraires et fait parfois oublier ce que son discours peut avoir parfois de volontairement obscur et de passablement ampoulé mais en même temps, en dépit de la gêne éprouvée (1) , n'écarte jamais de son chemin ... Il est invraisemblable que le débat autour d'Heidegger ait pu susciter tant de haines recuites, tant de bassesses, tant d'approximations et d'arguties si peu philosophiques où les attaques ad hominem (2) remplacent si souvent les arguments solides appuyés sur les textes ... Il y a là dessous quelque chose qui dépasse sinon l'entendement du moins la raison mais qui laisse entrevoir combien derrière Heidegger, que ce soit pour le démolir ou l'encenser, se joue quelque chose qui dépasse les limites de la pensée, touche à l'engagement de l'être. Soif de ces petits messieurs à grandir à l'ombre d'un maître dont ils s'empresseraient de grappiller les miettes de noblesse ?

Non c'est d'autre chose dont il s'agit que je parviens mal à expliciter mais qui, outre la victoire paradoxale de la métaphysique que l'on croyait morte et enterrée et retrouve avec lui une vigueur et une nécessité nouvelles, dit le besoin d'une pensée forte qui structure notre siècle, lui qui en manque si cruellement après avoir détruit toutes ses idoles anciennes.

J'ai beau affecter de ne vouloir ni entendre Wagner ni lire Céline pour les remugles détestables qui s'en exhalent, me voici pris en défaut sur mon propre terrain.

De ceci on peut au moins reprendre ce qu'Arendt dit un jour à propos d'Heidegger : souvent l'homme est indigne du destin forgé pour lui.

 


1) je l'ai évoquée ici

2) voir par exemple Maximilien Lehugeur