Chronique d'un temps si lourd

Heidegger
Entretien au Spiegel
Fribourg-Zähringen (23.09.1966)

 

 

L’entretien a été traduit en français par Jean Launay et publié au Mercure de France en 1988 sous le titre Réponses et questions sur l’histoire et la politique.

Extrait de l’avant-propos

« Il a paru dans le numéro de l’hebdomadaire Der Spiegel du 31 mai 1976, quelques jours après la mort de Heidegger. » Heidegger « s’opposa résolument à une proposition qui lui fut faite d’avancer cette publication : « Il ne s’agit pas d’orgueil ni d’entêtement, mais seulement du souci de mon travail. La tâche de celui-ci est devenue avec les années toujours plus simple, ce qui, dans le domaine de la pensée, veut dire : toujours plus difficile. » »

Extraits de l’entretien (p. 44-52)

Spiegel : Il est bien évident, quand on regarde, que les hommes, en tout temps, sont incapables de maîtriser leurs outils ; un peu comme l’apprenti sorcier. Est-ce que ce n’est pas un peu trop pessimiste de dire : nous ne nous en sortirons pas avec cet outil assurément beaucoup plus grand qu’est la technique moderne ?

Martin Heidegger : Pessimisme, non. Pessimisme et optimisme sont dans le domaine de la réflexion que nous tentons en ce moment des prises de positions trop courtes. Mais surtout — la technique moderne n’est pas un « outil » et n’a plus rien à voir avec des outils.

Spiegel : Pourquoi devrions-nous être à ce point terrassés par la technique ?

Martin Heidegger : Je ne dis pas terrassés. Je dis que nous n’avons encore aucun chemin qui corresponde à l’être de la technique.

Spiegel : On pourrait cependant vous opposer tout à fait naïvement ceci : qu’est-ce qu’il s’agit de maîtriser ici ? Car enfin tout fonctionne. On construit toujours davantage de centrales électriques. La production va son train. Les hommes dans la partie du monde où la technique connaît un haut développement ont leurs besoins bien pourvus. Nous vivons dans l’aisance. Qu’est-ce qui manque ici finalement ?

Martin Heidegger : Tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la Terre, l’en déracine. Je ne sais pas si cela vous effraie, moi, en tout cas, cela m’a effrayé de voir maintenant les photos envoyées de la Lune sur la Terre. Nous n’avons plus besoin de bombe atomique, le déracinement de l’homme est déjà là. Nous ne vivons plus que des conditions purement techniques. Ce n’est plus une Terre sur laquelle l’homme vit aujourd’hui. J’ai eu récemment un long entretien en Provence avec René Char, le poète et le combattant de la Résistance, comme vous savez. Dans la Provence on installe en ce moment des bases de missiles, et le pays est ravagé d’une façon inimaginable. Le poète, qu’on ne peut certainement pas soupçonner de sentimentalité ni de vouloir célébrer une idylle, me disait que le déracinement de l’homme qui a lieu là-bas signifie la fin, si une fois encore la pensée et la poésie n’accèdent au pouvoir sans violence qui est le leur.

Spiegel : Nous devons reconnaître que nous préférons être ici, et de notre vivant nous ne serons sans doute pas non plus obligés d’en partir ; mais qui sait si c’est la destination de l’homme d’être sur cette terre ? Il n’est pas impensable que l’homme n’ait aucune destination du tout. Mais en tout cas on pourrait voir aussi une possibilité de l’homme dans le fait que de cette terre il étende son emprise à d’autres planètes. Nous n’en sommes sûrement pas encore là d’ici longtemps. Simplement, où est-il écrit qu’il ait sa place ici ?

Martin Heidegger : D’après notre expérience et notre histoire humaines, pour autant que je sois au courant, je sais que toute chose essentielle et grande a pu seulement naître du fait que l ’homme avait une patrie (Heimat) et qu’il était enraciné dans une tradition. La littérature d’aujourd’hui, par exemple, est largement destructive.

Spiegel : Le mot « destructif » nous gêne ici, entre autres raisons parce que le mot « nihiliste » a reçu de vous-même et dans votre philosophie un sens dont le contexte est très étendu. Cela nous frappe d’entendre le mot « destructif » rapporté à la littérature, que vous pourriez très bien ou même devriez considérer comme faisant partie de ce nihilisme.

Martin Heidegger : J’aimerais dire que la littérature dont je parle n’est pas nihiliste dans le sens où je pense ce mot.

Spiegel : Vous voyez manifestement, et vous l’avez dit en ces termes, un mouvement mondial qui ou bien conduit, ou bien a déjà conduit à l’avènement de l’État absolument technique ?

Martin Heidegger : Oui !

Spiegel : Bien. Alors une question se pose, naturellement : l’individu humain peut-il encore avoir une influence sur ce tissu d’événements qui doivent forcément se produire, ou bien alors la philosophie peut-elle avoir une influence, ou bien les deux ensemble, dans la mesure où la philosophie conduit l’individu ou plusieurs individus à entreprendre une action définie ?

Martin Heidegger : Si vous me permettez une réponse brève et peut-être un peu massive, mais issue d’une longue réflexion : la philosophie ne pourra pas produire d’effet immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme. Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin ; que nous déclinions à la face du dieu absent.

Spiegel : Y a-t-il un rapport entre votre pensée et l’avènement de ce dieu ? y a-t-il là, à vos yeux, un rapport causal ? Croyez-vous que nous pouvons penser ce dieu de manière à le faire venir ?

Martin Heidegger : Nous ne pouvons pas le faire venir par la pensée, nous sommes capables au mieux d’éveiller une disponibilité pour l’attendre.

Spiegel : Mais pouvons-nous aider ?

Martin Heidegger : La préparation de la disponibilité pourrait bien être le premier secours. Le monde ne peut pas être ce qu’il est et comme il est par l’homme, mais il ne peut l’être non plus sans l’homme. Cela tient, d’après moi, au fait que ce que d’un mot venu de très loin, porteur de beaucoup de sens et aujourd’hui usé, j’appelle « l’être », est tel qu’il lui faut l’homme pour sa manifestation, sa garde et sa forme. L’essence de la technique, je la vois dans ce que j’appelle le Ge-stell, une expression souvent tournée en ridicule et peut-être maladroite. Le règne du Gestell signifie ceci : l’homme subit le contrôle, la demande et l’injonction d’une puissance qui se manifeste dans l’essence de la technique et qu’il ne domine pas lui-même. Nous amener à voir cela : la pensée ne prétend pas faire plus. La philosophie est à bout.

Spiegel : Dans le temps passé — et pas seulement dans le temps passé — on a tout de même pensé que la philosophie a beaucoup d’effets indirects, rarement des effets directs, mais qu’elle pouvait avoir beaucoup d’effets indirects, qu’elle a suscité de nouveaux courants. Si, à ne s’en tenir qu’aux Allemands, on pense aux grands noms de Kant, Hegel, jusqu’à Nietzsche, sans même parler de Marx, on peut faire la preuve que la philosophie, par des chemins détournés, a eu une énorme influence. Voulez-vous dire maintenant que cette influence de la philosophie a pris fin ? Et quand vous dites que l’ancienne philosophie est morte, qu’il n’y en a plus, est-ce que vous pensez en même temps que cette influence de la philosophie, si elle en a jamais eu, aujourd’hui en tout cas n’existe plus ?

Martin Heidegger : Une autre pensée pourrait avoir une influence médiate, mais aucune directe d’une façon qui ferait dire que la pensée « cause » un changement de l’état du monde.

Spiegel : Excusez-nous- nous ne voulons pas faire de philosophie- nous n-en sommes pas non plus capables- mais nous touchons ici la jonction entre politique et philosophie- c-est pourquoi vous voudrez bien nous pardonner de vous entraîner ici dans un pareil entretien. Vous venez de dire que la philosophie et l’individu ne pouvaient rien faire en dehors...

Martin Heidegger : ... de cette préparation de la disponibilité du se-tenir-ouvert pour la venue ou la défection du dieu. L’épreuve de cette défection n’est pas non plus rien, mais bien une délivrance de l’homme de ce que dans Être et Temps j’ai nommé l’échouement (Veifallenheit) auprès de l’étant. La réflexion sur ce qui est aujourd’hui fait partie de la préparation à la disponibilité que j’ai dite. [...]