Chronique d'un temps si lourd

Heidegger et l'antisémitisme
LE MONDE du 20.01.2014

 

Dans son Autobiographie philosophique, Karl Jaspers rapporte avoir parlé avec Martin Heidegger (1889-1976) « de la question juive, et de cette pernicieuse ineptie des sages de Sion ». Heidegger n'était pas de son avis. Il soutenait qu'il existait « bel et bien une dangereuse alliance internationale des juifs ».

L'ombre de cette anecdote a plané sur la pensée d'Heidegger, sans qu'il fût possible de la réfuter ou de la confirmer. La publication en mars des premiers Cahiers noirs, journal du philosophe qui couvre les décennies de 1930 à 1970, montrera que le récit de Jaspers contient un noyau de vérité.

Heidegger voit le « judaïsme mondial » – cette entité à moitié imaginaire qui surgit au tournant du XXe siècle – comme une puissance qui participe à la constellation internationale des forces de la deuxième guerre mondiale. Exerçant un contrôle sur l'économie et la politique, elle incarne à ses yeux le capitalisme, le libéralisme, la modernité, et donc le projet d'une existence sans lieu, sans patrie. Fixé sur cette vision, Heidegger semble aveugle aux flagrantes persécutions qui avaient commencé à frapper les juifs dans les villes allemandes.

Les Cahiers noirs ne disent rien de l'incendie qui détruisit durant la Nuit de cristal la synagogue de Fribourg, située à proximité de l'université, dont Heidegger fut le recteur au début du régime nazi et où il enseigna toute sa vie, ni d'autres événements semblables. Le « judaïsme mondial », tout comme le national-socialisme, représente aux yeux du philosophe une des puissances qui, se soumettant à la Machenschaft (c'est-à-dire à la technique moderne), lutte pour dominer le monde.

STÉRÉOTYPES MAJEURS

Il s'est donné pour but de contrecarrer le rôle spécifique que l'Allemagne est appelée à jouer dans le destin philosophique de l'Occident. Cette idée ne peut être comprise qu'en référence aux Protocoles des sages de Sion. Ces « protocoles » sont un faux, vraisemblablement répandus par la police secrète tsariste à la fin du XIXe siècle, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus. Leur carrière en Allemagne commence après la première guerre mondiale. Ils contiennent les stéréotypes majeurs de l’antisémitisme moderne.

Ce texte joue encore aujourd’hui un rôle important. On peut en voir la marque à chaque fois que le judaïsme se trouve identifié à une puissance financière poussant sans scrupules, de Manhattan ou d’ailleurs, ses pions sur l’échiquier international.

Il n'est pas nécessaire qu'Heidegger les ait lus pour avoir été influencé par eux. Hitler et le théoricien du nazisme Alfred Rosenberg (1893-1946) les avaient étudiés, et ils constituaient l'arrière-plan de la propagande antisémite. Les annotations des Cahiers noirs ne présentent jamais un caractère privé, elles sont toujours à la hauteur d'une pensée qui, à cette époque, est en train d'évoluer vers sa pleine maturité. Le philosophe avait stipulé que leur publication devait clore la série de la Gesamtausgabe, de ses œuvres complètes.

D’un côté, personne ne pouvait prévoir dans les années 1970 le nombre de volumes que celle-ci compterait finalement ; d’un autre côté, l’importance du manuscrit ne fait aucun doute — et constitue sans doute un phénomène unique dans l’histoire de la pensée allemande. Il est vrai que c’est seulement quand l’ouvrage aura été lu par l’ensemble du public qu’il sera possible de déterminer la place qui lui revient dans l’œuvre du philosophe.

RESSENTIMENT

On connaît depuis longtemps certaines déclarations antisémites d'Heidegger. Ses lettres à Hannah Arendt et à son épouse Elfride contiennent des remarques qui témoignent d’un ressentiment anti-juif. Un préjugé personnel contre les juifs constitue une grave faiblesse. Le contexte de l'antisémitisme général qui sévissait au début des années 1930 permet cependant, sinon de la justifier, du moins d'en limiter la portée. Mais il est clair que cette attitude d'Heidegger, que j'appellerai un antisémitisme historial (seinsgeschichtlicher Antisemitismus), est aussi à l'origine de certaines de ses pensées philosophiques : le ressentiment prend ici une dimension effrayante.

En parlant d'antisémitisme historial, je veux dire que les traits imputés au judaïsme dans les Cahiers noirs ne sont pas supposés émaner de l'auteur, mais découler de l'histoire de l'Etre elle-même. En ce sens, les juifs ne sont pas pour Heidegger les inventeurs de la technique moderne, ils en sont avec les nationaux-socialistes la plus puissante incarnation.

Les juifs et les nationaux-socialistes, subjugués par la Machenschaft, luttent pour dominer le monde, tandis que les vrais Allemands sont à la recherche de leur essence authentique. Le judaïsme n'est-il pas sorti vainqueur de cette lutte, puisqu'il a précipité dans l'abîme, avec les nazis, les purs Allemands ? Telle est la question posée par Heidegger, et elle est loin d'avoir un caractère rhétorique.

Il existe pourtant tout un groupe d'étudiants juifs qui doivent à Heidegger leur formation philosophique : Karl Löwith, Hans Jonas, Hannah Arendt, Günther Anders, Leo Strauss, Emmanuel Levinas. Il avait un assistant juif nommé Werner Brock, auquel il vint en aide après l'accession des nazis au pouvoir. À ces noms il faut ajouter ceux du poète Paul Celan (1920-1970), dont il fera la connaissance ultérieurement et à l’adresse parisienne duquel il enverra, dès les années 1950, ses livres dédicacés ; celui de la poètesse Mascha Kaléko (1907-1975), brève rencontre qui fit immédiatement naître en lui un léger sentiment amoureux.

L'UN DES PLUS GRANDS PENSEURS DU XXe SIÈCLE

Le pouvoir d'attraction de la pensée d'Heidegger était plus puissant que l'effet de répulsion produit par l'intérêt, quelle qu'en fût la nature, qu'il avait d'abord manifestée pour le national-socialisme. Ce rapprochement déconcertait, sans révéler un abîme. Personne ne soupçonnait un antisémitisme transmué en philosophie. On ne peut pourtant s’empêcher de se demander ce qu’un Paul Celan, par exemple, aurait pensé de Heidegger, s’il avait lu les Cahiers noirs.

Il convient cependant d'affirmer la conviction que les idées certes dérangeantes d'Heidegger sur la situation des juifs dans les années 1930-1940, ne changent rien ou peu au fait qu'il est l'un des plus grands penseurs du XXe siècle. Sans écarter ces idées dérangeantes, rien ne sert de les nier dans une absurde démarche apologétique, dans un verdict paresseux ou des déclarations de foi ineptes, pour au contraire s'y exposer, encore et toujours.

Heidegger a distillé son antisémitisme spécifique dans des textes qu'il n'a laissé voir qu'à de rares personnes. Il ne les a pas publiés à une époque qui lui aurait peut-être permis d'en tirer des bénéfices. Mais, à la fin des années 1930, Heidegger avait déjà réduit ses sympathies pour les nazis à un seuil minimum.

Il jugeait sans doute que ces derniers avec leur credo racial ne pouvaient comprendre ses réflexions sur les juifs, où l'approche raciale n'était pas prépondérante, ce qui ne signifie pas cependant qu'elles étaient absolument dénuées de toute racisme. Si l'on devait s'accorder sur le fait que ces passages présentent sans équivoque un contenu antisémite, ne perdons pas de vue qu'il s'agit d'un antisémitisme tenu secret. Demandons-nous pourquoi, au tournant des années 1940, Heidegger entreprend de rassembler ses propos sur les juifs pour en tirer une interprétation de leur situation historique. Une difficulté supplémentaire est ici que l'un de ces Cahiers noirs, contenant des annotations des années 1942-1945, est la propriété d'un collectionneur qui en a jusqu'à présent refusé l'accès à l'éditeur. D'éventuelles déclarations antisémites datant de cette période seraient très problématiques.

SON INTERPRÉTATION DU NATIONAL-SOCIALISME

Que savait Heidegger des exactions commises contre les juifs ? Les Cahiers noirs ne contiennent aucune indication permettant d'établir qu'il avait eu connaissance de l'existence des camps avant ou juste après 1945. En 1949, il évoqua la « fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et dans les camps d'extermination », une expression qu'Hannah Arendt utilise dans Les Origines du totalitarisme.

Il fait certes une brève référence à la persécution des juifs, mais cela ne permet pas d'établir à quelle date il en eut connaissance. Qu'il ne se soit pas élevé contre l'éviction des juifs hors des universités, c'est une caractéristique qu'il partage avec la plupart des professeurs de l'époque.

Dans les années 1930-1940, Heidegger s'efforce de développer une sorte de topographie de l'histoire de l'Etre. Il s'intéresse ainsi aux deux problématiques parallèles : la relation du bolchevisme avec les Russes et celle du national-socialisme avec les Allemands. Le christianisme, de son côté, fait l'objet d'une interprétation négative. Il tente de définir le concept d’américanisme, tout comme il cherche à dégager la signification des peuples anglais, français, italiens.

Que le judaïsme aussi intervienne dans ce contexte, cela n'a rien de surprenant. Mais la manière dont il intervient est déterminée par des stéréotypes antisémites bien connus, portés à une dimension philosophique : c'est là le véritable problème que posent ces développements.

De 1940 à 1945, Heidegger se trouvait soumis à une énorme pression. Sans doute éprouvé par des problèmes d'ordre privé, ainsi que par son inquiétude pour ses fils engagés sur le front russe, il s'aperçut que son interprétation de la révolution nationale-socialiste, en laquelle il avait cru voir le signe annonciateur d'un revirement du monde européen, était en train de se briser contre la réalité historique.

DES ASSERTIONS DIFFICILES À SUPPORTER

Ses aperçus philosophiques sur ce qui est se révélaient de pures illusions. Personne ne considérait le poète Friedrich Hölderlin (1770-1843) comme « la pierre angulaire du prochain avenir allemand », comme disait le poète Stefan George (1868-1933) — à l’égard duquel Heidegger se montrait du reste assez réservé. Personne ne comprenait la fin solitaire de Nietzsche comme un sacrifice à la solitude de l’Être. On assistait plutôt à l'établissement du « dernier homme », ballotté entre l'évolution de la guerre et l'état de son compte d'épargne-logement. Les annotations postérieures à 1945 comportent des phrases où se lit, çà et là, une certaine perte du sens de la réalité. Elle affecte la perception qu'Heidegger a des relations entre juifs et Allemands. D'où des assertions difficiles à supporter.

Mais pourquoi le philosophe n'a-t-il pas relu après coup les Cahiers noirs de cette époque pour corriger ces annotations dérangeantes ? Il ne peut pas avoir oublié leur existence. Il veillait à ce que personne, à l'exception de membres de sa famille et de proches, n'en prît connaissance. Comment comprendre qu'il eût décidé de les publier en l'état ?

On ne peut supposer qu'il continuait de croire à la vérité de ce qu'il avait écrit. Pourquoi, si tel avait été le cas, aurait-il renoué avec Hannah Arendt ? Pourquoi surtout se serait-il abstenu, dans les Cahiers noirs ultérieurs, d'évoquer à nouveau la « dangereuse alliance internationale » des juifs, et le rôle qu'une telle conjuration aurait pu avoir joué dans le passé ?

Le secret gardé sur ces textes lui aurait permis d'exprimer de telles idées. On peut dès lors se demander si Heidegger n'a pas plutôt voulu montrer combien un philosophe peut se fourvoyer. Il a toujours tenu l'« errance » pour inévitable. Mais la décision de publier ses cahiers avec ses passages antijuifs, afin de mesurer cette « errance », requérait une remarquable liberté de pensée. Il s'y trouve peut-être encore une autre liberté – la liberté de se laisser effrayer. Une telle liberté n'est-elle pas la composante nécessaire d'une pensée qui a plus qu'une autre fait l'épreuve des catastrophes intellectuelles du XXe siècle ?

(Traduit de l'allemand par Pierre Rusch)

Peter Trawny (philosophe)