Chronique d'un temps si lourd
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Optimisme ?

Cette enquête donc sur le moral des français (1) que l'on présente toujours plus ou moins comme un facteur aggravant de la crise. J'avoue priser tout particulièrement ce genre d'études parce qu'elles flirtent avec ce qu'il y a sans doute de plus vague, de plus évanescent - en tout cas de moins objectivement quantifiable.

L'envie saisit presque toujours à lire ce genre d'études de se dire que nous n'avons jamais que des sensations de nantis et que, même en crise, nos sociétés demeurent quand même bien plus enviables que celles de pays en guerre, crise ou extrême pauvreté mais où paradoxalement le moral y serait bien meilleur. Mais à y bien regarder on observera

le grand écart entre optimisme individuel et pessimisme collectif

Constant depuis plusieurs années, cet écart traduit, au choix, la montée de l'individualisme - mais écrire ceci revient déjà à le condamner avant de l'avoir explicité - ou la dynamique perdue de l'espérance collective. Quarante années de crise sont passées par là qui toutes nous enjoignirent à la fois à ne compter que sur nous-mêmes, à prendre des initiatives, à ne pas tout attendre de l'Etat, à créer nous-mêmes nos propres emplois mais encore à nous méfier de toutes les idéologies qui finiraient toute mal, par attenter à nos libertés. Ce délitement de l'espérance collective qui a fini d'éroder la grande espérance consensuelle de l'après-guerre au point qu'on n'ait de cesse d'en réduire comme peau de chagrin les acquis sociaux demeure inquiétant. Qu'il n'y ait plus de pensée pour la porter haut ni de figure pour l'incarner n'est déjà qu'un symptôme : pour qu'il y ait société, implicitement ou explicitement il faut qu'il y en ait institution volontaire. Même entendu comme hypothèse d'école, le contrat suppose un troc - obéissance aux lois contre sécurité - et, à l'instar du refoulement freudien implique qu'on y a plus à gagner qu'à perdre. Que désormais la socialité nous apparaisse presque exclusivement comme une contrainte, comme un problème, et jamais comme une solution ; que, sous sa forme institutionnelle, l'Etat soit systématiquement présenté comme l'empêcheur de tourner en rond et comme un obstacle ; que l'autre enfin soit plus spontanément perçu comme un gêneur que comme une opportunité ne laisse pas d'inquiéter car menace les fondements mêmes de la socialité. Isolé, replié sur la seule confiance qu'il peut nourrir de lui-même, calfeutré dans le refuge de sa tribu, ivre de réseaux virtuels où il communique moins qu'il n'affirme péremptoirement son existence : l'individu moderne !

le repli de la tolérance

Véritable recul que cette place de la tolérance, si loin derrière le respect, dans le panthéon des valeurs à transmettre. Que l'on relie ceci avec la convivialité et la famille qui apparaissent comme le socle d'une vie heureuse et l'on comprend mieux ce qui se joue ici : le respect, qui n'est après tout, qu'une mise à distance, renvoie presque exclusivement au désir de reconnaissance : il est l'effort que l'on demande à l'autre quand la tolérance est au contraire celui que l'on s'impose à soi-même. Révélateur de la menace où tout individu se croit être soumis, ce score suinte la peur de l'autre et une véritable logique de forteresse. Les replis communautaires s'entendent de là et les tentatives de les ériger en formes modernes de socialité s'en déduisent logiquement. C'est en ceci surtout que l'on peut écrire que la socialité, plus encore que la société, est en souffrance : on ne bâtit rien ni sur la méfiance systématique de l'autre ni sur l'égolâtrie. Lévinas est bien loin : la reconnaissance de l'autre comme visage, c'est-à-dire comme celui qui dit tu ne tueras point s'efface devant l'exigence revendiquée de la reconnaissance de soi, une reconnaissance qui n'exigerait rien d'autre que le j'existe et fous moi la paix ! C'est bien après tout ce que l'on peut observer sur les réseaux sociaux qui, à première vue, sembleraient pouvoir ressusciter l'espoir pour la part de lien qu'ils instaurent, mais où, à bien y regarder on observe plutôt la défaite implacable du dialogue, la souffrance d'ego ne demandant qu'à être reconnu , mais offrant si peu ; demandant tellement.

M'inquiété-je pour rien ? Je ne peux en tout cas pas noter sans frémir, la toute dernière place de la solidarité et celle médiocre de la tolérance. Que la convivialité se hisse aux premières places n'est au reste pas si rassurant que cela qui témoigne plus du souci de quelque grégarité où le se sentir ensemble prime manifestement sur l'échange.

l'oubli de l'autre

Ultime tableau, guère plus réjouissant, que celui qui mesure ce qui est le plus important dans la vie. La famille mise à part, mais observons néanmoins qu'elle demeure quand même d'abord l'allégorie de soi via les siens, les préoccupations qui en appellent à l'autre - amitié et vie professionnelle - n'apparaissent qu'en tout dernier et encore avec des scores misérables. Il y a, ici, quelque chose comme un renversement redoutable des fondations mêmes de nos sociétés.

Oh, je sais bien et ne suis pas assez naïf pour imaginer jamais que notre être fût essentiellement constitué d'altruisme et que n'y entrât jamais once sinon d'égoïsme tout du moins d'égocentrisme. Je n'ai pas plus l'âme caricaturale d'un Lucchini feignant de croire que la gauche eût le monopole de la générosité. Non je sais juste que l'humanité se joue dans ce constant, dangereux parfois, instable toujours, mais enrichissant toujours rapport à l'autre où je m'institue au moment même où je reconnais l'autre, d'un même élan, d'une identique nécessité.

Mais, décidément, nicher la solidarité qui est avec la réciprocité l'un des fondements de la morale à une telle médiocre place dit combien l'autre désormais apparaît plus comme une menace qu'une chance, ouvrant tous les champs possibles aux dialectiques les plus mortifères ; plus comme un enfer que comme une rencontre.

Et l'on voudrait que je sois optimiste ?

 


1) réalisée par IFOP en décembre 2013

2) on aura déjà évoqué cette morosité lors de la campagne en 2012

3) une des thèses tenue dans Morale