Chronique d'un temps si lourd
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Subjectivisme ?

Encore une de ces superbes enquêtes d'opinion : sur le moral des français ce coup-ci (1) que l'on présente toujours plus ou moins comme un facteur aggravant de la crise. J'avoue priser tout particulièrement ce genre d'études parce qu'elles flirtent avec ce qu'il y a sans doute de plus vague, de plus évanescent - en tout cas de moins objectivement quantifiable.

Sans tomber pour autant dans le cliché de la bouteille à moitié pleine ou vide, on peut quand même arguer qu'il n'est question ici que de représentations et que si elles sont effectivement constitutives du rapport que nous entretenons avec le réel, il n'est pas tout à fait anodin de les traiter comme s'il s'agissait de réalités brutes. Grande tendance que l'on retrouve jusque dans les prévisions météorologiques - ah ces températures ressenties ! - on substitue comme objet de nos études et donc de nos commentaires, sans toujours l'expliciter clairement, l'écheveau de nos constructions mentales à l'explication de la réalité objective. Quand la démarche scientifique consiste à offrir une représentation cohérente et unifiée du monde, et donc à biffer, corriger, compléter nos opinions pour leur substituer une théorie valide, vérifiable et explicative, voici tout à coup à rebours de toute logique que l'on va se contenter plutôt que d'ajuster nos représentations au réel, d'arrimer le réel à nos ressentis ! Ah phénoménologie que tu as bon dos !

Que nos théories soient elles-mêmes des représentations, que nous n'accédions jamais à la réalité en soi et ne puissions sortir de notre pensée pour accéder au réel est une chose ; sombrer dans le subjectivisme pur en est une autre auquel je ne suis pas certain que les démarches actuelles échappent toujours. J'ai toujours adoré les pseudo-explications de nos experts en tout genre arguant que si les français ne consommaient pas c'est parce qu'ils n'avaient pas le moral ! Est-il si difficile que cela de concevoir que ce serait plutôt parce qu'ils sont fauchés et que c'est pour cela qu'ils n'ont pas le moral. Cette inversion d'entre effet et cause n'est pas seulement une faute logique ; elle révèle, comme par un effet délétère de balancier après les années scientistes du structuralisme, un étonnant retour du subjectif qui prête assez peu au dialogue, à la confrontation, à la discussion. Les goûts et les couleurs, comme on dit ... Ce qui ne va pas sans compliquer les choses et rend, c'est le moins que l'on puisse dire, le dialogue difficile voire impossible.

Inquiétant ! Quel échange demeure encore possible quand, dès la première remarque, objection ou précision, l'on vous rétorque mais ça c'est votre opinion ? Fermez le ban ! Quel dialogue s'il n'est aucun terrain commun sur quoi s'appuyer pour tenter d'expliquer, analyser, comprendre ? Dans le grand fossé qui se creuse dans la cité, et pas seulement entre les nantis et les pauvres ; pas seulement entre les jeunes, les banlieues et les classes moyennes encore installées, mais plus généralement entre chacun de ceux qui finissent presque toujours par se réfugier derrière un ressenti, une foi, une racine, une appartenance à un groupe ou une communauté ; dans cet écart invraisemblable que tout enseignant à un moment ou à un autre subit d'avec son public, qui vous tolère pour les recettes techniques que vous pouvez lui offrir mais pas pour le savoir que vous pourriez lui transmettre, qui se replie frileusement, j'allais écrire grégairement, derrière ses émotions et opinions pour ne s'engager jamais ni soumettre ses attaches à l'acide d'aucun doute, quelle chance reste-t-il encore pour le dialogue, l'échange, pour éviter la confrontation, pour continuer à refonder sempiternellement le pacte social ?

Ce n'est, certes, pas la première fois qu'un coup de balancier vient ainsi heurter ce qu'on pouvait croire assuré : après tout, Bergson ne fut-il pas à sa manière, et le succès mondain qu'il rencontra alors l'atteste quelque peu, une réponse au positivisme triomphant des ultimes années du XIXe ? Mais je cherche le Bergson de ce siècle commençant ....

Résonne encore en moi l'injonction de Pascal affirmant équivalents les deux excès : exclure la raison ; n'admettre que la raison. J'entends la grande leçon de prudence et d'humanisme de Montaigne et je n'oublie pas le grand désarroi d'un Descartes réalisant à la fin de sa formation combien ses connaissances tenaient sur socle bien fragile. J'ai infinie reconnaissance à l'endroit de Kant pour son j'ai limité le savoir pour laisser sa place à la foi pour la grande leçon de tolérance dont elle est l'invite et je n'oublie surtout pas Hume pour nous avoir rappelé que nous n'étions jamais tolérants par bonté d'âme mais par la seule certitude où nous demeurions de la fragilité de nos savoirs.

Mais justement ! Chacun à sa façon particulière rappela que même douteuse, même et surtout si fragile, la connaissance demeurait la seule voie de l'humain. Que, même s'il ne faut jamais négliger sens, sensations et émotions pour la dynamique qu'ils nous autorisent dans notre rapport au monde et l'épaisseur de nos existences, jamais non plus nous ne devrions leur brader la seule opportunité qui nous reste d'ébranler la forteresse qui nous sépare de l'autre ; de notre propre humanité.

Car, oui décidément, sous les feulements détestables qui percent depuis un an, j'entends ceci aussi : l'objection faite à l'intelligence ; le cri grégaire de qui exclut au nom d'une sensibilité qui ne se discute pas.

Peu rassurant, décidément ....

 

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1) réalisée par IFOP en décembre 2013