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Du système

Etymologie suivant

 

C'est une question que nous avons déjà brièvement évoquée à l'occasion d'un débat lors de la campagne présidentielle, il faut y revenir. C Fourest l'avait désigné comme un mot d'extrême-droite pour la part de confusion qu'il inoculait au débat en mettant tout dans le même panier de son opprobre. Pour autant le mot donne lieu a une théorie, féconde, mérite donc quand s'y arrête puisqu'au delà de l'invective politique, il s'agit bien d'un concept.

Ce qui m'intéresse ici c'est bien comment un concept opératoire dans les sciences peut si aisément basculer dans l'idéologie sitôt que retraduit en politique. N'aurait-on pas affaire, avec le concept de système, à la même déviation que celle observée avec Lyssenko ? Nous savons - et depuis longtemps - combien un concept des sciences dures importé sans précaution dans les sciences molles et pis encore dans le politique, pouvait être rapidement dévastateur. On sait encore, ce que montre l'affaire Lyssenko, combien l'inverse ne vaut pas mieux d'un concept de sciences molles importé- mais le plus souvent imposé - par le politique dans le corps du savoir.

Tenter de comprendre ce qui se joue dans et avec le concept de système revêt dès lors un double intérêt :

- dresser quelque chose comme une cartographie de la tératologie scientifique

- décrypter ce concept pour ce qu'il suggère de la méthode et dit du réel

Étymologie, méthode et histoire

Du grec, συστημα qui provient lui-même de συνιστημι (établir avec) il signifie réunion en un corps de plusieurs choses ou parties, et finit par désigner un ensemble d’éléments organisés destiné à une fonction définie. 2 Tout est dans les mots : on y retrouve le même radical sun que dans synthèse et symbole et suppose la mise en relation d’éléments distincts.Mais on y retrouve aussi le suffixe στημι que l'on retrouve dans épistémologie c'est-à-dire dans ἐπιστήμη où le grec entendait connaissance ou science. Du radical Στα - se tenir debout - le terme rencontre ainsi deux fois l'idée grecque de la pensée : elle est lien - ce que dit assez bien le radical rejoignant ainsi la signification propre de logos - et rejoint par son suffixe l'idée de stase, de ténure.

La connaissance est d'abord affaire de position que l'on prend et pour autant qu'on y adjoigne le préfixe épi c'est bien d'une domination dont il s'agit. Qui sait, domine son sujet, le maîtrise. Elle est en même temps affaire de lien et donc de logique. Qui sait aura toujours ramené à soi le divers du réel, le disparate tel que le propose la perception en une théorie unifiée, comme ce qui se donne à la vue de manière globale. La chose n'est pas anodine qui rejoint assez bien l'idée bachelardienne d'une théorie qui ne serait pas simple acte passif de perception mais bien au contraire production aussi bien du réel construit dans le modèle du laboratoire, que de protocoles de preuves et d'expérimentation.

Cette collusion entre l'acte et la pensée, nous l'avons déjà repérée à la suite de M Serres, dans l'idée même de cet agere d'où le latin aura tiré cogito qui renvoie à l'acte par lequel le pâtre réunit son troupeau égaré. Mais elle ne dit que la première partie de l'acte de pensée. Certes, c'est réunir d'un seul tenant ce qui est épars mais en même temps le réel se donne à moi de manière confuse, partielle et parfois fallacieuse. Le comprendre ( le saisir ensemble) implique donc bien de dénouer les fils, de désintriquer ce qui est emmêlé : bref d'analyser c'est-à-dire de décomposer le réel en ses éléments simples. Analyse et synthèse sont donc les deux moments complémentaires mais contraires du même acte de penser. Faire la synthèse, c'est d'abord poser une thèse (θεσισ) - et le mot lui-même dit l'acte de poser, d'arranger, de combiner un accord. Si l'on suit l'étymologie exacte de synthèse, elle est ainsi deux fois liaison au même titre que l'illusion est une ignorance au carré - ce qui peut aisément laisser à penser que l'illusion est le contraire de la thèse. C'est aussi dire l'exacte synonymie entre système et synthèse. La théorie d'un auteur n'est jamais de ce point de vue que la mise en ordre, la mise en système, en cohérence, des différentes thèses qui la forment. C'est bien, après tout, pour cette raison que - surtout - à partir de Compte, Hegel et Marx on parlera de système philosophique pour autant que ce furent des pensées non pas locales mais globales visant à donner du réel une représentation unifiée et cohérente, pour reprendre l'expression de F Jacob. 3

Cette collusion met à mal l'illusion empiriste selon quoi il suffirait de voir pour savoir ; celle qui voudrait que la pensée fût simple recopiage du réel, une simple mise en forme ou mise en mots. Non décidément la pensée est un acte ; est une dynamique et c'est bien ici une des grandes caractéristiques de la systémique que d'envisager toujours son objet non pas comme un donné mais comme un construit, comme un objet en tout cas qui ne se donne que dans une perspective dynamique. Non décidément penser revient à contraindre le réel à entrer dans les cases de nos structures mentales - ce que Kant nommait catégories.

 

Nous avons tous appris à penser avec Descartes qui reprenait sans toujours le dire les règles aristotélicienne :

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Toute la question réside dans cette seconde règle, apparemment cohérente et logique, qui fonde la méthode analytique mais se prête si mal aux ensembles complexes et, notamment, dès lors qu'il se précisera dans sa scientificité, à l'objet de la biologie - le vivant. On a là, un objet qui s'évanouit dès lors qu'on le décompose, en chimique et physique : autant dire que le vivant ne se réduit pas aux éléments qui le composent mais au contraire ne s'entend que dans leurs relations. On observera la même tendance avec la sociologie : Durkheim a beau vouloir reproduire la démarche cartésienne en écrivant les Règles de la méthode sociologique, il ne pourra pas ne pas considérer qu'une société est plus que la somme des individus qui la composent.

Cette question en réalité est aussi vieille que la philosophie elle-même puisque l'on retrouve dès le débat inaugural entre Parménide et Héraclite - l'opposition entre un monde entendu comme un tout composé de parties distinctes ou bien au contraire entendu comme unité de l'être qui interdit qu'on puisse seulement penser le devenir quand Héraclite présente le flux comme l'incessante instabilité des éléments qui le composent.

Cette question est métaphysique ; elle est aussi logique. Elle est au fondement même de l'acte de la pensée. Il est impossible de la traiter ici en son intégralité tant elle engage la totalité des domaines du savoir ; on peut néanmoins retenir quelques remarques à nos yeux essentielles :

- l'étrange configuration de la pensée grecque qui semble avoir épuisé, dès l'origine, toutes les combinaisons logiques de la pensée comme si tout avait déjà été pensé, donnant ainsi quitus à l'Eternel Retour, ou que tout développement ultérieur des sciences ne pût que retrouver le chemin déjà emprunté par les grands anciens.

- le lien très étroit que la question du système entretient avec le temps. Envisager un objet comme un système revient quasi nécessairement à le penser comme un flux. Mais c'est aussi supposer que derrière l'apparente permanence de l'objet se cache une réelle instabilité des relations : autrement dit la permanence de l'organisation se traduit par une instabilité interne. Avec un véritable enjeu : quoi du mouvement ou de l'inerte est l'apparence de l'autre ? Et c'est bien dans cette question cruciale-ci que vont s'engouffrer toutes les pensées réactionnaires des anti-Lumières en privilégiant ainsi l'enracinement et la permanence sur le flux.

- le nécessaire bouleversement que produira l'irruption de l'histoire et du vivant dans le champ de la connaissance. Avec le vivant surtout, mais aussi avec les différentes philosophies de l'histoire qui se définissent toutes en même temps - ce qui ne saurait être un hasard - après la Révolution Française (Hegel, Marx mais aussi Comte) le réel n'est plus tout à fait une nature, n'est en tout cas plus un donné mais au contraire plutôt une physique - entendue étymologiquement comme ce qui croît, grandit et qui, de surcroît, ne se donne pas mais se construit au travers de nos représentations, hypothèses et modèles.

- la rencontre à plus d'un titre fâcheuse, mais inévitable, entre le champ de la biologie et celui de l'histoire et du politique. Quelque chose se passe, au même moment, au mitant du XIXe siècle qui bouleverse autant le champ de la connaissance que les réalités sociales et politiques. Qui s'appelle ni plus ni moins qu'une révolution épistémologique. Mais, parce qu'en même temps, la mise en place en France, d'une démocratie qui fonctionne et fait sentir les conséquences d'une liberté politique en acte et d'une formation du citoyen ; qu'en même temps la révolution industrielle modifie totalement les structures anciennes et produit une société radicalement nouvelle ; qu'en même temps les sciences elles-mêmes connaissent un véritable bond en avant qui ne concerne pas seulement l'entrée en lice des sciences humaines et accordera quelque crédit au scientisme ambiant ; en raison même de la conjonction de tous ces bouleversements il n'est plus possible de penser le mouvement comme une simple turbulence de surface mais au contraire comme une rupture. Que l'on vantera ici, blâmera, là. Mais ce qui demeurera, jusqu'au XXe siècle, commun à tous les courants, c'est cet empressement à se servir des modèles scientifiques comme base, prétexte ou justification des prises de position politique. Le modèle platonicien vole en éclat d'un philosophe prenant en main les rênes du pouvoir,contre son gré mais par devoir désormais ce sont les politiques qui ont la main et se serviront des savoirs comme autant de surplomb. C'est désormais Comte qui servira de modèle - et en ceci Marx ne déroge point : il faut au politique une physique sociale 5 et pour cela il est impératif d'achever l'échelle encyclopédique. C'est au moment même où l'on aura voulu que la politique devînt une affaire de science que la science devint une affaire politique. Toute l'ambivalence de la notion de système trouve ici son origine historique : ni le nationalisme, ni le nazisme ne se peuvent entendre sans cet arrière-plan scientiste.

Reste l'aporie de l'individu

 

 

 


1) il faudra sans doute y revenir mais l'affaire, au moins dans son versant français a été analysée en son temps par D Lecourt

2) le terme - et son histoire - sont tout à fait remarquables. Pour désigner d’abord la cohérence d’un corps de doctrine, le terme engage très vite des domaines aussi différents que la logique, la biologie, les maths, la musique, l’économie etc. Dans tous les cas il s’y agit d’un objet conçu comme un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certains principes ou règles.

3) lire

Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale: celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination; Par exemple, on peut regarder la foudre comme l’expression de la colère divine, ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre; on peut regarder une maladie comme le résultat d’un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d’une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu’on invoque comme cause ou système d’explication, ce sont des forces invisibles qui sont sensées régir le monde. Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une théorie scientifique, tout système d’explication est le produit de l’imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c’est que le mythe de fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu’on rencontre comme événement est interprété comme un signe qui confirme le mythe. Une théorie scientifique fonctionne de manière différente. Les scientifiques s’efforcent de confronter le produit de leur imagination (la théorie scientifique) avec la “réalité” c'est-à-dire l’épreuve des faits observables. De plus, ils ne se contentent pas de récolter des signes de sa validité, ils s’efforcent d’en produire d’autres, plus précis, en la soumettant à l’expérimentation. Et les résultats de celle-ci peuvent s’accorder ou non avec la théorie. Et si l’accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une autre.
Ainsi le propre d’une théorie scientifique est d’être tout le temps modifiée ou amendée.

4) Descartes, Discours de la méthode

5) qui est le nom, on le sait que Comte donne à ce qu'on nommera plus tard la sociologie.