palimpseste Chroniques

De l'utilité

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Un très léger - tellement léger - mauvais esprit pourrait laisser filer un tonitruant rire sardonique en se rappelant les poncifs assommants sur les valeurs du sport ou la puissance éducative ou édificatrice de l'effort gratuit que l'on dédierait seulement à la beauté du geste !

Fi de tout cela et d'un scandale qui n'en est pas un tellement il aura été éventé dès l'origine, tant furent opportunément aveugles ceux qui eurent intérêt à l'être.

Je suis, certes, particulièrement mal placé pour parler du sport qui me laisse de marbre, dont je puis seulement feindre de m'étonner qu'il eût pris une telle importance sans ignorer pourtant ce qui d'anthropologique, ici, se joue du drame pascalien du divertissement.

J'y vois surtout une superbe claque infligée à l'utilitarisme ambiant qui voudrait qu'un acte fût moral ou non en raison de ses conséquences. Derrière la question des fondements de la morale, il y a peut-être simplement un problème de cohérence : imaginer ainsi que nous fixerions la valeur d'un acte en raison de la quantité de plaisir maximale et de souffrance minimale qu'il impliquerait suppose quant même une arithmétique des plaisirs à quoi chacun devrait se consacrer peu compatible avec l'impulsion des désirs. Au reste cet intérêt bien calculé ne dit rien de la contradiction fréquente entre l'immédiat et le long terme. Celui-là aura, en dépit de la certitude quasi totale de l'éclatement du scandale - irrémédiable dans une société du spectacle et des médias - aura, oui, préféré la gloire immédiate et donc du considérer que pesait plus le plaisir immédiat que la menace future du déshonneur, de l'opprobre et de l'infortune. Que le jeu, comme on dit, en valait bien la chandelle !

Comment expliquer l'acte ainsi commis nonobstant toute raison calculante ? Si ce n'est le pari ou le mensonge ? Au même titre que pour le jeu de hasard où le joueur méconnaît sciemment les règles élémentaires de la probabilité et lui substitue l'espérance psychologique d'un mieux hyperbolique, ici, contre toute raison, l'on aura joué l'intérêt à court terme. Et que dire des grandes institutions ou des grands groupes qui le soutinrent en dépit de toute évidence, tant les intérêts en jeu étaient énormes ? Non décidément c'est bien du côté de l'intention qu'il faut regarder tant finalement la seule question qui vaille demeure celle de la tromperie : se sont-ils trompés ou nous ont-ils trompés ?

Comment expliquer d'ailleurs que le scandale ait fini néanmoins par éclater alors même que tout le monde aurait eu intérêt à le camoufler encore : le sportif lui-même, les fédérations, les investisseurs divers et autre mécènes et publicitaires ... Après tout, le public aura eu son lot d'émotions et d'admiration ; les professionnels, leur retour sur investissement ; le sportif son immense fortune et gloire .... Pourquoi soudainement briser le masque et dévoiler les ficelles de mise en scène de ce qui, après tout, n'est qu'un spectacle ? si ce n'est pour s'offrir la jouissance ultime de ce luxe précieux d'enfin brûler les icônes qu'on avait tant célébrées. Recherche-t-on la vérité dans un roman, un drame ? ne goutons-nous pas plutôt la ficelle ou la trompe ? ces petits et gros trucs de mise en scène qui excitent l'imaginaire et apaisent le désir ?

Au fond tout ceci rejoint bien plutôt cette remarque de Serres:

Désirez-vous la gloire ? Ne faites pas, dites, parlez de ceux qui font. Voulez-vous de l’argent ? Le héros sue, le travailleur produit, le savant invente, le sportif bat des records … vendus à des milliers d’exemplaires ou écoutés par des millions de spéctateurs, ceux qui en parlent font une fortune. Assez d’actes : des discours des représentations ! Ne vous fatiguez point à conduire un navire, mettez en scène le naufrage de son modèle en carton-pâte, sans vous préoccuper de la véracité des choses de la mer. N’inventez ni ne produisez, critiquez !

Les parasites et pisse-copies de tout poil se seront saisis de l'affaire et auront trouvé l'occasion de faire suer encore une dernière fois la bête. L'idôle à la retraite pouvait encore servir : il suffisait de jouer la grande scène de la déchéance qui attire toujours le chaland. Et aux autres acteurs de la pièce de se refaire une virginité sur le dos de la victime émissaire sitôt sacrifiée qu'elle devient nuisible , c'est-à-dire précisément réutilisable.

Non décidément, le processus est connu : la question n'est vraiment pas là !

Mais ici : classique, incontournable, celle du mal. Comment comprendre qu'en dépit de toute raison, nous choisissions néanmoins le mauvais chemin - celui-ci même qui nous égare ? On peut toujours arguer du mauvais calcul, de la défaillance de la raison mais cette réponse, si pratique quand il s'agit des sciences est tellement faible quand elle engage nos actes ... La raison gouvernant le monde n'est pas moins terrifiante que les passions et, que je sache, la docte philosophie et la sage raison n'a empêché ni Heidegger, ni Céline de voler au secours de l'indicible.

Se rappeler peut-être combien la modernité aura balayé le temps ou, en tout cas précipité à ce point le rythme de nos actions qu'elle n'envisage plus que le court terme. La logique du marché est celle de l'immédiat ; celle du capital ne vaut pas mieux qui précipite la rotation de plus en plus rapide du cycle investissement/rentabilité. C'est tout entière que notre culture méconnaît le long terme pour se vautrer dans l'immédiat et babille désormais des chocs de compétitivité pour mieux détourner son regard des périls environnementaux. Le temps disparaissant, ou se rétractant à ce point, il est inévitable que le court terme catapulte le long terme et fragilise nos moindres évaluations. L'homme de l'instant se croit tout puissant, demeure dangereux pour ceci même.

Le philosophe de Platon sait peut-être mais a la vue tellement brouillée en redescendant dans la caverne qu'il devient la proie du plus grand nombre. Où la raison ne lui sert presque de rien. J'aime ce moment de fragilité où je pressens le signe d'une humilité nécessaire ; j'y vois surtout la vanité de ce calcul trop bien ordonné pour être honnête de notre économie des plaisirs. L'utilitarisme avait cru trouvé la martingale : elle ne vaut pas tripette. Il s'était targué de pouvoir faire adopter un comportement moral à tous ceux qui ne l'étaient pas. L'intérêt - le mot le dit - est toujours celui de qui s'incruste sur le canal de l'échange - inter est - il préside peut-être mais pour ceci même parasite.

Ce jeu est mortifère dont nous sommes les spectateurs complaisants et les cris d'orfraie poussés ont quelque chose de sournoisement ridicule.

 

 


1) voir