palimpseste Chroniques

Silence

janvier février mars avril mai juin juillet aoüt septembre octobre novembre décembre

A revoir Les enfants du Paradis de Carné, l'occasion de savourer ces scènes de mime - en même temps que de silence. Tant, à côté de la profusion d'images qui se télescopent à la rapidité de notre véloce et irrationnelle envie de partage, tonitrue omniprésent bruit, musique que cette génération dite Y consomme avec l'avidité de qui cherche peut-être moins à jouir qu'à se protéger de l'insoutenable proximité de l'autre à chaque interstice de nos pérégrinations.

On pourrait s'interroger sur l'usage que nous faisons de nos smartphones : dans le métro presque plus personne ne lit mais pianote sur son téléphone pour transmettre un impérissable et indispensable message tandis qu'en même temps les oreilles bouchées de quelques écouteurs insistants enferment l'autre dans un espace intérieur à jamais insaisissable. Celui-ci est assis-là à mes côtés, mais en même temps est ailleurs. Il n'est pas un étudiant, à la fin d'un cours, dont le premier geste ne soit de se saisir de son téléphone et de textoter. Petite Poucette !

Oui c'est vrai, notre conscience est tout entière de temps charpentée et il n'est pas certain que ce monde de musiques, de bruits et de paroles incessantes engendre la même conscience qu'autrefois. Oui, qu'il est loin le temps d'un Montaigne se retirant dans sa librairie, ou d'un Descartes dans son poêle ; si loin celui où des Saint Augustin, Rousseau ou Montaigne derechef pouvaient se retirer en cet Aventin où cet ego se donnait à entendre en ses doutes, craintes ou sottes tentatives de certitudes.

Oui, je le crois encore, nous ne sommes pas vraiment d'un lieu mais d'un instant * et ce qui dessine les contours de nos âmes tient plus à une musique intérieure arrimée à cet instant-ci qu'à je ne sais quelles circonvolutions.

Il y a, dans le mime, autant que dans la musique, cette grâce de l'universalité qui vous fait (croire) tout comprendre ou être compris de tous ; évidemment. Anti-Babel à sa façon, accomplissement de la glossolalie pentecôtiste, l'art est, bien sûr, ce qui efface la frontière et me permet de tendre la main - avec tous les risques mais avec la force de l'engagement. Mais, dans ce regard triste du mime, qui voit tout, mais ne dit rien, qui n'a rien pour mot dire (maudire ?) il y a bien plus - la confluence peut-être entre les espaces intérieur et extérieur.

Ce silence que l'on dit d'or qui pourtant peut être si dangereux en même temps ** tant la pensée demeure un dialogue intérieur où plus qu'ailleurs encore résonnent les mots jamais couverts par nul parasite, ce silence qu'avec la solitude je goûte moins comme un refuge que comme l'aire offerte de la lenteur. Signe de l'âge peut-être ... il me souvient de ce Venez, j'ai le temps mais juste besoin d'un peu de paresse de Léon Blum à ceux qui venait lui rendre visite à Jouy en Josas dans les derniers mois de sa vie.

Car c'est bien le paradoxe de cette époque, de cette société, îvre de technologie et de mondialisation qui la propulse en un rythme de plus en plus efréné quand sa population vieillit et aspire peut-être simplement sinon au repos au moins au répit. Les 35 h d'Aubry avaient révélé ceci au moins : cette folle aspiration au calme, à la culture peut-être parfois, mais à la lenteur octroyée, à l'écart de la folle entreprise.

Il y a bien un gros paradoxe, que je reconnais, à vanter le silence pour quelqu'un qui enroule, pages sur pages depuis des années ... Je ne sais si je l'assume ; je le perçois en tout cas. Et redécouvre le plaisir de la plume, plus lente.

 

 


1) lire cet extrait de Serres

2) comment ne pas penser à ce texte d'E Wiesel

3) dans un texte écrit il y a plus de vingt ans j'écrivais ceci :

A l'autre bout de l'échelle les premières fois, que l'on espère, que l'on attend impatiemment avec une crainte mêlée d'excitation, que l'on commet avec la gravité sacrée des rites de fondation.

Le premier livre que l'on parvient à lire seul et en entier ! La première cigarette que l'on fume à l'écart et en cachette pour en mieux savourer le malaise; la première ivresse que l'on essaye moins qu'elle ne nous surprend; le premier baiser que l'on appose, rougissant et trembleur sur des joues impatientes d'être fardées; la première nuit blanche passée à parler, parler sur fond de musique tantôt saccadée, tantôt languide; le premier chagrin amoureux, la première querelle; que sais-je encore ! Le premier salaire ou le chèque que l'on signe. La première nuit blanche que l'on passe à ne plus parler, où les corps inventent un nouveau langage; ce corps adoré jusqu'à l'épuisement que jamais l'on n'oubliera.

Ce fut aussi pour moi, tout aussi importante, la première page que j'écrivis.

Ainsi, subitement, la plume dessine sur la page des graphes qui enfin prennent un sens. Il n'était avant que gribouillage et tâches; naissent à présent des mots qui résonnent ou tintent, les signes d'une volonté créatrice. Le voyageur en face de moi semble toujours crier ses grognements rocailleux tant que je ne comprends pas sa langue. Puis le bruit magiquement se fait musique où l'émotion plus jamais ne tarira.

Cette seconde est d'intelligence et d'ensemencement. Les chemins, à ce qu'on dit, mènent tous quelque part; qui dira jamais où ils débutent, où la jungle baroque et fière se fait piste et direction ? L'homme, presque par miracle, dessine un point, trace une ligne et alors, naît l'espace; celui, intime, de ses désirs.

Je sais aujourd'hui que cet instant-là inaugure une irrésistible nostalgie, une joie aussi fervente qu'est engourdissante la tristesse qui l'accompagne. Nous n'avons jamais l'âge de nos artères, mais de cette seconde, impalpable, où émergea le sens. Et débuta le chemin. Jamais homme ne pourra regarder photographie de cette époque-là, musique alors en vogue, sans hurler pudiquement de reconnaissance et d'angoisse. Le temps miraculeusement s'arrête alors, qu'on ne dépassera plus. Nous ne sommes jamais d'une époque, mais d'un instant !

Cet instant peut être musical: un accord dans la Pastorale de Beethoven mille fois répété et toujours émouvant; une phrase du Stabat Mater de Pergolèse: tellement pure de toute ambition qu'elle ressemble à la Parole originelle et vous empêche de trop longues secondes de respirer autrement qu'haletant, ivre d'une exquise douleur; il peut être littéraire ou philosophique: tel argument que soudain l'on comprend et bouleversera le regard que nous portons ou le doigté de notre harmonie intime; il est souvent sentimental quand un regard vous illumine qui éblouit l'âme en l'élevant à des hauteurs qu'on désespérait pouvoir atteindre jamais; et vous fait oublier tout et tous.

Il fut pour moi tout cela ensemble. J'eus la chance de m'éveiller à la vie à la croisée de routes que j'avais longtemps crues inconciliables. Ces amours adolescentes durèrent peu; elles m'eurent pourtant un goût d'éternité. Si plus tard, je me consolais des femmes avec le commerce exaltant des idées, je n'y parvins que de les avoir rencontrées ensemble, en même temps.
Une nouvelle frontière venait de se tracer qui me séparait définitivement de mon enfance. Pourquoi eus-je alors le sentiment d'être aimé, la certitude d'être quelqu'un ? Je ne sais ! Mais ce m'était une première fois. Je n'eus envie ni de hurler, ni même de parler. J'étais assurément trop secret pour sauter d'une joie quelconque mais la musique qu'en moi j'entendis alors, approchait plus d'un choral fiévreux de Bach que de l'intime quatuor de Schubert ! Elle m'élevait aux cimes où, enfin, l'achèvement de l'oeuvre devient visible.

L'inépuisable puissance de ces instants-là reste notre viatique; notre dot. Ce qui fait la valeur d'un homme me semble aujourd'hui sa capacité à en prolonger le lointain écho jusqu'au plus infime détail de ses oeuvres.
Que j'ai pu l'aimer, cette jeune fille ! Et pourtant, j'ai la certitude que ceci est une banalité tellement écrasante qu'il vaudrait mieux la taire. Mais je ne puis oublier la grâce de cette seconde où, enfin, la fierté ridicule cédait le pas devant l'humilité inquiète. Le don le plus précieux que nous font les femmes doit bien tenir de cette impérieuse exhortation à nous exhausser toujours, sans coup férir, mais sans pause possible.

J'ai peine souvent à comprendre le peu de cas que nous faisons de cette grâce initiale, le peu que nous conservons de la nostalgie qui, de loin en loin, nous en saisit, pressés que nous sommes de faire nos preuves et de réussir dans cette implacable course à l'ambition Et si nul homme ne peut oublier la première femme qui le regarda avec des yeux humides de passion, nous finissons pourtant tous par en égarer l'entraînante candeur.