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Baisers

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Une photo qui a défrayé la chronique pour son côté joliment provocateur. Deux jeunes femmes s'embrassent perturbant une manifestation anti-mariage gay....

Intéressante parce qu'il s'avère que ces deux jeunes femmes ne sont pas lesbiennes mais voulurent seulement, par cet acte public, manifester leur approbation du projet de loi. Intéressante encore parce que cette photo est le pur résultat d'un buzz Internet qui désigne combien la toile est devenue une formidable caisse de résonnance. Il n'est pas certain en effet que cette photo, quoique prise par un photographe AFP, eût pris une telle importance, ni même qu'elle fût choisie pour publication sans le plebiscite des internautes. En la matière ce sera le public, la base qui s'en sera emparée de ce cliché pour en faire un symbole et non je ne sais quelle rédaction.

Effet démocratique d'une information toujours déjà distribuée ou bien plutôt perversion de l'information en spectacle ? Ce qui est certain en tout cas est que si, autrefois, c'était a posteriori qu'un cliché finissait par apparaître comme le symbole d'une époque ou d'un mouvement, sans que pour autant celui qui l'avait pris l'eût pensé comme tel, désormais, rompus aux règles médiatiques élémentaires, le public conçoit, prépare et organise ses actions : l'événement est conçu pour être visible et spectaculaire et tout a l'air de se passer comme si ne pouvait plus désormais être événement que ce qui était visible. Que ceci finisse par escamoter ce qui, dans le champ social, relève de la transformation lente et discrète est possible - à moins justement que la spectacularisation ne donne sa chance finalement au temps long de Braudel en lui offrant une facette visible ....

Tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715. Mais il s'est passé en 1715 une infinité de d'autres choses observables, qu'il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour conserver à l'état écrit. Il faut donc choisir, c'est-à-dire convenir non seulement de l'existence, mais encore de l'importance du fait ; et cette convention est capitale. (.) L'importance est à notre discrétion comme l'est la valeur des témoignages. On peut raisonnablement penser que la découverte des propriétés du quinquina est plus importance que tel traité conclu vers la même époque ; et, en effet, en 1932, les conséquences de cet instrument diplomatique peuvent être totalement perdues et comme diffuses dans le chaos des événements, tandis que la fièvre est toujours reconnaissable, que des régions paludéennes du globe sont de plus en plus visitées ou exploitées, et que la quinine fut peut-être indispensable à la prospection et à l'occupation de toute la terre, qui est, à mes yeux, le fait dominant de notre siècle.1

Mais voici donc, que l'emparerement par le public de la photo et du spectaculaire peut rendre visible ce lent mouvement chaotique en lui donnant une figure, une forme.

L'Eglise ne s'y est pas trompée qui se cherche, dans son lourd mouvement d'opposition au projet de loi sa propre photo choc : l'image ici encore est forte du cardinal portant la croix - geste d'ordinaire réservé au chemin de croix du temps pascal - voulant signifier ce chemin de croix, cette souffrance que l'on impose à la foi ou à la morale. L'hyperbole est tapageuse, comme souvent, qui met sur le même plan, théologiquement douteux, la mise à mort du Christ et l'évolution du mariage.

Décidément, sur le fond, l'Eglise n'aura jamais été claire sur la Passion ! Se deux choses, l'une: ou bien la crucifixion est la forme que prend la Rédemption et il faut la fêter ; ou bien elle est un crime, majeur puisque déicide, et il faut la pourfendre. Mais les deux ensemble relèvent de l'acrobatie logique et théologique !

On y voit en tout cas combien, décidément la morale ordinaire demeure la hantise de l'Eglise. Pour elle, la famille - et non l'individu précisément, demeure la cellule de base de la société et, surtout, un espace moins privé que moral où doivent dominer service, soumission et devoir et sûrement pas plaisir ou liberté. Sans être plus iconoclaste qu'un autre, j'aimerais tellement mieux que les églises se préoccupassent de l'Esprit où elles ont vocation - et s'il était un dieu qu'il s'enquît plus de ce qui traverse nos âmes que de ce qui hante nos calfouettes ! Quand l'Eglise se crispe sur de tels sujets, elle nous rappelle seulement ce que fut son historique vocation : une ample et universelle stratégie de mise au pas et de soumission des individus.

Mais attention : ce baiser de Marseille n'a précisément rien à voir avec la mise en scène de la communication telle qu'on peut l'observer par exemple dans une campagne électorale et que l'on retrouve dans le geste crispé du cardinal tout englué dans une componction de circonstance :

Ici une orchestration médiatique savamment dosée où le privé incrusté dans le public saupoudre le message politique de cette once de people qui veut forcer sinon l'adhésion en tout cas la sympathie : loi du genre désormais où Sarkozy a pataugé de Cécilia à Carla ; où Hollande s'empêtre parfois.

Non ! là, il se sera agi d'une initiative individuelle : la forme moderne de la protestation n'est plus exclusivement celle de la manifestation fût-elle un sit-in ou un défilé. La modernité de la Toile a inventé une manifestation inédite : la photo ! L'avènement du numérique aura accompagné le déploiement de l'Internet : la photo est désormais celle de tout le monde, via les appareils comme les smartphones. On l'a vu durant le printemps arabe notamment mais tout au long des cinq dernières années aussi où il s'avèra que plus un geste, plus une parole d'un président n'échapperait plus désormais à l'oeil sagace du public. Nous sommes désormais autant consommateurs que producteurs d'informations et d'images.

J'y vois la marque de notre temps

Regardons y bien : il y a, assises, des femmes, plein pensantes, de tous âges, mais que des femmes, comme si la crispation sur le mariage traditionnel n'était déjà plus qu'affaire de femmes, nobles gardiennes du temple. Presque toutes de blanc vêtues, à l'instar des Vestales comme pour mieux souligner l'offense faite à la pureté. En face, de sombre ou gris revêtues, barrant l'espace si bien aligné d'un enlacement qui subitement focalise tous les regards. Belle inversion, belle subversion : celles que l'on devait regarder dans leur placide protestation assise sont désormais celles qui regardent et tout à coup on se voit offrir la plus jolie illustration qui soit de l'antithèse ordre/mouvement : celles qui préfigurent l'avenir sont debout et en mouvement. Belle inversion d'ailleurs que ce geste qui dit non en offrant le oui !

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Dernière remarque ... et non des moindres : une vidéo a circulé de cet événement, prise manifestement avec un portable. Indépendamment de la piètre qualité de la prise de vue, comment ne pas remarquer que là où il y avait stature et provocation fière, ne demeure plus que geste emprunté, maladroit, hésitant.

C'est ici évidence qui va bien au delà du professionnalisme du photographe et du bricolage de l'amateur : elle dit l'immensité du regard mais aussi sa construction. Combien, au delà de l'apparence, l'instantané est construction.

L'objectivité est à entendre, décidément, non comme vérité plate reproduction d'un réel qui n'existe que dans l'imaginaire des sots, mais comme destination, finalité et donc construction - ce que le terme objectif suggère aussi. L'appareil me met en face et contre moi une réalité qui n'exitera jamais que pour autant que je la saisisse et lui donne un sens. Ce pourquoi la photo est un art - ou peut si facilement l'être ; ce pourquoi il n'est rien qui vaille plus que l'oeil qui outrepassera toujours la prouesse technique de l'appareil. Platon avait chassé les poètes de sa cité pour les considérer comme des menteurs...

Il m'arrive de penser que la réalité n'existe que dans l'imaginaire des sots ; qu'elle est à elle-même un imaginaire.

Non ! il n'y a pas d'objet ; que des intentions ; que des visées. Nous nous empêtrons dans un océan d'icônes qui manifestement disent plus sur nous que sur le supposé réel. Ce pourquoi l'iconoclaste restera toujours un terroriste en plus d'un sot : en voulant biffer l'image, c'est le sujet qu'il pourfend.

Enfin, même si ceci n'a rien à voir d'autre que l'acte même du baiser, comment ne pas trouver bien plus obscène ce baiser de Judas, quand même on a peine à deviner qui ici trahit l'autre ! Ce 6 octobre 89 on fit mine de célébrer les 40 printemps de la RDA dont on organise incontinent l'étiolement : un mois plus tard le mur sera ouvert !

J'aime, je l'avoue ces rituels qui miment la soncérité, l'événement mais qui, comme tout rituel ne sont jamais que les mises en scène d'un sacrifice. Ce fut le cas pour Honecker en cette année-là ! Le même, quelques années auparavant aura manifesté goulument sa vassalité à un Brejnev déjà podagre. Regardons ces visages figés en arrière et ces applauddissements de circonstances : la grisaille est partout qui ne tient en rien à la photo mais au vide sidéral de l'émotion que le geste ne parviendra pas à contredire.

Autre mise en scène, aussi célèbre, mais tellement plus émouvante, celle de Doisneau et de son baiser de l'Hôtel de Ville.On sait que la prise n'avait rien de spontané qui dit l'essentiel de l'art photographique mais combien en même temps elle parvient à recueillir l'aube d'une époque, d'une ville ou d'une vie qui crurent avoir laissé derrière elles le pire et pouvoir ensemencer le meilleur. Ce baiser là ne dit pas tant l'amour que l'espoir ... cette discrète éclisse de lumière qui tente l'aventure aux trainées grisâtres des brumes matinales.

 

 

 

 

 

 

 

 


1) Valéry, Variétés, Essais quasi politiques, Discours de l'histoire

2) ce qui fut le cas, ar exemple, de ces deux-ci, autour de la guerre du Viet-Nam :