Elysées 2012

Notre affaire à tous

Longtemps je me suis crue protégée par mon innocence. Je n'avais que des passions avouables et des intentions banales : accomplir la tâche pour laquelle les contribuables français me payaient, appliquer la loi. Je me rendais compte, bien sûr, que les dossiers dont j'avais la charge excitaient la curiosité des médias. Mais je me savais une femme simple. Je pensais que tout le monde saurait faire la part des choses entre l'image publique et ma vérité personnelle.
Je vivais avec mon double de papier. Une femme portait mon nom, avait pris mon visage, mais ne me ressemblait pas. Ce personnage factice, fabriqué à coups d'échos "confidentiels" et de dépêches d'agence, d'articles assassins ou de portraits complaisants, m'était étranger. On me disait agent d'influence, redoutable poisson trouble d'une puissance étrangère, et je me dépêchais de rentrer avant la fermeture des magasins pour faire les courses ou pour garder, le soir, ma petite-fille de dix-huit mois que ses parents me confiaient pour sortir. On me prêtait des intentions terrifiantes, des amants bien placés et quelques faiblesses coupables, alors que je vivais ma vie de femme, tout simplement ; je prenais régulièrement l'avion pour retrouver une maison de bois, sans électricité, dans l'immensité blanche de la Norvège où je suis née. Je pensais que le décalage criant entre l'image et la réalité me protégeait contre mon double.
Je sais désormais que mon double m'a supplantée dans le regard des autres. Chacun de mes gestes est interprété en fonction de l'image virtuelle qui a été créée.
Cet automne, on m'a présenté une jeune collègue lors d'une réception au Palais de justice. Cette femme m'a regardée droit dans les yeux, l'oeil méfiant : je n'aime pas ce que tu fais. Elle ne me connaissait que par journaux interposés. Nous avons parlé : tout ce qu'elle me reprochait avait été inventé. J'aurais empêché un détenu de recevoir ses médicaments... J'aurais envoyé des procès-verbaux à des journalistes... A force d'être colportés et amplifiés, les mensonges les plus énormes avaient fini par devenir pour elle plus vrais que l'évidence.
Depuis des mois, il n'y a pas une semaine, parfois pas une journée, sans qu'un article cite notre nom [Eva Joly et Laurence Vichnievsky, juges d'instruction de l'affaire Elf]. La plupart du temps pour ressasser les mêmes erreurs et les mêmes histoires, comme les "canards sanglants" inspirés des colporteurs du Moyen Age, qui passaient de village en village en ajoutant à chaque halte une nouvelle variante à leur récit. Dans les moments de stress, une véritable garde de journalistes se tient devant notre bureau, et chacun de nos déplacements est suivi. La première fois que j'ai dû affronter une nuée d'objectifs et de micros, j'ai eu l'impression d'être physiquement agressée. Il m'est même arrivé de courir dans le hall du Palais de justice pour leur échapper, comme si j'étais coupable.
Il faudrait être un ermite tibétain pour ne pas comprendre que le dossier Elf, qui est sans doute l'affaire financière la plus importante jamais instruite en Europe, attire les médias. Or le secret de l'instruction est une digue de papier lorsque le tam-tam médiatique s'empare d'un dossier.
Dans le dossier Elf, nous sommes deux juges, deux greffiers, deux membres du parquet et trois policiers à avoir accès à tout le dossier et à être tenus au silence. Le secret de l'instruction a d'abord été conçu pour protéger l'enquête. Lorsque nous décidons une perquisition, nous avons besoin de garder l'information secrète, sinon nous ne trouverions plus que des dossiers vides.
En revanche, le secret de l'instruction ne s'applique pas aux hommes et aux femmes mis en examen, ni à leurs avocats, ni aux témoins. Dans le dossier Elf, nous recevons soixante avocats qui peuvent obtenir des photocopies, presque autant de mis en examen et plus de trois cents témoins. Ces hommes et ces femmes sont libres de parler. Il n'y a pas non plus de secret de l'instruction pour la chaîne d'alerte de l'exécutif qui, dans une instruction délicate, fait remonter, via le parquet, la direction de la police ou de la gendarmerie, les pièces importantes jusqu'au cabinet du garde des sceaux et à celui du ministre de l'intérieur, lesquels les répercutent ensuite à l'échelon supérieur. On conviendra avec moi que cela fait beaucoup de sources de fuites possibles.
Je me souviendrai toujours de mon arrivée en février 1964 à Paris. J'avais vingt ans. Nous étions quatre jeunes filles au pair du même âge. J'avais passé les trente-six heures de train à réviser la conjugaison. Je savais peu de chose de la France. Lorsque j'ai posé mes valises remplies de livres, ce matin-là, gare du Nord, je ne me doutais pas que c'était pour toujours.
Si j'ai adopté la France, si je suis "tombée en amour", comme disent les Canadiens, je suis née norvégienne. Pour l'état civil, je m'appelle Gro - prononcez Grou - Farseth. En norvégien, mon nom veut dire "la ferme de transhumance de Far" (un lieu-dit). Du côté maternel, mes ancêtres étaient des producteurs de framboises : ils transportaient leur marchandise en bateau à vapeur pour les vendre sur le marché à Oslo. Ma famille paternelle était une lignée d'agriculteurs de montagne, produisant assez de lait et de beurre pour survivre. Mon grand-père construisait des bateaux en bois dans un chantier naval d'où est sorti Fram, le navire de Nansen, l'explorateur de l'océan Arctique.
La famille Joly, en m'ouvrant ses portes, avait peut-être joué avec le feu : accueillir une jeune fille au pair de vingt ans quand on a un fils de vingt et un ans... Ce fut l'innamoramento, comme disent les Italiens, un éblouissement mutuel, une fusion.
Lorsqu'il a été question de mariage entre nous, mes futurs beaux-parents ont coupé les vivres de leur fils, qui était alors étudiant en médecine. Il fallait subsister. Je suis devenue secrétaire dans une maison de disques et j'ai commencé des études de droit, en cours du soir. Mon travail n'avait aucun intérêt. Alors je me suis rattrapée sur mes études : nous avons beaucoup travaillé, tous les deux, la nuit, amoureux, avec une furieuse envie de bâtir notre vie de nos propres mains.
J'étais portée par mon désir de devenir française. J'avais la foi des convertis. Je me suis même inscrite dans un institut de phonétique parce que je voulais éliminer mon accent. La tâche était impossible : la mémoire musculaire de l'enfance ne s'efface pas. J'ai dû me rendre à l'évidence : mes "u" ne seront jamais assez pointus ; mon oreille n'entendra pas certaines subtilités.
Dans ma quête d'intégration, la famille de mon mari a été précieuse. Comme j'étais norvégienne, j'ai eu droit à un petit cours d'étiquette accéléré. J'ai abandonné certaines couleurs que je portais. Je me suis mise à dire bonjour autrement et à me taire quand il le fallait. Ces années d'apprentissage sont passées comme un souffle. J'ai donné naissance à mes enfants entre mon travail et mes études : je me souviens d'avoir passé la dernière épreuve de ma licence un lundi, accouché le lendemain dans la nuit et passé les oraux quinze jours plus tard, en ayant révisé à la clinique. C'était une programmation parfaite. J'en ai gardé une notion particulière du temps. Quand on doit jongler entre les urgences, il faut épuiser chaque minute.
Je suis devenue conseillère juridique dans un hôpital psychiatrique. J'ai fait mon éducation politique, au sens fort, dans cet hôpital : confrontée à la réalité plutôt qu'aux idées, j'ai dû refondre entièrement ma représentation du monde. J'en ai gardé un grand respect pour l'univers psychiatrique. Au bout de quelques années, j'ai eu l'impression d'avoir fait le tour de mon travail à l'hôpital. En 1981, le ministre de la justice a organisé un concours exceptionnel d'accès à la magistrature.
J'avais trente-huit ans.
La galerie financière de Paris coulait des jours heureux, loin de l'agitation du reste du Palais. Lors de mon premier entretien avec la présidente du tribunal [en 1993], j'ai été prévenue de l'indifférence générale à l'égard des affaires financières. Avec franchise, elle m'a dit : "J'avoue n'avoir jamais rien compris à ces immenses dossiers qui ne sortent jamais. Je ne vois pas le but du jeu." Dans les préoccupations d'une présidente de tribunal de Paris, les affaires financières représentaient un domaine marginal. A la fin de notre entretien, elle m'a glissé, songeuse : "En fait, je crois que vous avez choisi l'instruction financière parce que vous êtes norvégienne et protestante."
Le sous-entendu m'a frappée. Je vivais en France depuis presque trente ans. Jamais personne ne m'avait dit que j'avais choisi l'hôpital psychiatrique, la carrière de magistrat ou les restructurations industrielles parce que j'étais née à Oslo et encore moins parce que j'avais suivi des cours de religion comme tous les petits Norvégiens. Il y avait un rien de condescendance dans sa voix, comme s'il était dans l'ordre des choses que les protestants s'intéressent à l'argent, ce qui n'était pas une préoccupation assez noble pour les catholiques. Avec la médiatisation, la référence au protestantisme n'a cessé de s'amplifier à mon propos. Je n'entretiens pourtant que des relations distantes avec la religion. Mais l'association d'idées avec le puritanisme est facile : elle permet d'assimiler notre travail à une croisade et à des mots comme "pureté", "blancheur", "morale" qui sont des mots traîtres.
Dans ce fantasme, j'ai l'impression de lire une certaine mauvaise conscience. La société française s'autopersuade que le monde n'a pas changé, mais faute d'avoir pensé l'argent, l'argent s'est mis à penser à sa place, et la corruption s'est développée d'une manière impressionnante. Dans l'ordre des priorités, la galerie financière occupait une part modeste au Palais de justice, en plein nord, coincée entre un petit carré de bâtiments et la cour du dépôt. Il était impossible d'ouvrir les fenêtres à cause des cars de police stationnés dans la cour, dont les moteurs tournaient au gasoil et dégageaient une fumée noire. Mon cabinet d'instruction était une petite pièce de 18 mètres carrés, la taille d'une chambre de bonne. Les lieux me tenaient le même discours que la présidente du tribunal : l'activité déployée à la galerie financière était marginale et sans importance.
Sur un plan matériel, la situation était presque comique. Le moindre gérant d'un magasin de chaussures possédait déjà un ordinateur pour sa comptabilité et son courrier administratif. Les PME utilisaient des ordinateurs de traitement de texte avec imprimante, achetés 10 000 francs pièce toutes taxes comprises, en vente dans les hypermarchés. Les marchés financiers fonctionnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, reliés par satellites.
Et je découvrais un cabinet d'instruction financière sans télécopie, sans Minitel, avec des téléphones antiques et une machine à écrire Olivetti qui avait coûté 12 000 francs à l'administration et qui comportait seulement quatre cents signes de mémoire, faisait un bruit infernal et mobilisait du carbone et un tube de blanc pour corriger les fautes de frappe ! Notre travail n'intéressait personne.
J'ai rangé la machine à écrire dans mon placard et j'ai emprunté l'ordinateur de ma fille, qui avait fait une école de commerce. C'est avec lui que, pendant deux ans, nous avons saisi les interrogatoires. Un ami bidouilleur m'a aidée sur un vieux Macintosh à créer un programme très simple de gestion de cabinet pour gérer les délais, lister les procédures, prendre des notes et fixer des mémos. En fin de journée, nous organisions, ma greffière et moi, des démonstrations pour mes collègues, émerveillés par les possibilités de l'informatique. Les soirs de lassitude, j'essayais d'imaginer ce que pourrait être une instruction avec le dixième des moyens informatiques de la direction générale des impôts : la recherche par mots-clés, les moteurs de recherche, le recoupement des flux, l'analyse syntaxique... Le lendemain, il fallait rentrer dans le même bureau étroit, avec mon vieux téléphone marron.
A l'époque, le dossier Pechiney était à l'instruction. Les difficultés du Crédit lyonnais étaient connues : un rapport parlementaire de 1994 avait dénoncé "les graves défaillances de gestion et les pratiques délictueuses" dans certaines filiales, "l'amateurisme" de la gestion, laissant apparaître des craintes de malversations très importantes. Et personne ne s'est dit : "On ne peut pas instruire des affaires comme celle-là, qui se sont déroulées dans l'univers ultra-sophistiqué des grandes banques internationales, portant sur des montants à dix zéros en donnant simplement l'affaire à un juge, avec 18 mètres carrés de bureau, des stylos à bille, du papier carbone et un exemplaire du code pénal. Il faut affecter des moyens à ces enquêtes, à la hauteur des sommes détournées." Cela prouvait, sinon leur volonté d'étouffer l'affaire en amont, du moins leur aveuglement devant la réalité du terrain.
Au fil des mois, la médiatisation de nos enquêtes a braqué les projecteurs sur ces conditions matérielles en décalage complet avec l'ampleur des dossiers. M 6 est venue pour le magazine Capital filmer un court reportage qui a fait sensation. J'ai réuni aussitôt plusieurs dizaines de lettres de soutien de magistrats. Rien n'a bougé. Une année plus tard, j'ai décidé de donner un entretien à La Tribune où je protestais encore contre la situation. Alors qu'elle avait été enregistrée un mois plus tôt, l'interview est parue le matin où nous perquisitionnions le siège du Crédit lyonnais. Je n'avais pas prémédité ce raccourci (le journal ne m'avait pas prévenue de la date de parution), mais bien sûr personne n'a voulu me croire. Je n'ai jamais su si c'était un vrai hasard ou si la journaliste avait bénéficié d'une indiscrétion. L'effet d'amplification a été redoutable. Pour la façade, le garde des sceaux, Elisabeth Guigou, s'est offusquée : "Il y a beaucoup de besoins anonymes, non exprimés, dans des affaires non médiatiques, qui doivent mobiliser les moyens de mon ministère." Cette formule mériterait d'être encadrée dans tous les bureaux de l'administration. Pourquoi en effet satisfaire des besoins exprimés quand il en existe qui ne le sont pas ?
Dans les coulisses, c'était l'affolement. J'ai été convoquée le jour même par le vice-président, qui m'a sommée d'accepter immédiatement un autre bureau : "Vous marchez en dehors des clous." La pièce que l'on me proposait, à peine plus grande, ne résolvait pas mes problèmes. J'ai refusé. Le soir même, le président du tribunal s'est déplacé jusqu'à mon bureau. A son regard, j'ai compris qu'il n'était jamais venu dans ce couloir. Plusieurs collègues avaient décliné mon invitation de constituer un petit comité de réception. Nous aurions été plus forts unis. Mais les magistrats préfèrent les confrontations feutrées, en tête-à-tête. Laurence Vichnievsky, elle, n'a pas hésité. Toutes les deux, nous avons expliqué au président d'alors notre situation. Je crois qu'il l'a comprise. A partir de là, tout a changé. Brusquement, il n'y avait rien de plus urgent que de constituer un pôle financier !
On nous a installés dans des bureaux fonctionnels et luxueux qui ressemblent à ceux d'une banque d'affaires. Les conditions matérielles sont évidemment meilleures et prouvent que les institutions peuvent changer. Notre espace vital n'a plus rien à voir. Nous disposons de deux bureaux par cabinet d'instruction. Les pièces sont équipées en informatique. Nous pouvons compter sur des assistants spécialisés, des douaniers, des inspecteurs de la Banque de France ou des fonctionnaires de la COB en détachement et sur des assistants de justice, de jeunes étudiants en fin de cycle qui travaillent à mi-temps. J'ai souligné à l'époque deux symboles étranges.
D'abord que l'on ait choisi de nous éloigner du Palais de justice. D'autres solutions étaient possibles. Le ministre a préféré délocaliser les affaires d'argent, comme si ces dossiers ne relevaient pas de la justice traditionnelle. Avec l'éloignement, nous avons perdu ce contact informel, si précieux, au détour d'un couloir ou d'un hall, avec les magistrats du Palais, ce qui fractionne le traitement judiciaire et nous isole. J'ajoute, de manière plus anecdotique, que la vie nous a fait un joli clin d'oeil. Alors qu'il est de bon ton de critiquer, sur un ton pincé, les "instructions médiatiques", la chancellerie n'a pas trouvé d'autre lieu disponible pour nous installer que l'ancien immeuble du Monde [rue des Italiens, dans le 9e arrondissement...]
L'image la plus juste pour expliquer la multiplication des instructions financières est sans doute celle d'un bâtiment dont la porte resterait obstinément fermée. Pendant des décennies, les magistrats sont passés devant le mur de la grande délinquance financière sans oser franchir le seuil. Et puis, un jour, ils ont trouvé une clé : derrière la porte, un univers inconnu s'est ouvert à eux, et d'autres portes encore, qu'il leur a fallu pousser. De pièce en pièce un labyrinthe est apparu, plus tendu et plus complexe que tout ce qu'ils avaient pu imaginer. C'est l'histoire de ce bouleversement de l'institution que je veux raconter aujourd'hui.
A peine installée dans mon bureau, j'ai senti que je devais traiter les délits financiers comme tous les autres délits. Quand un braqueur pointait un pistolet d'alarme sur la tempe d'un gérant de station-service pour lui soutirer 6 000 francs, il était poursuivi de manière méthodique et condamné à cinq ou dix ans de prison. Mais quand un dirigeant de société, avec un ordinateur et son cerveau, détournait 100 millions de francs, la justice l'entourait d'un luxe de précautions : longues enquêtes préalables, auditions en catimini de quelques seconds couteaux, expertises interminables...
Aujourd'hui, je me rends compte du tabou que j'ai brisé. J'avais quitté les rivages ordinaires de la justice. Lorsque j'étais substitut du procureur et que je poursuivais des dealers, c'était une situation acceptée par tout le monde. Mais tout ce qui était admis pour les trafiquants de drogue devenait soudain scandaleux appliqué aux corrupteurs et aux corrompus.
Il faut se rendre compte qu'en 1994 aucune instruction d'envergure en la matière n'était encore arrivée jusqu'au jugement devant un tribunal français. L'action des juges financiers bousculait un ordre installé depuis toujours. L'année dernière, j'ai effectué quarante perquisitions. En cinq ans, pour mon seul cabinet d'instruction, nous avons demandé deux cents présentations. Ce chiffre peut paraître important, mais comparé à celui d'un cabinet en charge de la délinquance ordinaire, du terrorisme ou du grand banditisme, il n'a rien d'exceptionnel. Ce sont juste les cartes de visite des témoins qui pèsent un peu plus lourd.
Au cours de ces six ans de galerie financière, j'ai souvent eu l'impression que l'architecture de la justice avait été conçue autour d'un article préalable au code pénal qui en donnerait le chaînon manquant : "La loi s'applique à tous, sauf à celles et ceux qui détiennent un pouvoir politique ou économique."

Il m'a souvent été reproché d'exploiter les lettres anonymes. L'utilisation médiatique de cet argument, qui permet d'associer abusivement nos enquêtes à la délation sous l'Occupation, ne me fera pas changer d'avis. Sur cent lettres anonymes reçues, si l'on enlève les injures antisémites, les obsédés du complot mondial, les photocopieurs fous et les radiesthésistes, seules une ou deux sont intéressantes. Ce sont probablement des petits entrepreneurs qui ont vu des travaux pharaoniques, des cadres déchus parce qu'ils avaient refusé de collaborer, quelques femmes abandonnées, des contrôleurs des impôts dont on a arrêté les vérifications.
Si je contrôle une information anonyme sur la provenance de certains fonds et qu'elle se révèle exacte, que dois-je faire ? Pendant la République de Venise, les doges avaient institué le principe de la Bocca. Tout le monde pouvait se plaindre de manière anonyme des autorités en laissant une lettre dans la bouche du Lion.
L'influence de ces courriers sur les enquêtes est marginale. Ils ne représentent un véritable intérêt que lorsqu'ils expriment un sentiment d'impuissance. Celui qui s'oppose au système paie un prix incroyablement fort. Il est aussitôt humilié, marginalisé, licencié, placé sur écoutes illégales, menacé de mort. On le fait passer pour un déséquilibré. Sa voiture a un accident. Son appartement est cambriolé. Il sent physiquement une menace. J'ai éprouvé de la colère en entendant les récits de certains témoins. Pour dix secondes d'honnêteté, ils ont vécu dix ans d'enfer. Ils ont payé leur courage au prix fort. Ils n'ont pas voulu se soumettre et ont été rejetés sur le bord du chemin. Ce sont des auditions comme celles-là qui vous font comprendre l'influence des réseaux organisés en France.
En tant que magistrat, j'avais l'habitude de rencontrer des criminels qui reconnaissaient leurs actes. Un délinquant financier, lui, n'avoue jamais, même si nous arrivons à lui glisser devant les yeux la preuve du versement illicite de plusieurs millions sur son compte bancaire. Il trouvera toujours une nouvelle fable, sans exclure l'existence d'une machination destinée à l'enrichir à son insu ! Combien d'interrogatoires où j'entendais des protestations véhémentes : "Madame, je ne peux rien vous dire, mais je suis un catholique pratiquant, je jure sur la tête de mes enfants et sur tout ce que j'ai de précieux que ce que je vous dis est vrai." Et au fil de l'enquête, nous remontions la trace de plusieurs millions de francs détournés sur des comptes personnels en Suisse. Je devais sans cesse revenir aux faits pour m'assurer que je ne fantasmais pas. Comme un prévenu me l'a glissé avec dédain à la fin de l'interrogatoire : "Il n'y a vraiment que les magistrats pour ignorer que le capitalisme français s'est construit à coups de délits d'initiés !".
Dans le dossier Elf, face aux milliers de pages d'un dossier tentaculaire, j'ai demandé la désignation d'un autre juge d'instruction. Lorsque Laurence Vichnievsky a rejoint l'instruction du dossier Elf, nous devions tout inventer. Nous ne nous connaissions pas vraiment. De sombres augures nous donnaient entre trois et six mois avant de transformer l'instruction Elf en une guerre de tranchées, où chaque juge camperait sur ses prérogatives.
Heureusement, les situations sont plus fortes que les individus. Devant l'ampleur de la tâche, chacune d'entre nous a immédiatement trouvé sa place. Laurence était plus intégrée que moi dans le sérail de l'institution judiciaire. Elle connaissait les rouages de la chancellerie, après un passage au cabinet de l'ancien garde des sceaux, Pierre Arpaillange. Elle était respectée de la hiérarchie. Nos deux personnalités si différentes auraient pu se superposer comme l'huile et l'eau. Elles se sont adaptées l'une à l'autre, en se complétant. Une instruction financière est un travail extrêmement minutieux. Il n'y a pas de raccourci. En professionnelle, Laurence sait analyser et décortiquer les rapports de force. Dans l'action, toute forme de nervosité disparaît chez elle : d'un calme olympien, elle tranche et impose sa prestance.
Nos deux bureaux sont mitoyens, ce qui nous permet de nous voir cinq à six fois par jour et de partager toutes les décisions. Travailler avec elle m'a apporté un échange continu et des idées que je n'aurais jamais eues seule. C'est une catalyse intellectuelle et humaine. Je ne peux pas laisser en arrière-plan le fait que nous avons affronté le danger ensemble. Ceux qui ont vécu sous la menace et dans le stress savent comment ces situations intenses poussent les individus à la pointe d'eux-mêmes. Une amitié profonde s'est nouée, qui durera au-delà de nos instructions communes.
Pour comprendre l'enjeu, il faut se rendre compte de la situation absurde qui est la nôtre. Les juges sont comme ces shérifs des westerns spaghetti qui voient les bandits jubiler de l'autre côté du Rio Grande : ils peuvent nous narguer sans que nous puissions intervenir. La mondialisation des activités financières a radicalement changé la donne. En vingt ans, la plupart des contrôles publics ont été supprimés. En France comme à l'étranger, les marchés financiers sont devenus libres. La révolution technologique permet désormais, à Paris comme à Tokyo, d'effectuer en temps réel les opérations bancaires les plus complexes à n'importe quel endroit du globe.
Chacun peut comprendre l'absurdité de la situation. L'argent est totalement libre d'aller et de venir, pendant que les enquêtes judiciaires restent confinées à l'intérieur des frontières. La coopération internationale est en effet un parcours du combattant. Le déséquilibre de la situation est d'autant plus vif que nous assistons depuis vingt ans à la montée en puissance d'une pléiade de micro-pays, villes-Etats et territoires protégés offshore.
Vingt ans après la première affaire de fausses factures politiques, la justice française garde toujours son lampadaire braqué sur le même morceau de trottoir. Les pouvoirs publics n'ont jamais encouragé les enquêtes. Nos gardes des sceaux successifs ont même déployé des trésors d'invention pour contenir le flot des "affaires", du plus visible (envoyer un hélicoptère au-dessus de l'Himalaya à la recherche d'un procureur en vacances, mais présumé obéissant, pour empêcher l'ouverture d'une information judiciaire) au plus subtil (les jeux de mutations policières ou judiciaires, les supplétifs refusés, l'engorgement des cabinets d'instruction récalcitrants).
Je ne me lasserai jamais de le répéter : pour mener à bien le dossier Elf, le bon sens suggérerait de mobiliser une dizaine de policiers et des moyens d'investigation de grande ampleur, de proposer la collaboration des services publics (services de renseignement, direction générale des impôts, etc.) et de faire pression de tout le poids de la République sur les pays étrangers qui refusent nos demandes d'entraide judiciaire.
L'Etat accepte pourtant de s'être fait voler sans réagir. Nous devons traiter ce dossier comme un dépôt de bilan ordinaire. Laurence Vichnievsky et moi-même sommes chargées chacune, en plus de ce dossier, de soixante autres instructions. Et nous n'avons droit qu'à un inspecteur et demi pour retrouver la trace des milliards envolés. Notre dénuement est le symbole de la volonté française de garder les paupières closes. Ne rien voir, ne rien savoir.
Je suis frappée depuis quelques mois par l'impact de la marée noire de décembre 1999 sur la côte atlantique. Cet accident a été, à l'image de la finance globale, le royaume des non-coupables. Plus de 60 % du fret mondial circule sous des pavillons de complaisance offshore, à l'instar des capitaux réfugiés dans les bunkers de la finance. Les sociétés-écrans s'emboîtent les unes dans les autres. Combien de temps allons-nous tolérer que le droit s'arrête aux portes de ces micro-Etats qui ne connaissent que la loi du silence ?
Je regardais cet hiver les photos des bénévoles en ciré jaune, une pelle à la main. Et j'avais l'impression de les comprendre de l'intérieur. Ils étaient l'image de notre travail. S'il le faut, je continuerai, pendant cinq ans encore, à ouvrir mon code pénal chaque matin. Nous ferons ce que nous avons à faire, sans illusion, mais sans désespoir. Pourtant, si la délinquance financière ne devient pas l'affaire de tous, je doute que nous arrivions seuls à en conjurer les périls.