palimpseste γνῶθι σεαυτόν
Préambule précédent suivant

Petits détours heideggeriens I

L'art de la question

C'est qu'en réalité, il y en a deux ! Dans l'Introduction à la métaphysique, Heidegger commence par justifier la légitimité de la question métaphysique mais il est révélateur qu'il débute par LA question par excellence Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Il prend même le soin de justifier par trois raisons successives ce pour quoi cette question est la première et logiquement et chronologiquement.

On pourrait cependant tout aussi bien se demander ce qu'est l'être avant d'en rechercher la cause. N'est-ce pas, après tout, la démarche que l'on adopte pour n'importe quel objet, que de tenter dans un premier temps de le définir, de l'analyser, de le classer éventuellement en catégories distinctes, avant, dans un second temps seulement, d'en déceler les causes ? Outre, ici encore, que l'ordre des questions n'est pas anodin, qui risquerait de réduire la métaphysique à une ontologie - étude de l'être en tant qu'être, selon la définition d'Aristote - qui n'en est cependant qu'une partie, il faut bien admettre que la question portant sur l'être en général, aucun classement initial ne semble ni vraiment pertinent ni même possible d'autant que le concept d'être, s'il a une extension maximale a pour cela une compréhension nulle, ne comprenant que lui-même.

C'est qu'en réalité la question métaphysique est en même temps l'essence de la question ; ce ne saurait, à ce titre, être un hasard que très logiquement, dans le passage cité, Heidegger en vienne à se poser la question du pourquoi du pourquoi ? Il ne s'agit pas tant de saisir la dimension psychologique de la question quoique ce soit précisément ce qui signe l'humain que ce désir - ce besoin ? - impérieux de comprendre 4, de donner une signification au monde et donc en même temps à sa présence au monde. Il ne s'agit pas même de repérer ce qu'il peut y avoir d'universel dans nos structures mentales que F Jacob 5 évoque comme l'exigence d'une représentation unifiée et cohérente du monde qui signe l'origine commune des sciences et des mythes même s'il est vrai que nous ne parvenons pas à ne pas nous poser la question de la cause. Les antinomies de la raison pure l'avaient illustré : se poser la question de la cause ultime débouche sur des réponses impossibles mais surtout, ne font jamais que déplacer le problème - ce sera toujours l'Etre qui expliquera l'être et ce faisant, telle est en tout cas la critique heidegerienne, on en aura oublié de poser la question de l'être au profit de la seule question de l'étant.

Par quelque bout que l'on prenne la question, on n'empêchera pas en effet que celui qui pose la question, d'abord se pose en face de ce qu'il interroge quand bien même il ne préjugerait pas d'emblée de son étrange posture d'être à la fois juge et partie. On peut bien avoir à cet égard le point de vue de Comte qui balaie ainsi la possibilité ou pertinence de toute science humaine à venir, on n'obérera pas pour autant la réalité de la question métaphysique. Celle d'un être qui, par désoeuvrement ou intérêt, se demande ce qu'il fait là, et le sens de sa présence 6. La question - quaerere - est étymologiquement de l'ordre de la quête, de la requête ; de la demande. Contrairement au verbe chercher où résonne encore le circa qui laisse entendre combien la recherche est de l'ordre de l'hésitation, de la contorsion, la question, elle, a un destinataire : elle est enquête, instruction, interrogatoire - voire torture quand on y soumet un esclave ou un supposé hérétique. La question est intimement liée au travail pour la souffrance qu'elle suppose, pour la production qu'elle implique. La question cherche à savoir, veut se procurer la réponse, met en place l'instruction qui lui permette la réponse. La question exige la réponse, la produit. Le terme répondre, lui-même, d'origine plutôt juridique et religieuse, suppose l'engagement ; d'où responsabilité. Cette question loin d'être anodine, d'être de celles phatiques du type de ces Bonjour, comment allez-vous ? dont on n'attend nulle réponse et servent tout au plus à engager le dialogue, suppose au contraire l'engagement total de l'être qui la pose au point que, même si, au départ, la question ne devait surgir que par désoeuvrement ou lassitude, elle ne saurait laisser intact celui qui la pose. Elle est même au contraire à l'origine, le fondement de qui la pose qui apparaît résolument comme un sujet de la précisément poser ou laisser se poser en lui, fût ce par inadvertance.

Heidegger utilise, pour la définir, le terme de saut (Sprung voire Ursprung) : autre manière de dire la dimension exceptionnelle de la question ; c'est en même temps pour lui manière de souligner la spécificité de la philosophie qui échappe par ce saut à la fois au registre de l'utilité - avec de telles questions on ne peut rien faire - et à celui de l'actualité - on est nécessairement intempestif avec de telles questions. Ce saut désigne l'effort que suppose la question et permet de nettement distinguer le travail qui sera celui du philosophe de la simple crise existentielle qui peut affecter qui, par méprise, nonchalance ou désoeuvrement, on l'a vu, peut à l'occasion être saisi par la question.

Curieuse fatalité que celle de la question qui vous éloigne de son objet à l'instant même où l'on espère s'en approcher. M'interroger me projette hors de l'être - en tout cas devant lui - comme si je cessais d'en être, de lui appartenir mais m'en sépare une seconde fois en glissant subrepticement entre moi et lui un monde de mots, d'images, de concepts. Je me croyais être, je ne suis que pensée - et il me faut toute la force d'une conviction à la Parménide pour me laisser convaincre que ceci revînt au même. Tout a l'air subitement de se passer comme si moi et le monde étions incompatibles : que je cesse de me le représenter et alors oui j'y adhère totalement mais en dissolvant irrémédiablement ce je qui pourtant me signe ; qu'au contraire je m'astreigne à tenter de le penser, à me le représenter et alors, je m'en éloigne tant s'interpose entre moi et lui, tel l'océan qui fait se dériver les continents, l'écran glacé de mes idées.

Je ne puis pourtant pas ne pas penser ; non plus que je ne parviens à ne pas être. Chemin étroit, anguleux et angoissé qui est celui de la pensée.

Il faut demeurer encore un peu autour de cet instant inaugural qui est le croisement même entre l'humain qui se cherche et se perd car cet instant est une instance. Ce ne saurait être un hasard si c'est ici qu'Heidegger en profite pour recenser les différentes méprises nourries à l'encontre de la philosophie même si c'est en même temps de métaphysique dont il parle. Sans doute sommes-nous ici à la racine, au point le plus profond où plonge la racine ce qui est d'autant plus paradoxal qu'elle est en même temps ce qui nous déterre et fait de nous d'inconsolables apatrides.

La question pèse comme un aller sans qu'on puisse être certain qu'il promette jamais un retour : curieuse combinatoire où ce qui s'approche, éloigne ; où ce qui s'éloigne, approche. La tentation est tellement forte de produire ici une réponse qui serve, qui fût, comme on dit, utile. Le rêve existe, le modèle aussi sur quoi se fonde l'instauration dans nos classes terminales de la philosophie : celui d'un instant, privilégié, qui séparerait définitivement d'entre le temps de la formation et celui de l'action, qui clôturerait le temps de l'enfance pour ouvrir le champ de la maturité, d'un instant, à l'écart, comme peuvent l'être les cloîtres ou l'asile qu'offrent les églises ; d'un espace protégé où pourrait sans risque éclore la question et où chacun pourrait, contrefaisant son Descartes, tout remettre à plat, se faire une idée personnelle ; se former ses propres projets et idéaux pour enfin, savamment, avec détermination et calme, passer à l'action. Mais la connaissance n'est pas une besace où l'on pourrait puiser, ici une recette, là une certitude que l'on pût troquer contre une place dans le monde, une mission enviable. Je connais peu de questions qui, à l'instar de celle-ci, n'appellent que d'autres questions et ne portent nulle réponse.

Emprunter ce chemin, c'est d'abord renoncer : à ses préjugés ? ceci n'est pas très grave et sans doute même salutaire. A ses principes ? mais c'est le lot commun de qui se fait vocation à honnêtement penser et pour peu qu'on l'aborde avec prudence et humilité, le sentier des doutes reste fréquentable. Non ! c'est plutôt renoncer définitivement à toute promesse de réponse et accepter de demeurer, séparé, isolé, loin des laboratoires des chercheurs, loin des stratégies de techniciens, loin des dogmes de théologiens.

Quand bien même on l'eût, poser cette question c'est renoncer même aux lueurs de la foi. Tout repenser à partir de l'existence d'un Dieu est assurément honorable, mais conduit vers un autre chemin - qui n'est pas celui de la métaphysique. Je le sens depuis toujours, je le sais depuis Kant : emprunter les traverses de la métaphysique n'éloigne pas seulement des preuves et expériences de la raison scientifique qui ne veut connaître que des faits ; mais étouffe aussi les ultimes échos d'une conscience intime qui ne cessent de répéter l'ultime réverbération d'une évidence enfouie. Rien en moi ne me révolte à écouter ce murmure qui me confirme perpétuellement l'évidence de la transcendance mais tout dans la question que je pose m'oblige à le taire - à l'oublier. Je sais le chemin possible et lumineux qui va de la Révélation à la vertu ; je sais le chemin barré qui va du doute rationnel à l'être. Mais il n'est pas de question qui tienne autrement qu'en optant pour cette voie-ci.

Le rêve fou serait encore que ces deux routes quelque part se rejoignissent mais l'on ne peut sans trahir le projet initial s'en remettre à l'une quand l'autre répugne seulement à tracer l'issue.

C'est cela aussi laisser encore un peu d'espace où permettre à la question d'éclore : accepter qu'elle vous engage totalement comme elle porte sur l'être en sa totalité ; tolérer qu'elle vous emporte sans jamais laisser de répit. Ni offrir de réponse.

Destin incontournable de qui pose la question, essence peut-être même de l'humain qui n'est jamais aussi digne et parfois grand que lorsqu'il accepte les affres de l'incertitude et les circonvolutions de la question. Il n'est que de n'être pas, de n'être qu'éclair, brisure momentanée des ciels orageux, esquisse vagabonde qui ne trouve de havre que provisoire.

Ni le soleil, ni la mort.... Mais encore : ni Dieu ni la réponse ne se peuvent regarder en face.

suite


4)Pascal, Pensées, Article III, De la nécessité du pari, 194-427

« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme que cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
« Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de tout celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

on lira aussi ce passage de R Maritain assez révélateur de ce que l'on nomme non sans pertinence angoisse métaphysique

5)F Jacob, Le darwinisme aujourd’hui, p. 145-147

Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale: celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination; Par exemple, on peut regarder la foudre comme l’expression de la colère divine, ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre; on peut regarder une maladie comme le résultat d’un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d’une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu’on invoque comme cause ou système d’explication, ce sont des forces invisibles qui sont sensées régir le monde. Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une théorie scientifique, tout système d’explication est le produit de l’imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c’est que le mythe de fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu’on rencontre comme événement est interprété comme un signe qui confirme le mythe. Une théorie scientifique fonctionne de manière différente. Les scientifiques s’efforcent de confronter le produit de leur imagination (la théorie scientifique) avec la “réalité” c'est-à-dire l’épreuve des faits observables. De plus, ils ne se contentent pas de récolter des signes de sa validité, ils s’efforcent d’en produire d’autres, plus précis, en la soumettant à l’expérimentation. Et les résultats de celle-ci peuvent s’accorder ou non avec la théorie. Et si l’accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une autre.
Ainsi le propre d’une théorie scientifique est d’être tout le temps modifiée ou amendée.

quelques textes de F Jacob

 

 

6) Heidegger, Introduction à la métaphysique, Tel, p 13-14l

Chacun de nous se trouve quelque jour, peùt-être même plusieurs fois, de loin en loin, effleuré par la puissance cachée de cette question, sans d'ailleurs bien concevoir ce qui lui arrive. A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque les choses perdent leur consistance et que toute ·signification s'obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a-t-elle touché qu'une fois, comme le son amorti d'une cloche, qui pénètre en notre être-Là, et se perd de nouveau peu à peu. La question est -là, dans une explosion de joie, parce qu'alors toutes choses sont métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous, au point qu'il nous serait plus facile, semble-t-il, de concevoir qu'elles ne sont pas que de concevoir qu'elles sont, et sont dans l'état où elles sont. La question est là, dans un moment d'ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et de l'allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de l'étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît indifférent que l'étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de nouveau retentir sous une forme bien particulière la question : « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? »

du même :

Essais et Conférences, Tel, Moira, p

Colloque sur la dialectique

Annexe de ce colloque : sur la parole de Parménide p 279

mais aussi les premières pages de

Introduction à la métaphysique, Tel, p 13-27

 

7) CNRTL

class. respondere [à l'orig. terme de la lang. relig.: « s'engager en retour; répondre à un engagement solennellement pris », de spondere « promettre solennellement »] « faire une réponse oralement ou par écrit; répliquer, réfuter; répondre à un son, répéter, retentir; répondre à un appel, une citation de justice [notamment pour se justifier] (à basse époque « répondre pour quelqu'un, le défendre » Itala, Romains ds Blaise Lat. chrét.); « donner en retour, rendre l'équivalent; répondre à l'attente, aux efforts; être l'équivalent, conforme; cadrer avec, faire le pendant à ».

8)