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Petits détours heideggeriens II

De la signification de la parole de Parménide être = pensée

Dans le texte intitulé Moira des Essais et Conférences, Heidegger distingue les trois significations possibles que l'on peut accorder à cette parole de Parménide. La même distinction est reprise, parfois dans les mêmes termes, dans une annexe du colloque de 1952 sur la dialectique 8 :

Ταὐτὸν δ' ἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα.

[35] Οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος, ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν,
εὑρήσεις τὸ νοεῖν· οὐδὲν γὰρ <ἢ> ἔστιν ἢ ἔσται
ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος, ἐπεὶ τό γε Μοῖρ' ἐπέδησεν
οὖλον ἀκίνητόν τ' ἔμεναι· τῷ πάντ' ὄνομ' ἔσται,
ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ, 9

C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée;

[35] car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé,
tu ne trouveras pas le penser; rien n’est ni ne sera
d’autre outre ce qui est; la destinée l’a enchaîné
pour être universel et immobile; son nom est Tout,
tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font

 

- la pensée est quelque chose qui se produit, qui appartient au domaine de l'étant au même titre que tous les autres étant

- l'être se donne dans la représentation, apparaît comme un objet. Comme une annonce de ce que dira plus tard Berckeley : esse est percipi que théorisera finalement Hegel : l'être est identique à la pensée c'est-à-dire à ce qu'elle énonce et affirme

- dans la perspective platonicienne, reprise par Kant, l'être a ceci de commun avec la pensée qu'il ne relève pas de la sensibilité mais ne se donne que par la pensée : l'une et l'autre auraient ainsi ce point commun de n'être pas sensibles.

Trois remarques préalables

On ne peut s'empêcher de souligner à cette occasion l'impression toujours trop triviale mais obsédante néanmoins qu'ici on s'astreindrait à couper les cheveux en quatre pour reprendre une expression courante et, qu'à tout le moins le rire gras de la servante de Thrace a quelque justification. Non que ces questions n'eussent un sens - nous ne les aborderions pas autrement - mais qu'il y a manifestement quelque imprudence - ou fétichisme ? - à interpréter ainsi quelques fragments tirés d'une oeuvre qu'on n'a pas et qui n'a peut-être existé que dans la tête des exégètes. Quand on observe la prudence, le scrupule des exégètes d'un auteur à remettre dans leur contexte la moindre formule, la plus petite sentence, l'effort mis à relever les éventuelles évolutions de la pensée d'un auteur au gré de sa vie intellectuelle, on ne peut qu'être surpris - mais surtout prudent - devant le déluge d'interprétations surgies à l'occasion de quelques vers, de quelques phrases, de quelques mots. Il ne s'agit pas de prétendre qu'il faille s'en abstenir, tout juste de manier ces textes avec une extrême prudence. Nous leur faisons peut-être dire ce qu'ils ne disent pas - mais cette remarque, identique à celle qu'on pourrait porter en littérature, s'arrête ici : l'essentiel n'est peut-être pas là mais dans ce que leur postérité y a perçu et qui en fait des textes fondateurs.

D'où la seconde remarque, déjà évoquée : la métaphysique est indissociable de son histoire. La question n'est pas de s'émerveiller devant l'éclosion d'un miracle grec qui eût tout déjà pensé de telle sorte qu'il devienne impossible désormais d'avancer sans revenir inlassablement sur ces prémisses mais de comprendre que même si demeure légitime le souci de penser une métaphysique sans pour autant la réduire à une interprétation de son histoire et du commentaire de ses problématiques, en revanche il serait illusoire de croire qu'on y puisse avancer à partir de rien.

La troisième est cruciale, qui détermine la suite, la possibilité même de la suite : ce que dit l'identité de l'être et de la pensée est moins de l'ordre du gain que de la perte. En me posant invariablement comme un sujet face à un objet de connaissance ; en faisant de l'étant ce qui se tient en face et ne se donne à moi que par la pensée et/ou la perception, je me condamne peu ou prou à ne pouvoir saisir ce qui est qu'à travers le prisme de la représentation. Tout être est d'abord un être pensé, représenté et comme je ne puis penser l'être hors de ma représentation, je me condamne à ne jamais pouvoir savoir avec exactitude si, à l'extérieur, correspond bien quelque chose d'identique à la représentation que j'en ai, sauf, précisément, à postuler l'identité originaire de l'être et de la pensée. Perspective idéaliste, au sens que la tradition philosophique a donné à ce terme ? Assurément ! Mais au delà des mots, une inquiétude lancinante : y a-t-il seulement de l'être ? ou tout ceci n'est-il pas seulement une fantasmagorie de la pensée ? Sauf à considérer - ce que le sagace Heidegger a bien compris - que cette interprétation évoque l'identité de la pensée à l'être quand Parménide pose celle de l'être à la pensée. Ce qui revient au même, dira-t-on, l'égalité étant réciproque : pourtant celui-ci parle de l'être. Ramener la formule à une théorie de la connaissance reviendrait en tout cas à prendre un autre chemin, qui est celui de la philosophie, à poser une autre question qui est celle des conditions de possibilité de la connaissance. En bref, il faut bien admettre que la théorie de la connaissance se distingue radicalement de la métaphysique de ne pas poser du tout la même question. S'engouffrer dans les préoccupations théorétiques reviendrait à délaisser la question de l'être. Il ne fait aucun doute que les deux questions soient aussi légitimes l'une que l'autre mais ne s'en distinguent pas moins pour autant.

Ces trois interprétations successives de la même équation à la fois fondent et ruinent la possibilité même de la métaphysique qui plane sur une ligne de crête qui sépare manifestement, non pas le vulgaire du chercheur - ce serait trop facile - mais, du côté de l'adret, le monde rigoureux et précautionneux des sciences et des techniques - le siècle, en quelque sorte - et, du côté de l'ubac, la face périlleuse de la philosophie et de la métaphysique, - le cloître de la règle - où tout semble pourtant si aisément se dissoudre et confondre au point que non seulement nulle réponse n'y soit envisageable mais où le sujet qui questionne manquerait à chaque pas d'être avalé par l'ombre qu'il projette et se projette devant lui.

Le premier risque demeure quand même celui de céder au penchant romantique d'un sage devenant fou à force de questions insolubles ou - ce qui revient finalement au même - d'avoir quelque fois entrevu l'être. Ils ne sont pas fous ; encore moins sages mais ressemblent à s'y méprendre au Voyageur et son ombre qu'évoque Nietzsche.

Comment ne pas songer ici à l'Allégorie de la Caverne qui posera une première formulation systématique de la métaphysique mais raconte, d'abord, très prosaïquement, le chemin douloureux de la question où l'aveuglement, l'éblouissement sont le lot de chacun et la sortie, la promesse pour quelques élus ? Allégorie qui dit ce début si douloureux de l'enfermement - ces hommes n'ont-ils pas les mains attachés derrière le dos ? - qui n'est jamais qu'une des formes possibles de l'illusion : ceux-là ne se savent pas ne contempler que des ombres ... ils nous ressemblent. Pas plus qu'ils ne peuvent sortir seuls ni sans douleur de la caverne, nous ne pourrions sortir de nous-mêmes, de nos représentations pour contempler l'Etre. Et si, en face, là, devant nous, il n'y avait ... rien.

A juste titre Heidegger insiste sur la deuxième partie de la question plutôt que rien augurant qu'il ne s'agisse pas d'une simple figure de style, surtout pas un ornement logiquement inutile mais bien l'enjeu d'une question portant sur l'être se maintenant à l'écart du néant. Comme si l'être avait partie liée avec le néant ou que cet être dont je ne parviens pas à attester de l'existence avait connivence avec le néant dont je ne puis rien dire. Peut-être est-ce ainsi qu'il faut entendre cette éloise qu'évoque Montaigne qui vise sans doute cette vie brève que la mort interrompt si vite ; qui dit surtout notre étant comme une simple mais fugitive déchirure de la nuit comme si l'être était aussi improbable conjecture que notre planète propice à la vie dans l'immensité incalculable de l'univers. Exception, anomalie, accident : et si l'être était un pur accident du néant ? Qu'il eût été plus logique que régnât l'empire du néant ?

Dans l'impossibilité où nous sommes de penser le néant, de dire qu'il est - car c'est bien ceci d'abord qu'énonce Parménide - nous prenons, sous le prisme déformant de l'anthropocentrisme, la pente où, comme l'affirmait Protagoras, nous serions la mesure de toute chose. Quelque chose comme un miracle peut-être, mais surtout comme une perfection soit en acte soit au moins en puissance seule capable de donner un sens au monde. Les théologies diverses ne feront que grossir le trait : quoique mauvais, en tout cas peccable, l'homme est la couronne de la création ce qu'il doit à son origine et d'être ainsi à l'image, même dégradée, du Créateur. Sublime et triomphant, superbe et conquérant, comment considérer l'être homme autrement ?

Mais si, à l'inverse, plutôt que d'accomplissement, il n'était que l'accident suprême, l'erreur par excellence ? C'est bien un peu d'ailleurs ce qui transparaît dans quelques passages de l'Ancien Testament où Dieu voile sa face et semble se repentir de l'avoir créé ? Et si, autrement dit, l'être n'avait aucune raison d'être ? Et que toutes les causes dénichées, toutes les significations apposées n'étaient que baume sur la plaie insupportable de l'absurde ?

Qu'en est-il de l'être ?

Il est d'abord ce qui a été oublié ! Ce que la pensée occidentale n'a pas pensé, orientant ses questions sur l'étant. Ne désirant pas mener ici un commentaire de la pensée d'Heidegger, nous restreignant ici volontairement à une digression, nous laissons de côté à la fois le tournant que cet oubli représente dans sa démarche pour ne retenir que deux points :

- d'abord cet oubli n'est pas un accident de la pensée grecque, il est au contraire ce qui la structure.

- ensuite, se poser la question de l'être revient alors, et en ceci Heidegger n'échappe pas totalement au syndrome cartésien, à reprendre tout à zéro, à tenter en tout cas de penser la question de l'être, là où les pré-socratiques l'avaient laissée avant son enfouissement dans les philosophies de Platon et d'Aristote. D'où l'occurrence si fréquente chez lui des références aux pré-socratiques.

C'est qu'il est effectivement totalement différent de se demander ce qu'est cet être qui est, et d'interroger la signification de ce que veut dire être pour cet être qui est.

Un préalable historial

Très frappante en tout cas, en ce moment de la réflexion qui peut paraître terriblement abstrait, et parfois tellement abstrus ; en cette manière très particulière qui caractérise la métaphysique qui semble si loin de la réalité concrète, que cette intrusion presque brutale de l'actualité dans son sabir si particulier où l'enflure mystico- messianique, en tout cas millénariste a sa part, en indiquant que la question de l'être a partie fortement liée au destin d'un peuple - et, notamment, ici, du peuple allemand. Le thème de l'obscurcissement du monde, dont Heidegger prend soin de préciser qu'il n'est pas évoqué pour conférer quelque épaisseur à la question de l'Etre à quoi il chercherait de convertir son auditoire mais qu'il est intimement lié à l'oubli de l'être prend ici la forme d'un avertissement certes, mais surtout d'un préalable comme s'il n'était pas possible de s'engager dans le questionnement de l'être sans avoir mesuré d'abord la catastrophe que représente son oubli. Il ne saurait être opportun de s'interroger ici sur l'engagement d'Heidegger dans le nazisme, encore moins de déterminer ici si cet engagement fut durable ou seulement le fruit d'un aveuglement passager comme d'aucuns le laissent accroire même si, à n'en pas douter, l'engagement heideggerien a intrinsèquement à voir avec cet oubli de l'être et sa dimension historiale ; même si écrire ce qu'il dit à propos du peuple allemand en 1935, et ne jamais le retirer, ne saurait être anodin ni tenu pour une anecdote.

Ce qui n'est pas une digression mais une intrusion brutale dans l'interrogation métaphysique dit au moins deux choses à nos yeux importantes :

- la métaphysique ne saurait être considérée comme l'occupation grave mais surannée de quelque philosophe compassé en mal du monde qui viendrait en fuir les contradictions en se réfugiant dans un quelconque arrière-monde abscons où nul empiétement ou critique ne pourrait l'atteindre. On peut toujours, à l'instar de Nietzsche invoquer l'impuissance des philosophes à assumer les contradictions du monde, ou cette idiosyncrasie de décadent avec la volonté cachée de se venger du monde - volonté d'ailleurs couronnée de succès 11 ; je ne suis pas certain que prendre le problème par la toute petite entrée de la psychologie du penseur soit la meilleure manière d'aborder la question, ce qui est certain, en tout cas, c'est que même pris du côté de l'individu, le questionner métaphysique n'est pas une fuite hors du monde mais au contraire y conduit tout directement. La question métaphysique est le lot commun, même si parfois elle survient presque par inadvertance ou désoeuvrement : elle est ce qui échoit à chacun quand il tente de donner une signification à son parcours et de se trouver une place dans le monde. On l'a déjà écrit.

- pris du côté du collectif, il en va de même. Même si la question métaphysique parce qu'elle englobe l'étant dans sa totalité ne peut aucunement être une science ; que, par ailleurs elle envisage la question de l'être de manière logique, bien plus qu'expérimentale, sachant que l'être ne se donne pas en soi mais ne peut s'envisager que par le truchement de la représentation, et que pour cela elle puisse paraître une simple construction abstraite qui eût plus à voir avec nos propres structures mentales ; qu'enfin elle scrute ce que veut dire être pour cet être qui pense et plonge ainsi son regard plutôt sur le sujet que sur l'objet, la question pourrait sembler à la fois abstraite et intempestive, en tout cas inactuelle et éloigner au plus loin des préoccupations mondaines alors qu'on contraire elle nous place au centre même de la seule question qui vaille : notre rapport au monde. Au point qu'il ne serait pas abusif d'affirmer que la question métaphysique, peut-être justement parce qu'elle plonge à la racine, serait la seule question véritablement engageante de toutes celles que les diverses branches de la philosophie pourraient poser.

Bref, autant phylogénétiquement qu'ontogénétiquement la question métaphysique enracine.

Qu'en est-il de cette décadence ?

Quand on lit attentivement ce passage il est difficile de ne pas distinguer entre ce qui porte spécifiquement la marque de son temps et ce qui peut avoir quelque poids universel : le sentiment que le peuple allemand court à sa perte, qu'il est coincé - comme écrasé - entre les USA et l'URSS relève trop de la double peur allemande d'à la fois avoir perdu son identité et sa puissance après la défaite de 18 et d'être écrasé demain par la menace soviétique autant qu'américaine pour ne pas y voir l'empreinte idéologique de cet entre deux guerres weimarien si faible et indécis qui ouvrira grandes les portes de son destin au nazisme. Heidegger écrit ces lignes en 35 : Hitler est au pouvoir depuis deux ans, assez pour dessiner les mirages d'une sortie de la crise et d'une grandeur recouvrée ; pas assez pour en mesurer ni les dangers politiques, ni les menaces guerrières ni évidemment les ultérieurs crimes contre l'humanité. 12

La décadence spirituelle de la terre est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d'estimer comme telle cette dé-cadence (conçue dans sa relation au destin de « l'être »). Cette simple constatation n'a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme; car l'obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules.

(...)sur la terre, pro-vient un obscurcissement du monde. Les événements essentiels de cet obscurcissement sont : la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la prépondérance du médiocre. 13

Décadence : le mot est fort qui dit la chute lente, inexorable mais se traduisant parfois par des événements abrupts qui la symbolisent - celle d'une époque, d'une civilisation. On parlera de la chute de Rome, mais on n'emploie décadence que pour une culture ou une civilisation. La chute de Rome en 410 rend visible une décrépitude de longtemps entamée : la décadence précède la chute ; celle-ci est un événement unique; celle-là un processus.

Cette décadence trouve sa source, selon Heidegger, dès le début de l'histoire de l'Occident, dans sa propension à n'interroger que l'étant et à oublier l'Etre. Ce que cela signifie tourne autour de la question de la technique dont il parlera avec précision dans Essais et Conférences : ce par quoi Amérique et Russie se ressemblent, et représentent un identique danger, réside dans l'accomplissement d'une même démarche qui consiste dans le fait de n'envisager que l'étant, de ne chercher à en définir les attributs et les spécificités que pour mieux s'en saisir, de réquisitionner ainsi les étants et le réel en général comme un stock où puiser (ce qu'il appelle Gestell - traduit par Arraisonnement) au risque de les épuiser. Inclinant moins vers la métaphysique que vers les sciences, la pensée submergée par l'impératif technique, fascinée par la chose et la mise à disposition de la chose, instrumentalise ainsi le réel, de l'inerte au vivant, et l'homme lui-même en fin de compte. L'oubli de l'être est ainsi loin de représenter seulement une orientation théorique, philosophique, une pente prise dès les origines de la pensée grecque, qu'il suffirait de compenser en reprenant la question négligée comme on le ferait d'une oeuvre que l'on viendrait de découvrir, ou de repenser à partir d'une invention scientifique par exemple ; non cet oubli signifie bien au contraire quelque chose comme un destin - et c'est en ceci qu'il serait historial - la pente prise d'un rapport au monde bien particulier perçu non pas comme phusis mais comme nature, comme quelque chose ayant une essence si stable, si aisément concevable qu'il suffirait de la circonscrire pour la pouvoir circonvenir. Un être-là représenté comme un mis à disposition !

Ce qu'il y a d'intéressant ici, que traduit assez bien la notion d'historialité, c'est que si Heidegger prend bien soin de préciser que l'étant n'est pas seulement dans l'histoire, n'est pas celui qui, dans l'histoire passe, mais est en son être même traversé par l'histoire, cela signifie surtout que contrairement à une perspective classique où l'on se contenterait d'envisager le présent comme le résultat du passé, ici au contraire, ce rapport au monde, parce qu'effectivement il résume et appelle en lui tout un passé parfois bien archaïque, est en même temps, est surtout, serait-on tenté d'écrire, destin c'est-à-dire annonce - promesse ou menace d'un à venir.

Heidegger n'est assurément pas le premier, ni le seul, à nourrir de fortes préventions à l'encontre de la technique, en tout cas de sa domination exclusive ; il ne l'est pas non plus quand il se met dans la posture d'annoncer un avenir menaçant - quoique, annoncer, dès les années trente, la destruction de la planète était plutôt bien vu. Ce qu'il y a, d'original, et de bien étrange parfois, dans cette posture d'annonce moins apocalyptique d'ailleurs (au sens courant mais pas au sens étymologique) que messianique, c'est de faire d'une question métaphysique la cause ultime des malheurs du monde et de son histoire ; d'ériger sinon des concepts en tout cas une manière de les entendre comme moteur de l'histoire !

En tout cas, fuite des dieux, destruction de la terre, grégarisation de l'homme, prépondérance du médiocre sont présentés ici comme les quatre conséquences fatales, irrémédiables de la mécompréhension de l'être, de son oubli, et comme il tient à le préciser, de l'oubli même de cet oubli. C'est dans cette perspective que la question qu'en est-il de l'être ? fait partie intégrante de celle métaphysique du pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ; qu'elle en est moins le préalable que la condition de possibilité. Mais surtout que la question de l'être parce qu'elle suppose une réflexion sur l'homme et y conduit presque naturellement est à la fois au centre du réel et de l'humanisme lui-même.

Ce qui ne va ni sans ambiguïtés ni sans gêne ....

suite

 


8) on consultera d'Heidegger les passages suivants :

- divers passages

- extraits de Essais et Conférences, Tel,

Moira, p

La question de la technique

- Colloque sur la dialectique

- Annexe de ce colloque : sur la parole de Parménide p 279

- Qu'est-ce que la métaphysique conférence 1929

mais aussi les premières pages de

Introduction à la métaphysique, Tel,

p 13-27

p 48-62

9) Parménide, fragment VIII, 34-41

10)

11) Nietzche, Par delà le bien et le mal, Avant propos ( les toutes premières lignes)

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagné

12) De nombreux ouvrages, tant historiques que philosophiques existent sur la question qui permettent de comprendre la crise idéologique autant que culturelle qui domine certes en Europe mais en Allemagne pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Citons néanmoins ces deux témoignages qui donne une assez bonne idée du sentiment sinon de décadence en tout cas d'effondrement qui put être ressenti après 18 :

S Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs de 1914-1933

S Zweig , Le monde d'hier

Pour autant, mais ce n'est pas notre propos ici, ce pourquoi nous ne nous étendrons pas sur la question, si ceci rend compte sans doute d'une atmosphère, d'un paysage idéologique et culturel, certainement pas d'une explication ni du nazisme en tant que tel, ni des raisons fondamentales pour lesquelles un peuple entier s'y put engouffrer avec tant d'enthousiasme et aveuglement, ni enfin pourquoi et comment un esprit aussi fin et avisé que Heidegger aura pu succomber à ce type de sirènes. Ceci soiligne seulement un contexte important pour comprendre ce que ce dernier entend par historial.

13) Heidegger Introduction à la métaphysique, op.cit., p 49 et 56

14) François Jaran – De la différence entre l’histoire comme événement et l’histoire comme science chez Heidegger