μεταφυσικά
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Les trois dimensions de l'être :
l'analyse de Castoriadis

Très caractéristique, l'analyse, aux antipodes de celle portée par Heidegger, que C Castoriadis peut mener des fragments d'Héraclite (p 234-235) :

- Héraclite, d'abord est un homme libre, dont la démarche, en s'opposant à la fois au sens commun et à la tradition qui l'a précédé, à la religion et aux puissants, fait oeuvre de liberté. On retrouve cette idée, déjà énoncée, qu'elle soit celle de l'être en général, ou celle du philosophe, qu'importe ici selon quoi l'acte même de penser revient à affirmer la liberté. Je ne prendrai pas le chemin parfois aride de la pensée si, à la fois, je n'étais certain, que les choses fussent autrement qu'elles ne paraissent ou qu'on les dit ; si d'autre part je n'étais convaincu de les pouvoir éclaircir, si peu que ce soit, même incomplètement. Que de ce point de vue la pensée, la philosophie, fût éminemment, consubstantiellement, polémique est une évidence que l'on retrouvera bien plus tard dans la pensée scientifique (Bachelard). Derrière toute pensée il y a ainsi à la fois le constat de la contrariété des choses et des savoirs, et la volonté sinon de la dénouer en tout cas de l'éclaircir. A ce titre, il y a bien connivence entre être et pensée : les deux sont affirmation volontaire sinon de la liberté en tout cas du désir de liberté. Si dans les démarches successives d'aucuns privilégieront la pure apparence de la contradiction quand d'autres en révéleront la réalité, les uns la niant les autres l'affirmant, on peut néanmoins affirmer que dans les deux cas, et leurs infinies variations, on trouvera la même tension originaire, qui fait le fond de l'originalité grecque, le détour par la pensée.

- L'originalité de la religion grecque est de ne pas comporter de doctrine transmise par quelque prophète. Ceci pourrait être dit, à rebours, en affirmant que la spécificité du judaïsme tient justement en son prophétisme. Là, pas de référence absolue à quoi toute pensée si souple se voudrait-elle être dans ses interprétations, devrait nonobstant se conformer à la fin, à quoi elle se devait fidélité. La pensée grecque n'est pas une pensée qui sait, c'est une démarche par quoi on se demande quoi penser de ce qui est et de ce qu'on pense. Elle est tension de qui se sait ne pas savoir avec fermeté ce qu'il croit savoir et non pas, au contraire, effort pour transmettre à qui le l'accréditerait pas - encore ? - une vérité que l'on sait d'autant plus assurée qu'elle est issue directement ou indirectement du divin.

On a ici, de part et d'autre de la ligne, les bornes extrêmes de la religion, certes, mais aussi de la pensée en général, mais encore de l'être, si l'on veut bien, à ce stade, ne pas lui donner d'autre signification que d'être au monde : Castoriadis a raison d'insister sur ce point. Ce ne saurait être un hasard si Paul dans la Lettre aux Galates (37) insiste tant sur les Juifs et les Grecs ni que fut rappelé dans l' Épître aux Corinthiens (38) le double échec des Grecs et des Juifs, les premiers n'ayant pas pu trouvé Dieu malgré leur philosophie ; les seconds malgré les signes qui leur furent adressés. Ce n'est pas seulement parce que Paul est l'apôtre des Gentils et, que par son histoire autant que par ses pérégrinations, il s'adresse d'abord à ceux qui historiquement font le lien - ces juifs de la tradition des Septante ; c'est d'abord parce que cette prédication, si elle veut avoir opportunité à essaimer hors du berceau juifs et de sa petite extension hellénique doit pouvoir donner acte et rendre compte, mais surtout s'expliquer avec ces deux bornes qui signalent la religiosité méditerranéenne.

Or ce qu'il y a de tout particulièrement intéressant dans cette opposition entre religion grecque et juive c'est qu'elle n'engage pas seulement la religion elle-même, non plus qu'exclusivement la pensée mais bien aussi le rapport au monde et donc, la métaphysique. Et ainsi sinon l'être en tout cas la question de l'être. Ce peut sembler un truisme que de l'énoncer, ce ne l'est pas.

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Que l'existence, quelque part, d'une vérité conçue comme un être, et transmise par l'intermédiaire de prophètes, change radicalement notre façon de pensée ; assurément. Il n'y a plus alors de chemin douloureux qui aille de l'illusion à la connaissance ; plus d'incertitudes systématiques, de risque d'erreurs et de nécessité de demeurer prudent, au moins par souci de méthode ; plus non plus de questions ... mais des réponses. Le juif ne se demande pas ce qu'il doit penser - le grec, si - mais comment il doit se comporter pour être fidèle. Lui a des réponses, le grec des questions en kyrielles.

Idem pour ce qui concerne le rapport à l'autre, à la cité, autant qu'à lui-même. Si le juif a des incertitudes, c'est sur la valeur de son action. Ce qu'il fait, coïncide-t-il avec ce qui est prescrit, comment pourrait-il le mieux faire mais il n'a pas de doute sur la nature de ce qui est bien ou mal. Au reste, la loi n'est pas ce qui s'invente mais ce qui se donne et elle le fut bien par Moïse, texte figé, transmis - horizon indépassable. C'est évidemment loin d'être le cas pour le grec qui n'a pas de texte sacré, pas de code pré-établi.

De ce point de vue, Castoriadis a raison en affirmant que la première question que se pose le Grec n'est pas qu'est-ce que l'être mais bien plutôt qu'est ce que je dois penser ? que je dois penser de ce que pensent les autres, de ce que je pense moi-même etc... Même si ce que révèle Platon demeure exact, à savoir que le processus de la pensée ne va pas, contrairement à ce qu'on pourrait initialement imaginer, de l'ignorance à la connaissance, mais bien plutôt de la connaissance à l'incertitude, même s'il est exact que toujours l'on débute par des certitudes qui s'effritent bientôt pour ne laisser place qu'à des connaissances fragiles, partielles et souvent provisoires - et de ce point de vue le modèle de la Caverne demeure indépassable - il faut remarquer que ce qu'initient des auteurs comme Héraclite tient justement en ce refus initial, en cette critique qui fait le fond même de la philosophie. Il y a bien d'un côté, la δόξα et de l'autre, la philosophie et, à l'intérieur de cette dernière, le débat, la polémique, l'incertitude.

Toute petite boucle de rétroaction en tout cas : la polémique est dehors et dedans et si la servante de Thrace se moque de Thalès, le philosophe ne manque pas toujours de retenue pour fustiger avec sarcasme le sens commun ; non plus d'ailleurs que son adversaire théorique .... (39) mais le plus important tient dans cette volonté d'être libre qu'atteste l'existence même de la philosophie qui fait le sujet ne jamais se contenter ni de ce qu'il voit, ni de ce qu'il entend, ni de l'enseignement reçu, ni des habitudes.

Bien plus significative néanmoins, celle qui aboutit à ce que, tout opposés qu'ils fussent, théoriquement, culturellement et politiquement, juifs et grecs se ressemblent finalement : la guerre domine. A bien lire la 1e épître aux Corinthiens, on voit bien que l'affirmation de la Parole débouche sur une même critique, sur une même lutte qui sera d'ailleurs double et non sans ambiguïté. Répliquer d'une part à l'impuissance de la philosophie grecque qui, en dépit de sa sagesse n'a pas su reconnaître Dieu ; mais aussi au dévoiement hébraïque qui malgré les signes n'a pas su reconnaître l'Envoyé, non plus que suivre le chemin tracé. Le chrétien, lui aussi, entre bientôt en croisade, non tant d'abord pour pourfendre que pour convaincre ; non tant pour vaincre que pour rassembler mais dès les paroles christiques on entend percer ce doublement de la guerre - de la polémique - audible dès le Sermon sur la Montagne ( on vous a dit, mais moi je vous dit), versus la promesse d'accomplir et non d'abolir . (40)

Qu'on se comprenne bien : il ne s'agit pas ici de fustiger la violence dans l'histoire, celle qui résulte de conflits d'intérêts - politiques, idéologiques, économiques etc - de l'avarice, de l'intolérance ou de l'un quelconque des péchés capitaux quand bien même nous savons que derrière tout homme qui tance la doxa, il y en a un autre qui impose bientôt l'orthodoxie et qu'à bien des égards il n'est pas de plus grand danger pour celui qui affirme sa liberté et tente de la préserver que la certitude d'avoir raison à quoi il aspire ou qu'on veut lui imposer. Non, il s'agit de celle, originaire, métaphysique que suppose Héraclite, celle qui détermine ce qui suit, qui est destinale ou historiale. Or, il faut bien constater, grec ou juif, philosophe ou religieux, que l'homme en affirmant son être et donc sa volonté de liberté, commence d'abord par récuser l'apparence, le monde, l'opinion commune pour proclamer que le vrai est ailleurs. Grecs et juifs se ressemblent et les pères de l'Eglise ne s'y trompèrent pas qui s'acharnèrent, dans l'ivresse d'universalité où ils étaient plongés, à récupérer de la philosophie grecque ce qu'ils purent, et de la religion hébraïque ce qu'ils durent, en les érigeant en précurseurs, en étape, en préalable de la grande Révélation .

Il fallait bien qu'ils se ressemblassent pour s'entendre et se combattre ; qu'ils eussent en commun la même rage d'être, la même volonté de se séparer, d'être indivis - d'être libre. Toute la question dont nous ne sortirons pas tant que nous ne l'aurons pas élucidée, tient encore à comprendre ce qui prime ici, de l'affirmation de soi ou de la négation de l'autre ; ce qui, dit autrement, et de manière bien plus cruelle, être revient-il irrémédiablement à être violent ?

C'est sans doute ici qu'Héraclite peut être d'une grande aide mais avant que d'y revenir, il faut peut-être se repencher sur une petite phrase d'un passage de G Bataille rappelant la double négation de l'homme :

Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme.

Ce lien-ci est une croisée : une de ces intersections qui délimitent les paysages et tracent des destinations. On voit bien l'enjeu qu'il y aurait à déterminer l'une plutôt que l'autre comme cause : ceci inclinerait invariablement vers une lecture plutôt matérialiste ou idéaliste et l'on voit aussitôt les chemins théoriques s'en dérouler. J'observe néanmoins que les deux étant liées, on ne saurait affirmer que l'affirmation de soi passât nécessairement par la négation du monde ou que, autrement dit, ici, affirmation et négation d'entremêlent savamment sans qu'on puisse en conséquence affirmer que l'une l'emportât nécessairement sur l'autre.

D'où le retour à Héraclite :

Il y a chez lui deux groupes de textes aboutissant tous les deux à se demander s'il est seulement possible d'accéder au vrai et même seulement de l'énoncer : d'une part, l'inadéquation du langage parce qu'il sépare ce qui est en réalité lié ( 32 et 48) ; d'autre part, dans l'acte même de prédication, par quoi j'attribue une qualité à une substance - et ceci dépasse la question du langage pour concerner la logique - je suis contraint de séparer ce qui est lié. D'où l'exemple donné dans le fragment de l'eau de mer salutaire aux poissons, néfaste pour l'homme.

Mais, surtout, d'un point de vue ontologique il y a contrariété de l'être dont ni le langage ni la logique ne parviennent à rendre compte. Ce qui implique, indétermination, certes - et l'apeiron d'Anaximandre n'est pas si loin - mais aussi principe actif. Si tout est contrariété, ceci veut bien dire qu'entre les pôles de la contrariété il y a connivence - harmonie dit Héraclite. Loin d'être une affaire de logique, où deux sentences contradictoires s'annuleraient, ou une affaire physique où deux forces contraires s'appliquant au même point s'anihileraient (41) , cette contrariété est motrice ; dynamique.

D'où ces trois dimensions de l'être :

- cette opposition de soi contre soi qu'est polemos,

- une guerre qui est en même temps harmonie -deux grands principes de la constitution de l'être:

- le flux -autre aspect de la contrariété

Cette guerre originaire qui marque l'être est donc bien harmonie et certainement pas à entendre comme la guerre entre les hommes. Elle n'est pas à entendre non plus à la manière de la dialectique où l'opposition ferait naître un troisième terme qui les dépasseraient : mais plutôt comme cette force qui combinant les contraires serait la forme de toute dynamique. Il n'y aura pas lieu alors de s'étonner, comme nous le supposions, que les belligérants se ressemblassent en ceci qu'ensemble, et chacun, pris séparément, sont à la fois divisés et un, mais surtout un constant déploiement du fait même de leur contrariété.

Il n'en reste pas moins crucial que cette dynamique s'inscrive non dans l'être lui-même, mais dans cette conformation de l'être qui le fait vouloir et donc se mouvoir : nicher l'être-homme dans la volonté d'être libre plutôt que dans sa seule conformation contradictoire revient, qu'on le veuille ou non, à poser son irréductible singularité.

 


 

37)Galates, 3, 28

Il n’y a plus, dit-il, ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femme

38) 1Co, 1,19-29

1.19 Aussi est-il écrit: Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents. 1.20 Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde? 1.21 Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. 1.22 Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse: 1.23 nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, 1.24 mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. 1.25 Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. 1.26 Considérez, frères, que parmi vous qui avez été appelés il n'y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. 1.27 Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes; 1.28 et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu'on méprise, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont, 1.29 afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu.

39) D Hume Introduction du Traité sur la nature humaine

Dans ce remue-ménage, ce n'est pas la raison, mais l'éloquence, qui remporte le prix ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l'hypothèse la plus extravagante s'il a assez d'habileté pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n'est pas gagnée par les hommes en armes qui manient la pique et l'épée, mais par les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée.

40) Mt, 5, 17

41) Castoriadis rappelle à juste titre qu'il faudra attendre Aristote pour entendre la distinction si importante entre contraire et contradictoire :

La grande trouvaille d'Aristote consistera à dire qu'une chose ne peut pas ne pas être identique à elle-même à un moment donné et sous un rapport donné. (...) Or Héraclite ignore implicitement cette distinction. Pour lui, la contrariété est précisément contenue dans l'être en un même moment et sous un même rapport. C'est ainsi que « le dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, satiété et famine» (ft. 67) ; « nuit et jour sont un » (ft. 57) ; «le vivant touche au mort et l'éveillé au dormeur» (fr. 26), etc.