Il y a 100 ans ....
précédent suite

L'irruption de l'absurde

1 2 3 4 5

 

Est-ce tout à fait un hasard que le manifeste dadaïste soit formulé en décembre 1918 ? bousculant tout, et d'abord les idées reçues ; récusant tout et d'abord le poids idéologique des morales et des savoirs universitaires ; récusant l'usine de mort que représentent économie et politique réunies, le surréalisme prône rationnellement l'absurde parce que c'est le monde rationnel qui est devenu absurde !

Rien dans les arts, et notamment pas dans ceux picturaux qui mirent tant de paresse à tolérer l'impressionnisme et s'y lovent désormais avec l'entêtement d'une limace, rien n'en sortira indemne. Car c'est un cri ! de colère ! mais pas seulement.

L'histoire nous a habitué depuis longtemps à ces grands mouvements de balancier qui paraissent nous ramener vers ce qu'on avait exclu il y a si peu de temps encore. Le rationalisme triomphant du positivisme scientiste avait, dès avant 14, été écorné déjà par un Bergson ! Mais décidément, après l'implacable sottise des tranchées, et la gigantesque boucherie d'un mécanisme triomphant, affirmer que le monde est rationnel est à peu près aussi ridicule que l'obstination de Pangloss à asséner que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Comment ne pas songer à ce verset de l'épître aux Corinthiens suggérant que ce qui est sagesse pour les hommes est folie pour Dieu et inversement ? (1) ou à ce slogan de Prague en 68 que l'on retrouve dans le dernier plan de l'Aveu de Costa-Gavras : « Lénine, réveille-toi ! Ils sont devenus fous. »

Comment ne pas songer à cet usage fautif, devenu courant, du qualificatif de surréaliste pour désigner une réalité qui dépasse toute fiction possible ?

Il faut relire le portrait tout en cruauté policée que Proust dresse de Madame Verdurin pour comprendre pourquoi l'absurde signifie d'abord le dissonant.

Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis ; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air Proust

Deux mondes, celui de l'avant et celui de l'arrière : celui d'avant et celui de demain. Les poilus ont sur l'arrière un siècle d'avance ! Pris dans l'engrenage du monde à venir, écrasés par une mécanique qui n'a plus vraiment besoin d'eux, ils ne peuvent manquer de souffrir ou s'insurger devant ceux de l'arrière qui ne peuvent pas comprendre ou qui sont des planqués - grande injure du temps ! Ils parleront pourtant ; continueront sans s'arrêter jamais de parler, d'expliquer, d'écrire contrairement aux rescapés des camps qui, eux, devinèrent jusqu'à en hurler de silence qu'ils étaient passés de l'autre côté de l'humain, de l'autre côté du sens et qu'il ne serait nulle parole jamais qui puisse dire ou seulement suggérer. Loin de moi l'idée d'assimiler la grande guerre au génocide mais les deux eurent quelque chose de commun néanmoins pour qui les vécut : l'exorbitance, la démesure.

Je saisis tout à coup la profonde justesse - et l'humilité - résidant dans cet appel aristotélicien de la juste mesure comme signe de la sagesse : plutôt que d'y voir la pleutre aspiration au calme d'une conscience fatiguée ou l'idiosyncrasie du faible cherchant à se venger du fort comme l'écrit Nietzsche, il faut y considérer plutôt la simple exigence du jugement. La raison n'est pas faite pour les extrêmes, non plus que pour les excès qu'elle abandonne volontiers aux passions. Il en va ici comme de la justice qui peut mesurer la charge de la faute et lui pondérer une peine correspondante pour autant que le crime n'excède pas les bornes du compréhensible. Qu'eût-on fait d'un Hitler ? la démesure de ces crimes était telle que nulle peine, même la mort, n'eût suffi à en contrebalancer le poids. Remarque-t-on assez que dans ces cas-ci, il ne reste souvent qu'à s'en remettre à la folie ou à Dieu, refuges des excès, ultime protecteur contre l'absurde.

L'absurde, d'abord, oui, c'est ce qui dissone : ce qui ne va avec rien ; heurte la mélodie, le juste équilibre des accords et semble venir d'ailleurs comme pour mieux mettre à terre un refrain pourtant savamment orchestré ; ce qui tranche, ce qui découpe, et sépare : au contraire du symbole qui réunit, du paraclet qui intercède, de la synthèse qui rassemble, l'absurde d'abord détonne, choque et déplait. Il est, étymologiquement, diabolique.

Benoît XVIl faudra toute l'habileté d'un Sartre pour transformer cette absurdité existentielle en opportunité forte de réaliser sa liberté mais ce qui est certain, au moins, c'est combien le sens jusqu'alors donné à notre humaine condition venait d'exploser. Avons-nous été libres à ce moment comme il l'affirmait de l'occupation ? si c'est pour dire qu'il revint à chacun de trouver en lui-même les ressources pour survivre, sans doute tellement peu ni la religion, ni le politique parvinrent à faire mieux que balbutier des réponses toutes faites qui ne répondaient pas à la gravité de la situation. Benoît XV lance des appels à la paix qui mécontentent tout le monde; l'internationale socialiste avait explosé avec le déclenchement de la guerre et peine à réunir quelques délégations à Zimmerwald dans la lignée d'un pacifisme que la révolution d'Octobre rendra caduc.

C'est encore une fois chez Proust, fin analyste et sagace observateur qu'il faut chercher : dans l'opinion que M de Charlus se forma du refus nécessaire de l'écrasement de l'un des deux protagonistes. Qu'un esprit avisé, comme le sien, parvînt à se déjouer des astuces un peu trop grosses de la propagande ne doit pas étonner ; mais qu'il vît dans l'espérance elle-même le pieux mensonge que l'on se fait à soi pour tenter de seulement survivre, dit assez bien combien justement c'est cela qui venait de disparaître.

Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu-nation. Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils allaient être battus qu’aucun Français ne se fût plus désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance, qui est une figure de l’instinct de conservation d’une nation, si l’on est vraiment membre vivant de cette nation. Marcel Proust

Ni la raison, ni la foi, ni le projet politique n'ont plus rien à dire : seule reste cette passion qu'est l'espérance bientôt laminée dans les tranchées.

Monde mutilé, orphelin de tout repère n'ayant plus à vanter que les canons de la vie sans trop savoir ce que cela signifie tel est celui qui sortira des brumes de novembre 18. Avec le recul, on se prend à s'étonner qu'après les clameurs de joies, se fussent si vite succédé déception, désespoir et morne lassitude. L'entre-deux-guerre fut une bien poisseuse époque comme si elle avait su d'emblée qu'elle manquerait d'avenir. En 44 l'envie revint, de reconstruire, d'inventer qu'attestent aussi bien le boom démographique que le consensus politique autour du programme de la résistance.

Ici, rien !

Comme si toute autorité, morale, politique, intellectuelle avait été minée de l'intérieur ; qu'il ne restât qu'à continuer et faire semblant !

Pour la première fois à ce point, mais ce ne sera pas la dernière du siècle, la société fondée sur l'intérêt général et qui ne se justifiait - et les renoncements auxquels elle appelait - que pour la sécurité et le progrès qu'elle devait autoriser et produire, s'avéra plus une menace, une régression qu'une opportunité prometteuse. Le rêve de Kant, celui de Rousseau étaient un cauchemar ; les promesses de 89, de 48 et de 70 auront été creuses et les notoriétés scientifiques, couronnées de respectabilité et de Nobel auront plus oeuvré pour les armes, les gaz ou les chars que pour adoucir les aspérités du travail humain. Et si certains s'obstinèrent d'y croire encore et de voir une lueur monter à l'Est, il fallut bien déchanter, tôt ou tard : la Jérusalem tant espérée n'était qu'un autre camp.

Ceux qui rentrèrent, comprirent avec une violence dont ils ne se remirent pas, que les bombes n'avaient pas seulement dévasté les champs de bataille : la famille où ils revenaient, la société qui les avait un temps acclamé avant de retourner bien vite à leur sotte besogne était aussi un champ de mines ; un champ de ruines.

Ne demeurait plus que l'implacable pesanteur d'un monde où la solidarité s'était tue. Freud n'avait peut-être pas tort qui y verra une forme de régression psychique à tendance sadique-anale.

Vint le temps du nihilisme. Sous toutes ses formes.

Mes sentiments toujours n’avaient pas changé à leur égard. J’avais comme envie malgré tout d’essayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j’avais envie de m’en aller, énormément, absolument, tellement tout cela m’apparaissait comme l’effet d’une formidable erreur.

« Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camp », que je me disais, après tout…
Céline

Foutre le camp ... la grande tentation ; se dire que tout ceci ne vous regarde pas ! Ressentir au plus profond de soi l'insanité du monde et, en même temps, l'impossibilité d'y changer quoi que ce soit. Époque déchirée- qui le restera longtemps, qui l'est peut-être encore aujourd'hui - entre la certitude de l'absurde et l'impuissance. D'autres viendront mais leurs modèles plus destructeurs encore ne pourront que renforcer le désespoir - ou le dégoût. N'est-ce pas Crevel qui se suicida laissant un billet Dégoût ? Comment comprendre que des nations aussi policées que l'Allemagne, férue de musique, de sciences, de littérature, ou que la France, aient pu créer avec une telle dilection cette machine à broyer ? Comment ne pas voir que rien de ce que l'on nommait avec tant de suffisance satisfaite civilisation n'a protégé l'Allemagne de sa double plongée dans l'horreur comme si la culture était impuissante ou qu'elle demeurât à jamais ce vernis, vite craquelé, sous quoi brame encore et toujours la bête immonde. Inverser toutes les valeurs comme le laisse entendre Nietzsche ? mais derrière le clinquant de la formule, quoi ? Quoi, qui ne soit plus pernicieux encore que les maux qu'il cherche à endiguer ?

Déchirés entre le désir- le besoin ? - d'y croire nonobstant et les ravages de l'incertitude, certains firent le détour de l'esthétique : c'est encore là que l'effort parut le plus fécond ! Certains en doublant leur chemin d'un voisinage avec le PC dont la Jérusalem n'avait pas encore dévoilé tous ses immondices. Mais si ceux-là dessinèrent d'autres parcours en faisant exploser une esthétique jaunie, et ouvrirent des horizons inexplorés qui allaient faire prendre aux arts des directions inattendues mais toujours brusques qui parfois les éloigna du grand public comme s'ils avaient été trop radicaux, trop en avance ou simplement trop abstraits pour se faire résolument entendre, il ne purent pas faire que l'époque se présentât sous des jours heureux ni que l'espérance revînt !

Triste période, en effet que cet entre-deux-guerres, qui ne paraît avoir exister que pour offrir un minable répit même pas réparateur et faire se joindre les termes de deux conflits aussi improbables qu'universels. Comment se fait-il que même l'élégance policée et l'évidente générosité d'un Blum qui de sa voix chevrotante prolongeait les ultimes échos du grand souffle de Jaurès, ne suffit même pas à raviver la flamme ? Le Front Populaire fut l'ultime oasis d'espérance, mais vint tard, si tard, quand les périls outre-rhin faisaient déjà retentir leurs éclats délétères : nul n'eut le temps de seulement s'en réjouir ... Et même s'il est toujours un peu injuste de le rappeler ainsi par un raccourci historique un peu trop facile, comment ne pas lire l'inanité de cette époque, l'aveuglante clarté de l'absurdité de cette période, dans cette chambre de 36 qui se donna, telle une vieille cocotte décrépite, sans gloire et sans aveu à un maréchal cacochyme aux remugles mortifères pourtant si évidents ? C'était peut-être finalement la même métaphysique de la soumission que ceux-là entonnèrent, l'identique manigance qu'ils ourdirent pour faire taire l'ultime cri de révolte ...

Un génocide plus tard, on inventa, pour un temps si court néanmoins, le progrès social histoire de panser les plaies de la désespérance et d'endormir définitivement ce peuple dont on avait eu si peur en 14 mais qui se soumit avant tellement d'obstination ....

Dégoût !

Oui sans doute, est-ce quelque chose de l'ordre de l'innocence et de la ferveur qu'on assassina ce 31 juillet 14 qu'on n'a pas fini de payer du prix lourd de l'absurdité.

 


1) 1 Cor, 1-18-29