Il y a 100 ans ....
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L'irruption de l'inhumanité

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Les hommes ne se sont pas levés au milieu de la guerre – du moins tous ensemble. Ils n’ont pas surmonté, dépassé, ou plutôt poussé à fond. Ils n’ont pas jeté en avant leurs armes – ces armes, cette ferraille savante, perverse.

Ils ne se sont pas rencontrés, ils ne se sont pas heurtés, enlacés, étreints. Les hommes n’ont pas été humains, ils n’ont pas voulu être humains. Ils ont supporté d’être inhumains. Ils n’ont pas voulu dépasser cette guerre, rejoindre la guerre éternelle, la guerre humaine. Ils ont raté comme une révolution Drieu la Rochelle

Ce passage de la Comédie de Charleroi dit tout, ou presque. Tout d'une lecture dangereuse, au reste, puisqu'elle sous-entend qu'il y eut, autrefois, une guerre humaine mais que l'industrie, la modernité l'eussent anéantie. Tout aussi d'une lecture dévoyée qui demain penchera vers le fascisme.

L'inhumanité qu'évoque Drieu n'a rien à voir avec l'horreur des combats non plus qu'avec la mort démultipliée qui rôde. Elle engage en réalité la fin de l'homme, lui-même, réduit à n'être plus que l'agent d'une force mécanique qui le dépasse et le traverse.

Si l'on pouvait encore représenter, en Août 14, avant la bataille, le départ en guerre comme un engagement de chacun, glorieux et enthousiaste, dans la défense de la civilisation ; si l'on pouvait y voir non pas un sacrifice angoissé mais l'acte même de fondation par quoi s'affirme et se ressource la cité par un de ces rituels archaïques dont elle seule a le secret ; si l'on pouvait encore, oui, la représenter, gloire et tragique confondus, comme un de ces moments rares où, chacun aux prises avec son destin, se révèle et s'affirme, pour parvenir parfois à se hisser à hauteur des dieux ou des héros ; si, enfin, la guerre pouvait alors encore se montrer comme ce qui sinon fonde en tout cas conforte ce qu'il y a de plus humain dans l'homme, sa capacité à se lever, se rebeller et dire non, au contraire, dès les premiers assauts sur la Marne, et pis encore ; dès l'enfouissement dans les tranchées et l'engourdissement d'une guerre dont on ne verra longtemps pas d'issue tant les forces s'annulaient d'être équivalentes ; dès ces successions d'assauts et d'offensives, ne songeons ici qu'à Verdun, qui toutes échouèrent à rien modifier laissant derrière elle des millions de cadavres et de blessés ; dès qu'il fut clair que les moyens mécaniques déversant des torrents de feu et de ferraille n'aboutissaient qu'à terrer les hommes dans d'indignes trous à rats qui offensaient leur plus intime dignité ; dès que la puissance démultipliée s'avéra détruire plus que les villages ou les forêts, la qualité même de ce qui fait l'humain et le réduire à n'être plus que le truchement d'un néant dont il fût devenu l'otage, alors oui, la guerre changea de sens pour n'apparaître désormais plus que comme la fin de l'homme. Ces bras mécaniques jouant aux cartes le hurlent.

Le vieux rêve hégélien d'une dialectique du maître et de l'esclave, ce modèle où ce fut de la lutte même pour la liberté qu'émergeât la positivité même de l'humain ; cette idée folle que du négatif surgisse le positif et que de tout mal naisse demain un bien qui le compense largement, oui cette mécanique où résonnait encore quelque chose du héros grec s'entêtant à rester debout en dépit d'une issue écrite d'avance, s'était irrémédiablement grippée. C'est que l'homme ne se réalisait que dans un face à face, tragique peut-être mais nécessaire, avec l'autre ; l'étranger sans doute, que l'on s'empresserait d'aliéner sitôt vaincu, mais qui n'en perdait pas pour autant cette humanité qui, préservée, préservait en même temps la vôtre.

Ici, rien ou plus exactement, personne !

Ils ne se sont pas rencontrés, ils ne se sont pas heurtés, enlacés, étreints*

De cet accomplissement planétaire de la technique moderne qui nous engage dans une réification infinie de l'autre et une instrumentalisation radicale du monde, Heidegger, on le sait, tirera les conclusions que l'on connaît, y voyant la marque, précisément d'une modernité dominée par le Gestell, la réquisition du réel comme stock et l'oubli de l'Etre. D'autres, plus classiques, en nourriront la nostalgie d'un monde plus traditionnel, plus rural, qui laisserait à chacun la mesure d'un rapport plus humain au monde - cette terre qui ne ment pas - et y verront confortée leur attirance sinon pour le fascisme, au moins pour la révolution nationale. Que l'on rajoute, un peu plus tard, les velléités anti-humanistes du structuralisme et l'on comprendra ce que la fin de l'homme pourra alors signifier !

Le raccourci n'est pas si douteux qui mène de 14 au nazisme et à cette furieuse tendance du XXe siècle à consommer avec avidité le crime contre l'humanité. Elle avait déjà cédé le pas, quelque part dans la Somme, la Meuse ou les Flandres ... Comment, demain, en appeler encore aux valeurs fondatrices de la République, à la liberté, à l'égalité quand l'individu qui les porte a déjà été anéanti ? Comment demain, en appeler encore à l'espérance quand même le projet communiste se rêve de pouvoir créer une nouvelle humanité dont le projet en soi est attentatoire à toute raison et humanisme ? Comment en appeler demain à la civilisation , ou à la morale, quand tout nous conduit à nous soumettre à la redoutable efficacité de la machine et à n'obéir plus qu'au seul critère de l'utilité ?

Notre humanisme, où nous voyions autrefois la grande vertu de l'Occident s'est retourné contre lui-même ; contre nous ! L'homme n'est décidément plus la mesure de toute chose et l'obsession qu'il mit à tout instrumentaliser l'a lui-même atteint.

Il faut beaucoup de courage, ou de naïveté, pour y croire encore et tenter de lutter, même s'il est vrai que l'histoire montre parfois que c'est au comble de la désespérance que viennent les sursauts. Il fallut les outrances de Berlin et la débâcle de 40 pour que certains se lèvent et se disent que trop c'était trop et finir par l'emporter tout de même.

Il fallut la catastrophe absolue du génocide pour que se réveille la conscience !

Quelle catastrophe faudra-t-il demain pour que nous cessions de nous soumettre à cette ivresse technicienne qui nous fait croire qu'il n'est pas d'alternative ; pas d'autres solutions que celle désespérantes que l'on nous propose ?

Je regarde ces forêts détruites, ces troncs fauchés, inutiles qui ne porteront plus aucune fleur et ne puis m'empêcher de penser que notre superbe n'a même plus besoin de charges et de canons pour obtenir le même effet : notre pollution y pourvoit amplement !

Je regarde ces batailles sans autre résultat que les morts abandonnés sur le terrain et ne puis m'empêcher de songer que nos guerres économiques, aussi vaines que les autres, auront laissé l'homme lui-même, dépenaillé, sur le terrain de leurs libres entreprise et concurrence, tout juste bon à être adjuvant de la production, la source de la plus-value ; l'instrument sous-évalué et vite jeté d'un processus qui ne le concerne pas.

Oui, décidément, ce n'est pas l'horreur qui naquit dans ces luttes imbéciles d'il y a un siècle ; c'est l'inhumanité, à quoi, par lassitude, lâcheté ou impuissance, nous avons fini par rendre les armes ; à quoi nous nous sommes habitués, lentement, insidieusement au point d'oublier seulement ce que révolte signifie et pourrait offrir de dignité à notre humanité désespérément défaite

 

« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil ! »
Barbusse

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