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L'évidence de l'apocalypse

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Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. (...) L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.
P Valéry

Parues en 1919 à la NRF, ces lignes forment un bilan implacable de la guerre juste après sa fin, au moment même où se concluent les termes désastreux du Traité de Versailles - et tranchent singulièrement avec les clameurs lénifiantes de victoire contre la barbarie allemande.

On sait le terme être souvent utilisé à mauvais escient dans la langue usuelle : ne signifiant pas catastrophe mais révélation, il implique à peu près autant que le terme vérité en grec l'idée de dévoilement, combien quelque chose qui fut caché soudainement passe en pleine lumière et devienne évident au point d'aveugler. Que l'Apocalypse de Jean comporte d'évidentes dimensions eschatologiques et consomment le jugement final au prix de lourds fléaux explique assez que l'on passât insensiblement du sens premier au sens usuel.

C'est ainsi, tout naturellement, selon que l'on se situe du côté de ses thuriféraires ou même simplement du côté de l'Etat-Major et du gouvernement, ou au contraire du côté des poilus, que le vocabulaire glisse du registre guerrier ivre de gloire, d'honneur à défendre et de barbares à vaincre, au registre biblique où il n'est plus question que de fléau, d'enfer. En 45, par exemple, Blum alla jusqu'à évoquer des exterminations bibliques (1) pour signaler la rage que revêtirent les combats et regretter implicitement que dans l'affaire les deux protagonistes finissent en cela par se ressembler.

Très vite, le discours dépasse celui de tel ou telle victoire à gagner, de tel ou tel territoire à conquérir pour s'exhausser à hauteur non seulement d'une lutte pour la survie individuelle mais surtout d'un grand combat pour la sauvegarde de la civilisation. Les corps-à-corps homériques sur les champs de bataille cèdent bientôt le pas au grand duel céleste qui devra enchaîner le Diable et dont les cadavres putrescents, englués dans la boue insalubre de paysages lunaires, ne sont plus que des hypostases regrettables peut-être, nécessaires cependant.

Ceci d'abord frappe : cet écart vertigineux entre le discours des autorités et la réalité vécue par les poilus, qui les fera très vite revenir des illusions de gloire et d'aventures faciles mais leur donnera surtout confus d'abord, irréfragable bientôt, le sentiment d'être commandés sinon par des monstres inhumains en tout cas par des incapables inconscients et méprisants.

La guerre, cette guerre surtout, parce qu'elle alla jusqu'au bout de la puissance mécanique sans plus se soucier des désastres laissés derrière elle, est la victoire de Manès : il y a bien deux mondes ; deux réalités strictement opposées l'un à l'autre. D'un côté, en bas, l'enfer, le mal, le règne de l'impur et de la barbarie ; de l'autre, le règne du Bien, de la Lumière, inaccessible et sans doute réservé à quelques élus seulement. Et ces deux réalités si strictement opposées trouveront des expressions furieusement brutales : l'arrière où tout semble encore aller très bien, où l'on soupçonne les nantis de se planquer, et les tranchées - improbable régression de l'humain à la bestialité brute, humiliation diabolique de l'insecte parasite qui s'insinue et vous mine ; l'état-major et la troupe immense des poilus. Entre eux, le même écart vertigineux qu'entre les descriptions lénifiantes des bontés du progrès portées par ces beaux messieurs chapeautés et si élégants et la misère insalubre des ateliers. La lutte des classes trouva ici son expression violente et indépassable - certains ne l'oublieront pas. Subitement l'unité du monde éclatait, aveugle, aux yeux de tous et prenait toutes les allures antiques - que l'on retrouvera dans un Metropolis de F Lang - d'entre le monde d'en-haut - Paradis, Lumière - et celui d'en-bas - enfer, purgatoire, tranchées. Se révélait pour ce qu'elle était une vaste fantasmagorie tout juste utilisable par la propagande, ramenant la grande foule naïve du peuple à la seule mission qui lui fut jamais réservée : faire valoir une civilisation dont il sera à jamais exclu.

La certitude apocalyptique se lit à ceci d'abord : la substitution d'une grille verticale à une grille horizontale. On n'a plus affaire à une lente marche, besogneuse certes, ardue souvent, mais inéluctable vers le progrès où habileté, ruse et intelligence humaines seraient moteur, mais bien plutôt à un grand duel eschatologique, qui peut très bien s'achever demain par une tragique défaite et fin de la civilisation ; mais effectivement à une opposition qui va bien au delà de l'opposition entre deux protagonistes réciproquement diabolisés, qui déchire terme à terme, deux mondes, irréconciliables en un combat titanesque dont l'homme serait moins l'acteur que l'objet.

La guerre, subitement, n'est plus seulement la substitution provisoire de la force au droit pour régler un différend que la politique eût été incapable de résoudre, n'est plus la continuation de la politique par d'autres moyens comme l'entendait Clausewitz, mais bien au contraire le déchaînement de puissance célestes où se joue le destin du monde mais où, curieusement ce sera vite l'impuissance qui dominera.

Comment en effet ne pas songer à cet ordre du jour de Joffre au début de la bataille de la Marne ? (2) Ne plus pouvoir avancer ne pas devoir reculer, mourir donc. Le gros général, empêtré dans ses stratégies d'un autre temps crut jusqu'au bout aux vertus du corps-à-corps et compta pour presque rien l'amoncellement de cadavres que les techniques modernes et la mitrailleuse notamment provoquait.

Mais c'est d'abord de ce brusque mouvement qui porte à la lumière ce qui fut enfoui, dont parlent les textes comme si tous les beaux discours sur les vertus de la civilisation, les sublimes tableaux qui exaltent l'apothéose de l'être s'avéraient subitement vains, creux, d'avoir masqué l'essentiel, l'ombre du tableau. Le voile se déchire ; le décor s'effondre : ce n'était que du théâtre, une affaire de contemplation certes mais où il s'avère que l'on n'était toujours pas sortis de la caverne.

C'est peut-être dans l'esquisse de la philosophie du trou que propose Alain que l'on peut trouver des éléments de réponses. Un trou, ce n'est rien et pourtant il recèle une multiplicité de significations qui toutes finissent par renvoyer à ce que nous tentons ici de comprendre.

L'enfouissement d'abord, des hommes, des stratégies : plus rien ne fonctionne et vaines offensives sur vaines offensives les morts s'amoncellent. On ne peut tenir pour rien ces presque quatre années où l'impuissance dévastatrice fut reine, qui dut bien donner aux soldats la certitude d'un massacre organisé et à l'Etat-Major l'atermoiement désastreux entre des tactiques toutes aussi ineptes les unes que les autres. Termitières indéfiniment reconstruites où le mouvement brownien visible à la surface présente toutes les allures du désordre, cède la place sitôt qu'on prend un peu de hauteur à une implacable paralysie. Voici qu'en bonne métaphysique, on se souvint que le mouvement dans la caverne n'était jamais que la face illusoire, empirique de l'être.

L'écart, ensuite, on devrait plutôt écrire l'antagonisme grandissant, entre les troupes et le commandement qui nourrira bientôt les quelques fraternisations, vite réprimées, de Noël et demain les multiples mutineries observées des deux côtés des lignes. Pour la première fois, là-haut on n'offrait plus de direction, d'objectif lisible ou même de promesse fût-elle risquée, pour la première fois le grand ennemi, fragile sans doute n'était plus l'autre mais le même, rongeait la cohésion du corps tel ce trou glauque des tranchées ; il était là, tapi, maugréant son obéissance déjà fragile, menaçant à tout instant de regimber. Ceux-ci ne purent pas ne pas se dire que Jaurès avait eu raison, regrettant qu'il fût trop tard désormais pour le suivre. Tels ces corps rongés par les poux, la boue et la saleté, c'est la cohésion, la solidité même de la société qui se consume.

En haut, en bas ; avant, arrière ne sont plus des points cardinaux mais des entités, étrangères et opposées l'une à l'autre en une lutte qui paraît désormais sans fin. Tragique.

Ce que Valéry écrit, où il pointe la sensation diffuse que l'époque eut de son propre terme comme s'il ne se fût pas seulement agi d'une de ces péripéties dramatiques qui ponctuent l'histoire mais plutôt de ces enjeux décisifs où la survie est en jeu qui de toute manière vous laissera exsangue.

Jamais autant qu'en ces mois gris que même la couleur des photos ne parvient pas à éclaircir, l'époque n'eut autant la certitude qu'il n'y aurait pas d'après, ou, en tout cas, que cet après n'aurait plus jamais rien de désirable laissant derrière elle ruines et cendres n'épargnant ni les hommes, ni les idées encore moins la foi.

Les temps étaient consommés ! Et même ce qui eût du rouvrir l'horizon ressemble à s'y méprendre aux nuées de l'orage.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?
Valéry

Montée aux extrêmes, assurément, où les protagonistes se ressemblent tellement qu'ils paraissent concourir ensemble à la faillite de l'humain. Et s'en satisfaire. Où l'on parvient sous l'égide tragique des flammes de l'enfer, à détricoter tout ce que les dieux parvinrent à porter aux nues ; à réduire l'humain à la glaise originaire.

Anti-genèse par excellence - apocalypse, oui.

 

 


1) Blum, 21 février 1945

Vous êtes déjà vainqueurs en ceci : vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. En ce moment même votre résistance sans espoir, dans laquelle on devrait reconnaître de l'héroïsme, n'apparaît plus que comme la marque extrême d'une férocité sadique, comme le besoin de pousser jusqu'au bout le saccage et le carnage. Et nous répondons en menant la guerre comme vous, avec une rage exaspérée : de part et d'autre elle prend la figure des exterminations bibliques.

Je tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci : vous aurez insufflé de vous une terreur telle que, pour vous maîtriser, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force.

Ce serait votre victoire véritable. Dans une guerre d'idées, le parti qui triomphe est celui qui a inspiré la paix.

2) ordre du jour du 5 sept 14 :

« Au moment où s'engage une bataille d'où dépend le salut du Pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis, et se faire tuer sur place, plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée »