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2- Charges

Ce n'est pas bien nouveau : aux yeux de l’administration fiscale cela fait longtemps que les enfants sont à charge, laquelle, notons-le, mérite compensation. Elles envahissent désormais plus que jamais les revendications patronales promptes à estimer ces charges toujours trop lourdes quand elles s'aventurent à être sociales, toujours empressées à considérer trop élevé le coût du travail.
Il fut un temps, déjà lointain puisqu'il s'agit de l'époque R Barre (1976-1981) où l'on décida, pour information, de faire figurer sur nos fiches de salaires ces fameuses charges patronales - pour culpabiliser le trop dispendieux salarié ? Le social, incontinent, était devenu un poids, trop lourd ; un luxe ?

Du bas latin carricare, lui même dérivé de carrus, le char, le terme désigne tout ce qui, de lourd, pèse sur une personne, un animal ou une chose. Amusant de retrouver le terme en bonne justice puisque une instruction se doit d'être à charge comme à décharge mais que la charge revient ici à une accusation : mais aussi dans le monde professionnel où il finira par désigner la tâche que l'on assigne à quelqu'un ; mais enfin dans le langage populaire où tenir une charge revient à avoir absorbé une trop grande dose d'alcool.

On peut bien entendu toujours pointer le cynisme patronal qui trouvera toujours excessives les contraintes à lui imposées mais insuffisants les gains escomptés : ce n'est ici, après tout, qu'antienne mécaniquement entonnée du comptable dont la charge, précisément, revient toujours à pointer les dépenses à alléger, les recettes à augmenter. Celui-ci raisonne en ratio et n'en démordra pas. On peut s'inquiéter que ces charges résonnent désormais comme une accusation !

On peut bien entendu s'amuser de constater que la charge dévolue ne sera jamais que synonyme de travail - au moins dans le sens d'activité salariée - même si l’afféterie moderne préfère la conjuguer en terme de mission. Que ceci même que l'on proclame libérateur, c'est-à-dire susceptible justement de vous alléger de toute contrainte, capable de vous réaliser c'est-à-dire d'inscrire en vos actes, les pulsions les plus intimes ou en tout cas de les rendre le moins contradictoire possible avec celles-ci, que ce travail promesse d'aérien, soit en même temps une charge, une contrainte, ce qui vous rive au réel, entrave les deux parties - employeur comme employé - est évidemment une de ces contradictions dont l'Occident peine à imaginer solution convenable. Il est bien une boite noire, aux tréfonds de nos impensés idéologiques, qui nous interdit de penser ensemble labeur et plaisir et nous fait finalement estimer plus qu'honorable, honnête, la péripatéticienne qui refusant leur amalgame, écarte toute épectase d'un commerce tarifé ! Marx y vit une de ces contradictions internes dont il espérait que le capitalisme ne se remettrait pas à terme. Il se trompait : les ressources de ce dernier, sa capacité à tordre ses propres principes quand il le fallait, feront vite justice de ces prévisions cohérentes mais imprudentes.

On peut enfin s'agacer de cet abominable anglicisme qui nous fait préférer être en charge de quelque chose plutôt qu'en avoir la charge. [1]. Ce glissement de avoir vers être est symptomatique d'une inclination forte de la modernité à toujours confondre logique d'appartenance avec logique d'identité. Nous n'occupons pas telle ou telle fonction, nous n'avons pas la charge (mission) de réaliser telle ou telle tâche : nous le sommes. Nous sommes enseignants, gestionnaires, managers ! Comme s'il n'était rien dans notre être qui échappât au domaine de définition de nos activités. Mais ce glissement avoue encore combien ce serait nous-mêmes qui serions une charge. Empêcheurs de tourner en rond ? de profiter en toute quiétude. C'est bien alors que prend tout son sens l'idée fiscale que toute charge mérite d'être compensée. Que le monde serait beau, tranquille et serein si nous n'étions pas là à y peser de nos insupportables contraintes, de nos désirs si coûteux, de notre existence même ; s'il n'était que des machines ! Je me trompe ? Je n'en suis pas si sûr que cela : regardons simplement l'injonction diététique à être le plus léger possible comme si nos corps devaient s'arracher à toute masse corporelle quand à l'inverse nos entreprises, nos machines et nos capacités de stockage s'échinent encore et toujours à atteindre la taille ou la masse critique. (lire)
Serions-nous devenus de trop ? Pourquoi nous entêter ainsi, si prétentieusement, à ne pas céder notre place à la machine ? Nous qui ne sommes plus que des empêcheurs à profiter en rond ?

Posée ainsi la question est sotte qui n'est qu'une rémanence inélégante du mythe de Prométhée ou de cet anti-machinisme qui a égrené toute l'histoire de nos révolutions industrielles.

Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ?
C’est la question que s’est posée Parménide au VIe siècle avant Jésus-Christ. Selon lui, l’univers est divisé en couples de contraires : la lumière - l’obscurité ; l’épais - le fin ; le chaud - le froid ; l’être - le non-être. Il considérait qu’un des pôles de la contradiction est positif (le clair, le chaud, le fin, l’être), l’autre négatif. Cette division en pôles positif et négatif peut nous paraître d’une puérile facilité. Sauf dans un cas : qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : le léger est positif, le lourd est négatif. Avait-il ou non raison ? C’est la question. Une seule chose est certaine. La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions.
M Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Introduction

Mais, surtout, cette réflexion morose en incipit de l'insoutenable légèreté de l'être

Aristote nous avait habitués à cette idée fausse que les corps légers s'envolaient quand les corps lourds tombaient. Newton a fait justice de cette illusion : tout tombe ! mais la métaphore subsiste ici et là d'âmes s'empressant de se démunir de tout ce qui, matériel, pourrait entraver leur retour au Père ! Nos retraites n'ont pas d'autre sens que cette lente préparation à dénouer désirs et liens. En même temps et au contraire, cette légèreté à quoi nous aspirons jusque dans notre humour - est-il pire sentence que de le proclamer lourd ? - se signale étrangement par sa synonymie avec la superficialité qui demeure signe majeur de l'inconsistance.

Léger vient de levis en latin et du grec λειος signifiant d'abord lisse, uni comme on le dirait d'une peau ou d'une terre sans aspérité, sans rocher par exemple. Sans conteste elle revêt une connotation positive pour la pensée antique à l'inverse d'un Pascal qui y voit, avec le divertissement, le signe même de notre inconstance, de notre frivolité. Nous ne tenons jamais au temps présent, écrit-il et nous ne baguenaudons jamais dans le monde que pour couvrir de bruits la vacuité de notre destin. C'est en ce point, le géométral de nos vanités, que se croisent pesanteur et légèreté. Les charges que nous nous donnons, les affairements dont nous affectons de prétendre l'importance sont un simple contrepoids - encore - de notre légèreté. Nous rêvons de corps sveltes, sans marque ni traces : nous sommes en train d'écrire l'hagiographie de la stérilité.

Que s'offusquent-ils donc ces philistins ? Ces charges dont ils se plaignent, ô combien ils en en besoin ! Elles les occupent, eux qui ne savent pas, se retirer ! Pascal ne leur reproche pas de chercher des subterfuges mais de finir par y croire, de prendre au sérieux ces finalités qui ne sont que des pis aller.

Voici l'une des figures les plus intéressantes de ce curieux agencement entre pesanteur et grâce : comme si nos charges n'étaient là que pour nous contraindre à œuvrer encore et toujours ! La grâce - ici la gratuité - est un luxe que peu s'offrent, non de ne le pouvoir pas, mais de ne le supporter point : certains, ceux dont on dit qu'ils ont la vocation, ceux qui sont appelés ailleurs, ceux qui se détournent, entrent en leurs librairies ou couvents, se regardent en face …et meurent au monde.

Ce monde est une passade ; ces charges, un prétexte : nous ne les supportons que pour nous croire d'ailleurs, que pour tenter de les circonvenir. Nous tournons autour, retournons les arguments comme autant de méthodes pour nous croire peser enfin sur notre destin. Mais qui l'avouera jamais ?

Nous lestons notre char autant que nous le pouvons dans l'espoir demain de l'alléger : paradoxe de notre inconsistance, ou de ce furieux mensonge que nous nous imposons. Tout ceci n'est qu'une vaste galéjade. Kundera, reprenant Nietzsche, a raison : rien ne nous serait plus insupportable que l'idée d'un retour implacable. Nous pouvons nous divertir parce que nous imaginons anodins nos efforts qui ne se reproduiraient jamais ; ainsi que nos désirs qui s'épuisent si vite. Balzac avait vu juste : Comédie humaine ! Nous mimons la légèreté et contrefaisons la profondeur.

L'ironie de l'histoire est qu'en morigénant ainsi sempiternellement contre les charges, nos entrepreneurs avouent sans même le réaliser la vacuité même du travail. Tous leurs efforts se ramenant à le délester ainsi, ils ne pourront demain que se plaindre de nous voir nous détourner d'un si cruel mais évident subterfuge. En rêvant de gratuité, ils réinventent sans doute l'esclavage mais minent les fondations mêmes de leur gloire.

 


1) Deux exemples parmi d'autres pris dans la littérature européenne où charge est pris pour responsable

responsables de la politique monétaire, ne parviennent aux services en charge de la gestion des réserves de change de la BCE et de son portefeuille de fonds propres. inside information originating in the areas responsible for monetary policy from reaching the areas responsible for the management of the ECB's [...]
Lorsqu'une maladie animale se déclare, la commissaire en charge de l'agriculture peut directement prendre des décisions importantes. In the case of an outbreak of an animal disease, the Commissioner for Agriculture can take far-reaching decisions straight away.