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Tics de langage, affèterie, cuistrerie (TAC)

 

1- Retour

Pour commencer, deux petites expressions qui n'ont l'air de rien mais en disent si long sur notre époque.

Vous êtes en relation avec un professionnel quelconque qui par mail ou téléphone vous demande tel ou tel document : invariablement le message se terminera par un j'attends votre retour. Vous piqueriez vous de procrastiner un tant soi peu et de tarder à satisfaire la demande, je parie que vous aurez droit à un inénarrable je reviens vers vous

J'avoue adorer que l'on revienne quand on ne s'est pas même aventuré à partir et m'interroger sur la disparition de la réponse au profit de ce retour sans aller. Un petit applicatif informatique permet depuis longtemps de tester le temps de réponse entre votre machine et un serveur : ici oui pas d'émission sans réception mais surtout l'excellence se joue à la fois dans l'automaticité et la rapidité de cette dernière.

Premier impensé de la modernité : la rapidité, le temps réel, expression que l'on n'utilise plus, comme si l'attente, le délai, l'écart pris à peaufiner sa réponse était un luxe qu'on ne se permette plus, une désinvolture inacceptable. Attendre de moi un retour c'est me considérer comme une machine contrainte. Amusez vous à contacter votre fournisseur d'accès, sollicitez une plate-forme d'appel en ligne, vous aurez invariablement droit à des réponses toutes faites, des questions formatées tant dans leur formulation que leur succession : vous voici enferré dans la dénégation même de toute communication puisque ce sera à vous de vous adapter à un argumentaire concocté par un expert quelconque, non à votre interlocuteur de s'ajuster à vos demandes ou interrogations.

Le retour c'est le contraire du dialogue. Il y a là dessous l'idée effrayante qu'à tout événement, il y aurait une réponse automatique possible, une recette à appliquer conçue ailleurs et dans d'autres circonstances ce qui est évidemment absurde quand on sait que dans tout système complexe et intégré, les irrégularités et autres erreurs sont en majorité inédites et non la répétition de pannes déjà repérées. La machine complexe aurait du nous apprendre depuis longtemps ce que la philosophie nous avait enseigné : il n'y a pas de réponse à chercher dans le cahier du maître. Et bien si ! relisez votre manuel (d'utilisation ou de procédure) : ping !

Savent-ils, ces thuriféraires du retour, qu'ils encensent ainsi l'antique geste du potier façonnant la glaise de ses mains expertes ? se savent-ils retrouver le trépan par lequel on peut percer des trous dans la pierre mais aussi dans les os du crâne, sans pour autant les perforer ? Ceci pourrait n'être qu'un de ces détours qu'autorise parfois le langage et l'on arguera peut-être que j'exagère. Mais les tours que nous ménage la langue ne sont jamais anodins.

Tour, détour, retour

Décidément trop de coïncidences. Quand je fais le tour, invariablement je reviens à mon point de départ. Voici le cercle, figure géométrique autant que mystique d'ailleurs, qui préfigure autant l'immense pessimisme grec qui aura proscrit par avance toute idée de progression de se croire engoncé dans une nécessité où il n'avait pas de place - ou si peu - mais en même temps dans celle politique de l'agora où nul ne se peut prévaloir d'une position supérieure à l'autre de devoir ainsi demeurer à équidistance de ce point, géométrique ou sacré lui aussi, sans épaisseur, inaccessible et pour tout dire tabou. Celui qui tourne autour du pot est pourtant en même temps celui qui n'ose pas aborder la question, hésite et s'adonne aux circonlocutions pour se donner une posture sans trop t risquer. En même temps qui a fait le tour de la question peut se vanter d'exhaustivité : il n'a rien laissé dehors, a embrassé tous les aspects du problème ; bref, il sait. Au sens qu'Heidegger donnait au terme, il a arraisonné l'objet, comme s'il s'en était emparé, comme on arraisonne un bateau ou assiège une cité. On en fait le tour, c'est-à-dire se prépare à la dominer.

Cette ambivalence, propre à la langue, dépend cependant de la place du locuteur : est-ce lui qui trace la courbe, qui encercle, est-il dehors ? alors le cercle est une figure d'enfermement et celui qui demeure à l'intérieur, cloîtré, est bientôt dominé. A l'inverse, la courbure tracée l'est-elle de l'intérieur, n'est-ce pas la figure même de Romulus traçant le pomerium, alors voici forme de fondation mais aussi de protection : mur, rempart, parfois nanti d'une porte étroitement surveillée par où transiter : Mundus était le nom de cette porte gardée par Hermès ou Janus.

Cette ambivalence tient exactement à la porosité ou non de la ligne tracée : frontière hérissée de pics, de tourelles et de gardes ? ou bien pont même nanti d'octroi ?

Qui me demande un retour ne fait rien d'autre que m'enfermer, d'en (re)venir à sa posture à lui : ce n'est même plus une sollicitation mais une objurgation. Il vient de m'encercler.

Regardons : il n'est qu'à tracer la différence entre répondre et revenir. Dans la réponse, il y a un engagement pris (spondere) que l'on retrouve dans responsabilité, ce n'est pas seulement une locution qui viendrait coïncider à une demande mais une correspondance où chacun des deux locuteurs s'engage ; on y trouve même parfois l'idée de défense : répondre de quelqu'un, c'est pas se substituer à lui, mais assurer sa qualité, son honneur ou simplement sa parole sur la sienne propre. Répondre est toujours plus ou moins un gage, une caution que l'on donne . Répondre revient à signer : à proclamer de ceci je suis l'auteur ; j'augmente - c'est le sens de augeo - mon acte ou ma parole d'authenticité autrement dit je fais le serment qu'entre les mots et les choses il y a un lien étroit que j'atteste.

On le voit la réponse est affaire de parole ; est affaire d'homme. Le retour, quant à lui, n'est qu'affaire de lieu, et donc de choses.

Remarquons bien : il n'est pas d'histoire humaine où, subrepticement parfois, avec l'éclat de la brutalité parfois, ne survienne un détour. Moïse est appelé, par une voix qui le détourne de son chemin tracé par les bêtes qu'il emmenait paître. Thalès, par inadvertance plus que par maladresse, tombe dans un puits et tout-à-coup invente la géométrie. Ce peuple, soumis, si habitué à considérer incontournable la place misérable et domptée où le destin l'avait placé, subitement maugrée, s'impatiente et invente la démocratie - ce qu'on peut écrire tant des grecs que des français en 89. Il n'est pas une découverte scientifique qui ne doive quelque chose au hasard, à l'erreur, à l'insolite.

Répondre revient souvent à dire non ; à se demander si autre chose n'était pas possible ; en tout cas toujours à dire je. Descartes avait raison : le cogito n'a de sens qu'à partir de cette désinence personnelle qui proclame l'engagement du sujet. Tout le contraire du retour qui n'appelle que la restitution de la chose.

J'y lis, évidemment, l'obsession du technicien qui ne ure que par des recettes, des protocoles, des process - comme il écrit désormais si étrangement - que ce terme qui ne concernait originairement que les procédures industrielles concerne aujourd'hui jusqu'aux procédures de management et donc l'organisation du travail humain, que l'on ait glissé si imprudemment des machines aux hommes, en dit long sur une glissade effrayante où le concept de réification cache mal celui d'aliénation.

Je vois bien que c'est cela qui m'agace autant qu'inquiète : cette propension à ne solliciter en moi que le machinal, l'automatique ; l'artefact. Ce refus de l'insolite qui est la marque même de l'humain.

Ah décidément, ce mépris grec pour l'ingénieur a quelque chose de sempiternellement justifié.