Bloc-Notes 2016
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Mythologies contemporaines ou les impensés de la postmodernité

Derrière les innovations techniques que représentent objets connectés ou big data, de bien curieux impensés qui signent assez bien le désarroi de la modernité.  Foi crédule devant le progrès, logique communautaire à l’œuvre, propension technocratique, déni du politique ne forment pas seulement les cadres implicites de nos démarches mais représentent surtout des menaces potentielles que nos systèmes théoriques ne parviennent plus à appréhender et sur quoi le retour impromptu de la morale jette un trouble plutôt inquiétant. C’est assez dire qu’aujourd’hui nous aurions moins besoin de technique supplémentaire et innovante que de pensée.

Préambule

Il en est ainsi de certains libellés qui sonnent comme autant d’appel : à communication sans doute ; à doutes, par vocation ; à méfiances, par provocation. Big data, Cloud et objets connectés : nouvelles perspectives pour des Systèmes d'Information innovants ? Tout est réuni ici des leitmotive de la modernité : la fascination devant la technique qui fait frétiller tout un chacun devant la moindre nouveauté tel un gamin devant l’ultime jeu sous le sapin ; l’aspiration à quoi l’on se préjuge contraint d’être le plus gros possible et atteindre ainsi la taille critique qui vous mettrait à hauteur de la concurrence ; l’obsession enfin du réseau où il faudrait s’entremettre au point de craindre par dessus tout de n’être plus connecté c'est-à-dire dépassé ou pour mieux dire plus dans le coup

Il y a exactement vingt ans, François Brune faisait paraître dans le Monde Diplomatique un texte intitulé Mythologies contemporaines dans lequel il dressait la liste des quatre grands items idéologiques qui marquaient l’époque : le progrès ; le primat de la technique ; le dogme de la communication ; la religion de l’époque. Tous les quatre, selon Brune, se présentaient avec l’identique glissement du fait à la norme, du « constat à l’impératif », la même propension à se soumettre aux uns et aux autres au seul argument qu’ils seraient réels. C’était très exactement repérer des mythes, au sens ou F Jacob énonçaient qu’ils offraient une représentation unifiée et cohérente du monde. Le texte n’a pas pris une ride : ces mythes sont restés les mêmes, que l’on retrouve ici.

C’est qu’il ne saurait y avoir d’acte qui n’implique plus ou moins explicitement une idéologie : gérer que ce soit des comptes, une stratégie marketing, un projet ou plus simplement ses relations ou son temps, manager une équipe ou une entreprise supposent des moyens humains ou matériels que l’on mobilise en vue d’un objectif que l’on aura invariablement défini comme bon, nécessaire ou souhaitable, au nom de valeurs présumées justes. Ce n’est, assurément pas un hasard, si désormais la question des valeurs se pose avec tant d’acuité, ni que l’on voie fleurir des interventions dans les colloques ou des modules d’éthique dans nos formations : à mesure que nos moyens techniques se développent, et ils le font de manière incroyablement rapide, l’interrogation n’est plus contournable du ce que je puis désormais, le dois-je ?
Que dans les cercles pensants de la gestion, du management, on se mette en quête de ce qui se passe du côté de l’informatique est louable et surtout nécessaire : je ne sache pas que l’inverse fût toujours vrai. On s’y pose souvent la question en la mettant toujours en perspective avec l’humanisme, à l’instar de l’ARIHME, pour ne prendre que cet exemple. Signe, s’il en est, que ces domaines, qu’Heidegger nommait autrefois technosciences et qui, relevant de la technique, donnent effectivement lieu à ce que l’on nomme désormais recherche appliquée, signe dis-je, que la recherche n’a pas cédé devant les impératifs de la production efficace, contrairement à ce qu’il redoutait et que la science pense contrairement à ce qu’il avait énoncé par provocation; signe étonnant du reste puisque voici émerger des interrogations que l’on eût plutôt attendues du côté d’une philosophie étrangement muette. Signe enfin de ce brouillage idéologique que Brune avait entrevu déjà.

C’est bien parce que cette session spéciale ne se pose pas seulement la question du comment faire mais aussi celle, en amont, du que faire, que ce propos a un sens. Pour autant, s’agissant des Big Data, l’on voit plutôt surgir la question juridique, du respect des droits de la personne : ce fut le cas par exemple en février à Dauphine (Table Ronde Ethique et Big Data). Sans minimiser en rien le problème qui est réel, sans oublier cependant la complicité tacite des usagers qui m’avait fait évoquer la zone grise de l’intimité numérique , on comprend bien que c’est plutôt en amont des big data que nous voulons porter nos réflexions, qu’en aval. Loin de vouloir fustiger des techniques nouvelles et les opportunités offertes – ce qui serait aussi vain que sot tant l’histoire montre que les techniques nouvelles n’apparaissent et ne prolifèrent qu’à partir du moment où elles trouvent des esprits, des conditions et des représentations idéologiques prêtes à les accueillir -  nous nous proposons seulement de mettre en lumière ces conditions préalables.

Nouvelles technologies : nouvelles vraiment ?

Nous avons l’habitude de nommer les grandes phases de notre histoire à partir des évolutions techniques : ainsi parle-t-on de l’âge de la pierre polie, taillée, du néolithique… M Serres, quant à lui, les lie plutôt aux changements survenus dans le couple message/support du message, observant ainsi un processus d’externalisation de nos facultés qui de l’écriture à l’ordinateur nous aurait, par exemple, fait perdre toute mémoire. Il est vrai qu’aux inventions de l’écriture puis de l’imprimerie et enfin de l’ordinateur, on peut associer des événements couvrant l’ensemble du rapport de l’homme au onde : géométrie, organisation des villes, monothéisme, monnaie, formation des grands empires et même pédagogie sont associés à la première ; chèques, banques et comptabilité, sciences expérimentales, démocraties modernes et Réforme protestante sont liés à la seconde ; mondialisation, monnaie virtuelle, révolution scientifique mais sans doute aussi ce qu’Arendt (1959) nommait crise de l’autorité et retour du religieux doivent dans cette optique être mis en relation avec les nouvelles technologies. Ces associations sont l’objet d’un réel consensus qui éclate sitôt qu’on voudra déterminer lequel de ces phénomènes produit l’autre : s’agit-il des innovations techniques ? alors on aura une philosophie matérialiste de l’histoire dont Marx est évidemment l’illustration la plus achevée ; s’agirait-il au contraire des évolutions cognitives, ou pour parler comme Condorcet, des progrès de l’esprit humain ? alors on produira de ces grands systèmes idéalistes dont Hegel mais aussi Comte sont des exemplaires édifiants. La question, philosophiquement, est cruciale ; elle est pourtant mal posée. E Morin nous aura appris qu’il faudrait plutôt y lire une boucle de rétroaction ou, tour à tour, ces événements techniques et cognitifs sont cause et effet. Ce n’est pas ici botter en touche que de proposer une solution mitoyenne, c’est, en prenant la mesure de la complexité de la réalité, faire le pari d’une systémique qui a au moins le mérite d’appréhender la question dans une perspective dynamique plutôt que celle passablement métaphysique d’un Laplace.


Dès lors, s’agissant des Big Data, toute la question demeure de repérer s’il s’agit ici d’une nouvelle mutation bouleversant à nouveau notre rapport au monde ou si, au contraire, il n’y faudrait voir que l’hyperbole d’une révolution qui aura commencé avec Internet et les ordinateurs personnels.
Trois remarques nous conduisent à une réponse contrastée :

Transparence

La visibilité d’abord : que la constitution de masses impressionnantes de données, par les États ou les entreprises, ne soit possible qu’à la condition que celles-ci leur soit accessibles est évident mais n’est pas nouveau. Il suffit de relire les Misérables de V Hugo pour comprendre que l’obsession du pouvoir était bien de pouvoir repérer où se trouvait l’ex-bagnard en l’obligeant à pointer régulièrement à la gendarmerie ; les cloches de nos églises signalant début et fin de la journée aident à comprendre que le marquage et donc la maîtrise du temps furent dès le Moyen-Age outil de socialisation que nos montres individuelles auront seulement prolongée ; l’apparition de l’usine et ainsi du travail collectif exigeaient la présence organisée de chacun au même moment impliquait pointeuses et règlements parfois furieusement militaires … Dans Surveiller et Punir, M Foucault avait montré, notamment à partir de l’exemple du panoptique de Bentham, comment la rationalisation de l’espace public imposait sa préalable transparence que les structures d’Ancien Régime ne permettaient pas, facilita notamment via l’invention de la police, un système de visibilité qui n’autorisa pas seulement la modernisation du système judiciaire et carcéral mais contamina aussi les systèmes éducatifs, hospitaliers etc. Voir pour savoir, savoir pour prévoir, prévoir pour agir avait indiqué A Comte : ce qu’on en peut deviner c’est combien savoir et pouvoir ont partie étroitement liée : sans doute n’est-il pas de pouvoir sans quelque savoir préalable mais en même temps le pouvoir est toujours celui qui proclame qu’il sait mais produit incontinent les instruments pour étendre son savoir à l’infini.

Première leçon, c’est une boucle de rétroaction : savoir <- > pouvoir<-> savoir

Seconde leçon, ce sera toujours une erreur de n’y considérer qu’un problème technique : c’est aussi – d’abord ?- une question politique, avant même que juridique ou éthique.

Rien de bien nouveau ici pourtant : si les nouvelles technologies permettent désormais l’espace de stockage nécessaire à la constitution de ces données de masse et les algorithmes indispensables à leur exploitation, c’est néanmoins une même logique à l’œuvre qui permet seulement une économie de moyens. La vie des autres (2006) avait illustré combien un État policier exigeait pour être efficace, non seulement une police secrète mais quasiment un surveillant pour un surveillé. Il n’est pas de délation efficace sans compromission de tous : les techniques modernes en font simplement l’économie ; un usage plus suave. La question est technique qui prolonge seulement une logique qui depuis Prométhée exige un investissement minimal pour un résultat maximal. 

Troisième leçon. Telle que l’entrevoient les juristes – protection de la vie privée – la question serait seulement de trouver des contrepoids à la mesure de l’intrusion désormais possible. Encore faudrait-il qu’on les imagine à la mesure du nouvel espace où nous introduisent ces nouvelles technologies : le réflexe classique d’ériger murs ou remparts avait un sens tant que l’on se mouvait dans une logique du dur, du solide ; dans une logique mécanique mais nous avons pénétré dans un espace flou, dans une logique de fluides ; il nous faudrait des remparts à la mesure de cet espace de proximité. Les avons-nous ? N’est-ce pas aussi parce que l’Hadopi avait usé de moyens classiques que l’entreprise connut un échec cuisant mais pourtant prévisible ? 

Information active

Si révolution il y eut, avec Internet, elle concerne manifestement notre rapport à la connaissance, à l’information. Nous avons tous en notre mémoire, ces images du Tour de France par deux enfants de G Bruno ou celles de ces enfants traversant les étendues neigeuses pour se rendre à la communale : elles font partie intégrante de l’iconographie de la IIIe République. Elles disent avec une extraordinaire précision ce qui avait de tout temps marqué notre rapport au savoir : connaître revenait à se déplacer, à entrer dans ces espaces quasi-sacrés qu’étaient les temples de la connaissance. Espaces séparés, protégés, songeons simplement au statut particulier des escholiers du Moyen-Age ou bien encore à l’immunité dont bénéficiaient les Universités nouvellement fondées qui portaient fort judicieusement un nom qui les extirpait du quotidien, laïque, profane, politique – l’étymologie à la fois de temple et de temps le confirme qui désigne cet espace que les augures traçaient de leurs bâtons où ils pourraient lire le discours des dieux.
C’est ceci, précisément, qui a radicalement changé, nous le savons tous : désormais c’est le savoir qui vient à nous, immédiatement disponible. Ce qui bouleverse jusqu’à nos manières d’enseigner puisque nous ne pouvons plus attendre de nos étudiants qu’ils courbent le dos sur leurs pages de notes :  tout dans leur attitude montre qu’ils sont actifs, ont toujours/déjà cherché références et compléments à nos cours – d’où les essais de classes inversées. Non seulement la source de la connaissance n’est pas unique, non plus que ses émetteurs, mais en plus elle est toujours disponible. On connaît parfaitement les stratégies push ou pull en marketing : ici, non plus rien de nouveau sinon les formidables ressources qu’offrent les traces laissées sur nos ordinateurs permettant de filtrer les publicités sur les sites visités, notamment des réseaux sociaux, en fonction de nos navigations précédentes et d’algorithmes autorisant l’extrapolation de nos besoins et désirs en fonction des informations sagaces. Economie de moyens pour un résultat maximal : sauf à considérer que nous sommes devenus les pourvoyeurs plus ou moins volontaires ou consentants des informations détenues sur nous. Il n’est pas de commercial qui n’eût rêvé de disposer d’un fichier de prospects suffisamment affiné pour lui épargner des taux de réponses indigents, des échecs programmés. La puissance de frappe des big data lui permet d’éviter désormais un bombardement à la Dresde. C’est beaucoup ; ce n’est pas nouveau.

Logique de locataire

Qui se souvient de la tentative il y a quelques années de commercialiser des PC aux disques durs limités sous l’argument qu’Internet offrait des capacités bien plus utiles, tentative qui se solda par un échec ? Désormais on assiste à ce paradoxe de machines aux capacités impressionnantes de stockage à l’instant même où celles-ci deviennent moins utiles. La suite bureautique la plus utilisée en France se loue désormais à l’année assortie d’un Cloud, suivant en ceci la démarche commerciale d’Adobe qui choisit de louer à un public élargi une suite autrefois trop onéreuse pour ne pas être réservée à des professionnels. Le nuage est ainsi devenu, en très peu de temps, la condition à la fois alléchante et nécessaire de toute offre commerciale – de machine comme de logiciel, de fournisseur d’accès comme d’hébergeur. Or ceci cache deux logiques bien distinctes :

Ce paradoxe s’explique aisément par le coût toujours plus réduit des disques durs qui laisse pour combien de temps encore coexister l’illusion de données privées avec la réalité de données toujours déjà socialisées. Il suffirait de relire La Boétie pour comprendre que cette servitude volontaire ne comporte elle non plus rien de nouveau. Mais s’y cache une radicale nouveauté : alors même que tout de nos démarches tant théoriques que techniques va dans le sens d’une appropriation – devenir comme maître et possesseur de la nature disait Descartes -  logique qui se retrouve dans le modèle de réussite sociale qui s’accompagne invariablement de l’achat de sa résidence principale, nous observons ici, qui reprend d’une main ce qu’elle avait concédée de l’autre, une démarche qui vise moins d’ailleurs à nous déposséder de nos biens qu’à les socialiser sitôt qu’ils cesseraient d’être matériels.

Vieux rapport dialectique entre le hard et le soft, bien connu en informatique, en réalité dominant dans notre histoire. Voici que le doux s’invite à la table du dur. Or la fable nous invite à le mieux comprendre, nous qui continuons sottement à envier le fermier général, méconnaissant que les révolutions, toujours, se déroulent du côté du doux. L’économie nous l’enseigne pourtant : les profits se réalisent chez les fournisseurs de doux ; pas chez les fabricants de dur. La renaissance d’Apple tint moins à l’offre de ses machines, ordinateur ou téléphone, qu’aux services associés auxquels leur utilisation nous contraint – numéro de carte bancaire y compris.

Dès lors, la conclusion s’impose : s’il est quelque chose de radicalement nouveau au point qu’on puisse dire que cela changerait notre rapport au monde et constituerait une mutation comme celle de l’écriture ou de l’imprimerie, qu’il s’y jouerait non pas seulement le prolongement de la révolution Internet mais une nouvelle fracture, alors, oui, elle doit bien se situer du côté de ce doux-ci : non pas dans la capacité de stockage qu’impliquent les Big Data mais dans leur exploitation et commercialisation ; moins dans les data elles-mêmes que dans le rapport que nous entretenons avec elles et le rapport au monde qu’il implique.

Or que veut dire louer ? Bien sûr ne pas être propriétaire mais au delà de la dépendance que ceci suppose à l’endroit d’un tiers, réside l’obligation faite au locataire de laisser le bien intact ou de le rétablir en son intégrité. Voici toute la logique de l’individuation, propre à nos sociétés modernes, pourfendue par une logique de sujet, plus proche de celle de la société féodale ; voici, autrement dit, un risque réel d’une communauté des informations, d’une logique communautaire.

On peut bien évidemment se dire que la logique du locataire s’agissant de l’environnement aurait au moins l’avantage de nous inciter à moins polluer : si tel est le cas, alors la révolution des big data pourrait se lire d’un œil favorable.

Psychanalyse hâtive ou l’histoire d’une régression mentale

Fusion, acquisition, concentration…tout depuis une trentaine d’années s’entrechoque pour atteindre cette fameuse taille critique – jamais définie, toujours convoitée – qui seule permettrait d’affronter avec quelque sérénité une concurrence de plus en plus violente ; les sommes qui s’échangent et parfois se perdent sur les marchés financiers atteignent des hauteurs astronomiques étrangères aux limites de notre entendement. Cela fait bien longtemps déjà que nous avons désappris la leçon de Solon d’Athènes- rien de trop. Voici désormais que la démesure engage les données elles-mêmes : c’est celle de la grenouille que nous feignons d’ignorer à présent.  S’agirait-il d’une résurgence intempestive et, pour tout dire, perverse de cette propension de l’adolescent pré-pubère à mesurer son appendice pour mieux s’assurer d’une virilité d’autant plus angoissée que naissante ? L’argument serait facile mais pas faux pour autant : tout dans la modernité a cru pouvoir s’affranchir des normes que les techniques flamboyantes balayèrent si aisément. Les Trente Glorieuses en formèrent l’apex qui crurent qu’aucune limite de croissance n’était plus opposable ni aucun dégât environnemental dirimant ; la période présente en constitue la base qui soupçonne en chaque crise les prémices d’une décadence inéluctable, en chaque hausse de température la menace d’une apocalypse méritée. Pour autant nos techniques courent leur chemin, presque mécaniquement, comme si elles ignoraient nos peurs, ou pussent en toute désinvolture s’en affranchir.
Car voici bien les deux autres paradoxes de notre temps qui en constituent comme l’architecture implicite :


Progrès/décadence : deux guerres mondiales, trois génocides, la bombe puis, désormais, la conscience des périls environnementaux auront largement écorné une philosophie du progrès qui dominait depuis les Lumières et avait cru pouvoir ranger la crainte de l’ubris dans le magasin des accessoires de civilisations trop peu développées voire obscurantistes pour oser seulement rêver d’un développement humain orgueilleux. Pour autant nous n’avons pas délaissé notre fétichisme techniciste et continuons à rêver paresseusement de machines qui viendraient heureusement réparer les dégâts collatéraux que nous aurions produits. Coexistent donc, sans se n’annuler ni même se compenser, désir et crainte du toujours plus nous condamnant à des comportements cyclothymiques dont témoignent nos appétences tant sociales que politiques toujours plus versatiles. Émerge en même temps ce sentiment, dévastateur, de notre impuissance : celle des politiques incapables de résoudre les crises successives qui nous frappent, incapables de prévenir les désastres environnementaux, incapables même de dessiner le projet d’un quelconque avenir ;  celle des économistes encore incapables de maîtriser les rouages de flux financiers qui semblent devoir rouler hors de tout contrôle ; celle des peuples enfin, trop accablés ou déprimés pour rêver encore pouvoir peser sur leurs destins. Impuissance qui contraste si violemment avec les avancées fulgurantes des sciences et des techniques semblant dessiner un monde sur quoi nous n’aurions plus prise et qui se réaliserait en dépit qu’on en eût. Un paradoxe dont le retour du religieux face aux sciences triomphantes est un signe ; dont le chômage endémique face aux évolutions techniques en est un autre.

Elle réside en ceci la régression mentale : dans cet atermoiement d’une société vieillissante qui se pique encore de prouesses adolescentes, qui, en tout cas, renâcle devant l’obstacle d’un autre âge à franchir. Qui rêve d’un retour à un Eden qu’elle sait pourtant mythique et se replie frileusement sur des racines qu’elle a pourtant déterrées depuis longtemps.

Gros vs maigre : car il faut bien constater que la propension au toujours plus n’engage jamais que les choses. Pas les corps ; pas les êtres. Nos magazines sont remplis de ces articles ou publicités vantant les mérites tant esthétiques, hygiéniques que diététiques de corps maigres, à la limite parfois de l’anorexie. Sociologues et historiens des mentalités nous avaient habitués à relier l’étoffe de nos corps au degré de développement de nos sociétés, avons-nous pourtant la grille de lecture adaptée pour conjuguer hyperboles techniciennes et ellipses corporelles ?
La propension qui est nôtre de ne jurer que par les moyens techniques offerts, de ne raisonner que par recettes ou processus - le sabir entrepreneurial si souvent amphigourique parle lui de process -  laisse à suggérer que nous ne procédons plus qu’au gouvernement des choses et aurions orchestré le lent mais efficace effacement des êtres. Qu’au moins, l’idolâtrie des corps grêles, émaciés, sans marque ni ride, ce culte de l’éphèbe asexué non encore confronté aux rigueurs du temps outre la fixation pathogène autour des délices adolescentes traduirait rien moins que l’éloge de la stérilité, qu’une parodie sinon de la mort, en tout cas de ce que Sartre au sujet de la mauvaise foi nommait réification, mot existentialiste pour ce que Marx nommait aliénation.

Nos machines bombent le torse, vaniteuses et indolentes comme pour mieux nous écraser : tout de la jarre de Pandore se sera enfui fors l’espérance. Car dans nos têtes occidentales, pétries désormais d’inculture technicienne, montent néanmoins les ultimes rémanences inquiètes des outre-passements prométhéens ; le vieux cauchemar de machines usurpant subitement notre place. Cette valse hésitation entre orgueil démesuré et dépression juvénile est la marque même de notre régression.

Il en est une autre tout aussi niaise qui tient à la connectivité. Cette dernière ne comporte pourtant rien de novateur même si les moyens y ont été démultipliés. A l’encontre de la machine plus généralement mais de la communication notamment, se seront toujours levés des vents contraires. Socrate déjà fustigeait les sophistes jusqu’à pourfendre l’écriture comme une pensée morte : Platon n’eut pas de mot assez dur pour condamner une pensée sans destinataire de le vouloir indifférencié, sans rigueur de faire peser l’effort moins sur la rigueur du raisonnement que sur les effets persuasifs de la langue. Les babéliens, d’un côté, redoutant toujours la sanction divine et la dispersion pour la faute d’une communication tellement réussie qu’elle eût inventée la langue universelle : les pentecôtistes, de l’autre, scrutant avec impatience l’instant de grâce de la glossolalie venant rendre possible la parole partagée. Feuerbach l’avait vu, Hegel théorisé sous la forme du conflit : il n’est pas d’humanité sans rapport à l’autre. Lévinas y a entrevu la positivité d’un visage enjoignant de ne pas tuer ; l’histoire s’est habituée lâchement aux mirages d’une dialectique qui offrirait la synthèse d’un mouvement et la justification du négatif : las, la dialectique ne déplace pas les montagnes seulement les enjeux du conflit. Nul n’est sorti de l’aporie : ni Hegel qui entrevit quelque chose comme la fin de l’histoire ni Marx d’ailleurs qui ne put inscrire la victoire finale que sous l’aune d’un peuple ontologiquement bon puisque sempiternellement exploité. La confrontation continua ; ailleurs ; toujours la même. Tous néanmoins conçurent le défi aliénant que représentait la machine.


Reste cette quête de la communication universelle dont on attend la solution de tous nos problèmes, la dissolution de toutes nos angoisses. D’où les applications diverses permettant de signaler sa présence, de retrouver ses amis ; ces réseaux sociaux où le challenge implicite est quand même de comptabiliser le maximum de relations ; où ce qui s’échange importe moins que de simplement le dire, où chaque post résonne comme un j’existe, si je vous l’assure ! Les techniques modernes ont simplement paré d’apprêts plus convenables les fantasmes d’orgasme sempiternellement continué ou de partouze universelle. Rien de bien nouveau sous le soleil.

Ceci pourtant : l’antique modèle du sage se retirant en sa caverne ou sur la place toisant la puissance illusoire d’Alexandre, celui de nos philosophes – Descartes ou Montaigne – s’isolant pour mieux méditer, oui ce modèle a vécu. La pensée désormais s’élabore en commun, par ces petites touches que l’on tapote sur le clavier à la recherche d’une ressource, d’un lien… au milieu du bruit, de la foule. L’autre n’est plus cet être lointain qu’on ne comprend pas très bien, n’est plus ce Persan qui vous laisse interdit : les tables désormais sont toutes épaisses d’étrangers. L’autre est devenu le prochain, celui qui simplement s’approche. Et notre espace, celui d’une incroyable proximité. Ce je si fragile, ce moi si entiché de lui-même que l’on disait haïssable, ploie désormais sous les données, se résume à des données que l’on troque comme des marchandises. Nos grands anciens de l’âge classique inventèrent correspondance touffue, almanachs et gazettes comme ancêtres de nos colloques et revues scientifiques : ils avaient, en y mettant soin et temps, inventé l’échange et la communauté universelle de la connaissance. Repérons bien ceci : seul le dur de l’objet transformé en marchandise faisait l’objet de l’échange économique. La connaissance, elle, ne relevait pas de l’économie marchande pour la simple raison que celui qui la donne, enrichit peut-être le récipiendaire mais ne perd pas cela qu’il donne. L’économie libérale a envahi le doux de la connaissance et transformé celle-ci en data qu’elle commercialisera au mieux sous la forme de brevets, au pire sous celle de fichiers de prospects. Le je est devenu argument, de vente ou de démonstration : est venue l’heure de l’egolâtrie.

Archéologie hâtive ou l’histoire d’une régression intellectuelle

Plus inquiétant ceci qui engage la pensée.

Que peut bien signifier cette propension à accumuler le plus de données possibles sur tout et tous ; sur tout et n'importe quoi ? On devine bien les usages commerciaux ou policiers qu'on en pourrait rêver faire. Mais si jamais les moyens techniques n'ont été aussi puissants et les protocoles théoriques aussi efficaces pour exploiter cette masse incroyable de données, la chose n'est en rien nouvelle. Le commercial a toujours rêvé de fichiers les plus qualifiés possibles qui lui permette d'atteindre ses prospects avec un filtre le plus fin possible. Le policier ne rêve que d'un tissu social le plus transparent possible pour prévenir et punir crimes et délits ; ne parlons pas du politique au nom de qui il agit. Foucault l'avait en son temps théorisé ; Bentham et Comte parfaitement illustré. Or, si l'intelligence a un sens, et la pensée des règles et des méthodes, elles tiennent dans ce principe simple entre tous d'extraire le maximum d'enseignements, d'informations et de connaissances du minimum de données. Le prototype en demeure la loi scientifique : d'une donnée pouvoir prévoir une infinité d'événements. Nos petites réflexions pratiques n'agissent pas autrement : que nous doublions une voiture sur une petite route départementale ou que nous augmentions le chauffage dans nos appartements, nous observons constamment que nous sommes capables de prendre des décisions à partir de données insuffisantes, souvent floues. Nous extrapolons, généralisons et vérifions. Dans chacun de nos actes, il y a, à la fois un présupposé et une forme de pari !

Aristote nous l'avait enseigné : il n'est de science que de l'universel. N'était ce pas une des raisons qui fit affirmer que l'histoire en tant que telle ne saurait jamais être une science - ce qui ne signifiait pas d'ailleurs qu'elle fût pour autant exemptée des rigueurs de la preuve ? Pour déterminer le comportement de tel ou tel acteur, il faudrait pouvoir rassembler une infinité de déterminations. Mobiliser l'universel pour expliquer le local c'est bien tout le contraire de la science qui, au contraire se contente d'un déterminant pour expliquer le maximum de phénomènes.

Il y a plus encore qui touche à l'action. On peut s’amuser de ces deux maximes contradictoires de Marx et de Comte : le premier énonçant que l'humanité ne s'était jamais posé que les problèmes qu'elle pouvait résoudre quand, au contraire, le second estimant qu’elle  avait toujours commencé d’abord à se poser des questions pour lesquelles elle ne pouvait apporter de réponses. Marx n’a pas tort : pour qu'un problème puisse se poser il faut bien préalablement que les mentalités, les connaissances, les événements le rendent pensable. Voici loi de toute philosophie de l'histoire : l'exemple de Mendel, venu trop tôt, et donc incompris est resté à cet égard célèbre. Pour autant, ne rêvons pas : dans sa démarche collective, l'humanité contrainte d'agir le dut bien avec un minimum de connaissances. C'est ici le rôle des mythes, des religions, de ce que Comte nomme une théorie quelconque. Qui agit, doit bien faire comme si : comme s'il savait.

Dans cette frénésie d'accumulation de données je lis comme une impuissance à agir. Une négligence à penser. Une répugnance à imaginer. Si nous devions tout savoir avant de nous lancer dans quelque démarche que ce soit, nous n'agirions jamais n'inventerions jamais rien non plus. Telle est la logique de l'expert : sans audace. N'agir qu'en toute certitude ! Avec autant d'imagination qu'une limace scrofuleuse.

On y retrouve les mythes de F Brune :

 Impuissance à penser, effondrement du collectif en une communauté floue à quoi les objets nous arriment avec l’énergie du désespoir, négligence de la technique à imaginer d’autres solutions que sa propre répétition démesurée selon les sempiternels canons de l’efficacité et de l’hyperbole… le bilan n’est pas bien rose

Que faire ?

Loin de nous l’idée de faire de ces nouveaux outils les responsables de nos crises, qu’elles soient économiques, sociales ou idéologiques : ce serait tomber dans le piège que nous dénonçons. Ces objets ne fonctionnent et ne parviennent à pénétrer dans l’espace social que parce qu’ils trouvent en face d’eux des consciences prêtes à les accueillir et utiliser, ce qu’encore une fois, notre complaisance à délivrer nous-mêmes des données, est l’illustration la plus frappante. Il y a en revanche tout lieu de se demander si ne serait pas en train d’émerger un nouvel ego, dont l’éclosion serait favorisée par l’efficacité de ces nouvelles technologies de la communication, un ego à mille lieu de celui à quoi nous étions habitués et à quoi notre éducation nous enjoignait de nous conformer. Bruit, foule et fureur le traversent de part en part, lui qui ne semble plus pouvoir exister et s’affirmer que par la participation incessante à ce maelström qui le constitue mais qu’il amplifie cependant. Qu’il est difficile désormais de ce déconnecter, de faire silence : qui imagine pouvoir encore ne pas lire ses courriels, même professionnels, le week-end ? ne pas disposer d’un forfait illimité pour son mobile ? qui se souvient encore des prémices de l’Internet où le coût à la minute de la connexion contraignait le propos à être lapidaire ? Qui ne comprend que l’Internet mobile nous prive des seuls instants restants où un calme paradoxal nous permettait encore de penser, rêver, lire ? qui ne devine qu’à ce jeu, même nos déplacements ressemblent à de la sédentarité ?


Il ne s’agit pas de jouer au nostalgique de temps présumés meilleurs, ni de contrefaire le conservateur acariâtre mais de rappeler simplement que chaque époque sécrète l’idéologie qui lui est nécessaire. Que nous pouvons bien, parfois avec sotte condescendance, nous moquer de la confiance naïve des scientistes du XIXe siècle que l’on retrouve jusque chez les fondateurs de la IIIe République : leur foi dans les sciences vaut bien la nôtre dans les techniques ! Mais en traquant ainsi les implicites de notre modernité, de se demander si nous disposons bien des outils pour affronter des lendemains qu’au moins la crise écologique rendra périlleux mais surtout inédits. Or, si notre appareillage technique reste prometteur, il n’en va pas de même de nos cadres idéologiques et culturels. La peur qui suinte de toute part sous l’obsession communautaire, la complaisance que nous mettons à laisser s’édifier des systèmes de surveillance et même à les consolider nous-mêmes, la crédulité qui nous fait lâchement nous en remettre aux experts de tout poil, ne signent pas seulement la fin du politique, mais ouvrent la voie à toutes les tyrannies possibles. En nous laissant devenir des choses publiques, nous ne tuons pas seulement la République…

Vigilance est le mot qui convient mais il ne fait que nommer une disposition d’esprit pour quoi nous n’avons peut-être pas encore de cadre théorique adapté. Nous nous satisfaisons de croire que l’introduction de l’éthique dans le monde de l’entreprise et dans les laboratoires suffira ; c’est tout le contraire. Faute d’un projet clair, et nos sociétés en manquent cruellement, la morale ne jouera jamais qu’un rôle funeste de censure ou de paravent habile de nos forfaits. Le piétisme n’a jamais mené nulle part et nous n’avons nul besoin d’une autorité tutélaire sourcilleuse.

Ce que nous avons à inventer c’est, à l’heure même où tout nous ramène à la foule et au collectif, c’est cet individu, dégagé des antiques appartenances, capable à la fois de participer au social sans jamais renoncer à ses propres tensions.

Mais pour cela, se départir de l’émerveillement candide devant la nouveauté en général, et l’innovation technique en particulier ; se remettre enfin à penser ce qui la rend possible, souhaitable. Se poser enfin la question : mais pour quoi tout cela ?