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Big Data
Dans nos boîtes, des courriers divers et variés ... rarement de choses bien passionnantes. Celui-ci, aujourd'hui, un appel à communications pour un colloque quelconque qui a attiré mon attention. Moins pour le sujet - j'avoue que les Big Data, outre qu'ils sollicitent vraiment trop mes incompétences, m'intéressent assez peu même si autour de moi on ne parle plus que de cela ; que dire au reste des objets connectés dont j'ai peine à comprendre l'usage, notamment quand il s'agit de ces montres qui vous estampillent au sceau de la modernité mais dont l'utilité me paraît inversement proportionnelle au prix.
En réalité c'est plutôt l'intitulé qui m'aura accroché où se trouvent réunis tous les fantasmes de l'époque, j'allais écrire l'impensé de la modernité:
- big is beautiful : pour tout et (presque) n'importe quoi, il faut désormais être gros. Les entreprises doivent atteindre la taille critique ; les marchés etc. De fusions en concentrations, d'acquisitions en absorptions, voici naître des mastodontes de moins en moins gérables, en interne, qui, en externe, toisent désormais des États plus petits qu'elles. La finance internationale se joue désormais sur des sommes astronomiques qui ne parlent plus en rien aux individus que nous sommes mais menacent à chaque crise de nous submerger. Nos universités sont fermement invitées à fusionner au point qu'elles cessent désormais d'être individuellement les interlocuteurs du ministère. Les exemples foisonnent. Il n'y a désormais que nos physionomies qui échappent à la règle : quoique, sous la forme du paradoxe, on puisse se demander si la course à la minceur désormais obligée, la culpabilisation de nos rondeurs ne seraient pas l'expression en négatif de la même inclination.
- connexion forcenée : Internet avait été une première étape ; son accès via nos téléphones, une seconde. Il n'est qu'à regarder dans la rue, les bus ou les trains, les petits doigts frénétiquement balayer les smartphones pour deviner que nul ne supporte plus désormais de temps morts qu'il comblera incontinent de ces petits messages qui consacrent paradoxalement la victoire de l'écrit sur la voix, mais celle aussi du petit comme si à l'obésité des données qu'on aura accumulées sur nous, devaient nécessairement répondre l'incontinence et indigence de nos échanges. Des SMS aux tweets, écrire, vite, souvent mais peu. Mais surtout resté connecté. Vieille histoire, qui date de 30 ans voire plus : il faut être in ; dans le coup, on disait dans le vent dans les années soixante …
Comment ne pas se souvenir de cette intervention de Mitterrand en 85, où s'agissant avant des législatives que tout le monde, lui, le premier, savait perdues d'avance, où il s'agissait, dis-je, de paraître moderne et où tout, de la mise en scène à la conversation débridée, d'un Mourousi s'asseyant sur la table dans une désinvolture jusqu'alors inédite devant un président jusqu'aux questions insipides et stupides à souhait , tout oui devait mettre en scène un Mitterrand moderne, au fait de son temps, prompt à affronter les problèmes inédits qui se poseraient inévitablement. Branché quoi ! non, câblé, riposte-t-il, l'œil narquois et joliment méprisant.
Fantasme de plombier que cette traduction de la modernité ? Pas vraiment : Rome déjà avait compris l'urgence des réseaux et combien il importait, pour demeurer le premier, que tout menât à soi. - innovation contrainte : ceci non plus n'a rien de bien insolite si ce n'est peut-être la précipitation enfiévrée que l'on y met. Effet sans doute des mécanismes économiques qui ne feront jamais tourner aussi bien la machine que pour autant que soit sans cesse réalimentée la mécanique désirante pour des marchandises d'autant plus supposées performantes que nouvelles ; effet d'une cause plus lointaine que serait ce dogme du progrès dont les délices ne nous auraient pas encore saturés, oui, vraisemblablement. Il y a, néanmoins, chez nos experts, spécialistes et chercheurs une fièvre presque enfantine assez étonnante sitôt que perce la promesse d'un nouveau joujou.
Il serait assez facile, mais si peu malhonnête, d'esquisser ici une parodie d'analyse freudienne : avouons que dans cette frénésie du plus gros possible, et de la relation la plus large imaginable, doit bien un peu se nicher quelque chose de suspect qui en dit long en tout cas sur les angoisses de la modernité. La peur de ne pas en être et de n'être pas reconnu signe une bien désolante vacuité. En tout cas.
Me turlupine bien autre chose qui engage la pensée.
Que peut bien signifier cette propension à accumuler le plus de données possibles sur tout et tous ; sur tout et n'importe quoi ? Je devine bien les usages commerciaux ou policiers qu'on en pourrait rêver faire. Mais si jamais les moyens techniques n'ont été aussi puissants et les protocoles théoriques aussi efficaces pour exploiter cette masse incroyable de données, la chose n'est en rien nouvelle. Le commercial a toujours rêvé de fichiers les plus qualifiés possibles qui lui permette d'atteindre ses prospects avec un filtre le plus fin possible. Le policier ne rêve que d'un tissu social le plus transparent possible pour prévenir et punir crimes et délits ; ne parlons pas du politique au nom de qui il agit. Foucault l'avait en son temps théorisé ; Bentham et Comte parfaitement illustré. Mais si l'intelligence a un sens, et la pensée des règles et des méthodes, elles tiennent dans ce principe simple entre tous d'extraire le maximum d'enseignements, d'informations et de connaissances du minimum de données. Le prototype en demeure la loi scientifique : d'une donnée pouvoir prévoir une infinité d'événements. Nos petites réflexions pratiques n'agissent pas autrement : que nous doublions une voiture sur une petite route départementale ou que nous augmentions le chauffage dans nos appartements, nous observons constamment que nous sommes capables de prendre des décisions à partir de données insuffisantes, souvent floues. Nous extrapolons. Dans chacun de nos actes, il y a une forme de pari !
Aristote nous l'avait enseigné : il n'est de science que de l'universel. N'était ce pas une des raisons qui fit affirmer que l'histoire en tant que telle ne saurait être jamais une science - ce qui ne signifiait pas d'ailleurs qu'elle fût pour autant exemptée des rigueurs de la preuve ? Pour déterminer le comportement de tel ou tel acteur, il faudrait pouvoir rassembler une infinité de déterminations. Mobiliser l'universel pour expliquer le local c'est bien tout le contraire de la science qui, au contraire se contente d'un déterminant pour expliquer le maximum de phénomènes.
Il y a plus encore qui touche à l'action. J'ai toujours été amusé de ces deux maximes contradictoires de Marx et de Comte : le premier énonçant que l'humanité ne s'était jamais posé que les problèmes qu'elle pouvait résoudre quand, au contraire, le second estimait que l'humanité avait toujours d"abord commencé à se poser des questions pour lesquelles elle ne pouvait apporter de réponses. Marx na pas tort : pour qu'un problème puisse se poser il faut bien préalablement que les mentalités, les connaissances, les événements le rendent pensable. Voici loi de toute philosophie de l'histoire : l'exemple de Mendel, venu trop tôt, et donc incompris est resté à cet égard célèbre. Pour autant, ne rêvons pas : dans sa démarche collective, l'humanité contrainte d'agir le dut bien avec un minimum de connaissances. C'est ici le rôle des mythes, des religions, de ce que Comte nomme une théorie quelconque. Qui agit, doit bien faire comme si ; comme s'il savait.
Dans cette frénésie d'accumulation de données je lis comme une impuissance à agir. Une négligence à penser. Une répugnance à imaginer. Si nous devions tout savoir avant de nous lancer dans quelque démarche que ce soit, nous n'agirions jamais n'inventerions jamais rien non plus. Telle est la logique de l'expert : sans audace. N'agir qu'en toute certitude ! Avec autant d'imagination qu'une limace scrofuleuse.