Bloc-Notes 2016
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Méprises …

A propos du dernier ouvrage sorti, dont le Monde se fait écho :

Toujours un peu gêné par ce qui ressemble à une curée. C'est vrai que la publication des Cahiers Noirs donnent un peu plus de consistance encore à ce que certains n'auront cessé de proclamer. Et chacun d'y rajouter sa couche ...

J'en ai parlé déjà : que le personnage n'ait pas toujours la hauteur qu'on pourrait espérer d'un philosophe qui se hissait volontiers à hauteur des Platon et Aristote sans vergogne ni plus modestie, on le savait et, du reste, il n'est pas le seul. Je sais des écrivains qui durant la collaboration firent montre d'autant de lâchetés et de veuleries aux antipodes de leurs œuvres. Après tout, n'est pas, paradoxalement, rassurant ? S'il fallait être créateur ou intellectuel pour être vertueux … Moralité et rationalité n'ont que très peu à voir l'une avec l'autre, on le sait depuis toujours, ce qui est rassurant parce qu'en ouvre la porte à tous et à toutes. N'était ce pas ce qui gênait Nietzsche, finalement ? Ou, très exactement, voici une de ces semi-conductions que je relevais : en creusant profond sous déontologie puis éthique, on trouve bien dans la caisse qui constitue le testament, qui fonctionnent comme principes ultimes, des principes qui en assurent la cohérence et l'universalité mais si le chemin est repérable qui va de l'acte à la moralité qu'il suppose, il n'en est décidément pas, à l'inverse, du principe à l'acte. Entre les deux quelque chose qui se nomme la volonté ou cet arbitre que nous désirons tant être libre.

Non, décidément, ce qui me trouble chez lui, tient à deux choses déjà relevées :

  1. Que le savoir ne mène pas à la sagesse, soit ! Il y faut une tension d'un bien autre ordre qu'entrevirent des Épictète, Sénèque, Épicure … Qu'au moins il nous épargne les pires erreurs, tel était le rêve d'un Descartes ; mais ce rêve est par terre ! Et même au contraire de nous en préserver ce sont souvent nos propres constructions intellectuelles qui nous berneraient : Arendt soulignait en son temps combien les intellectuels allemands, pris au piège de leurs propres théories, furent les premiers à s'aligner. Ni sa formation, ni sa propre recherche n'ont ainsi tempéré l'ultra-conservatisme de Heidegger.
  2. Que ni la sagacité ni la critique de ses disciples, notamment en France, ne leur aura permis de déceler ce qui pouvait être trouble dans sa pensée ; au contraire, même que leur engagement les ai parfois aveuglés jusqu'à ce qu'on peut difficilement nommer autrement que par fanatisme, en tout cas sectarisme. Ni la culture, ni la critique ne sont ainsi garants de l'évitement de l'erreur ; encore moins de la fascination. Il n'est qu'à lire les traductions, souvent indigestes, de F Fédier pour deviner ce que peut se nicher de passions et, en réalité, de religieuse dévotion, chez ces trabans heideggériens. Mais qui ne sont, après tout que la réponse au style souvent ampoulé et passablement eschatologique d'Heidegger lui-même.

Que le chemin est impraticable qui va de la pensée à l'homme ! Que peut-on deviner dans ce campagnard souabe et bedonnant qu'affectait de paraître Heidegger où l'invraisemblable bonnet le dispute à la cravate flottant au vent, où l'urbanité des chaussures et de l'élégance contrefaite dément en tout point cet enracinement qu'il revendiqua jusque dans ses retraites à Todtnauberg.

Reste une troisième question : ce qui fait un philosophe, ou, plus exactement, ce qui constitue une grande philosophie. On connaît le soupir de Camus dans ses Carnets, regrettant qu'il n'y ait plus de philosophes, plus que des professeurs de philosophie : où réside la différence ?

Une philosophie pour autant qu'elle invente son monde, son regard sur le monde, pour autant qu'elle constitue ou très exactement institue un univers qui lui soit propre, est effectivement une grande philosophie. Un système aurait écrit Hegel. Oui, sans doute. Heidegger, sans conteste, relève de cette catégorie. Je n'en connais pas d'autre depuis lui comme s'il avait pour un moment, barré toute route devant lui ou que plus aucune philosophie ne pourrait prendre place qui ne réglât ses comptes avec cet impensé-ci. C'est, au reste, en cela qu'il aura été le plus fort : on ne peut plus rien penser avec lui ; mais rien non plus sans.

En ceci, je l'avoue, je n'ai pas de réponse. Ou, plutôt deux seulement :

  1. soit prendre le chemin de la métaphysique au sens où Conche affirmait qu'elle devait nécessairement rester personnelle
  2. soit, à l'instar de Descartes, mais c'est ce que recommandait aussi Bergson, ou Husserl, tout reprendre à zéro, et ne surtout rien chercher dans le cahier du maître.

Mais ce sont sans doute les mêmes …

Tout en moi regimbe à l'occasion à l'idée de délaisser la voie matérialiste, celle historique, avec cette crainte de tomber dans le piège qu'avait vu Marx : se poser d'abord la question de la préséance de l'être ou de la pensée, revient invariablement à sombrer dans l'idéalisme philosophique. Mais je reste prêt à en assumer le risque tant me paraît désormais nécessaire, confusions idéologiques actuelles et profondes mutations aidant qui auront fait basculer la modernité dans un monde trop différent pour que les schémas traditionnels puissent servir d'appui sans y regarder au moins à deux fois. L'impression, presque la certitude, que l'on se trouve désormais dans l'une de ces grandes périodes de ruptures épistémologiques qu'aimait à relever Bachelard ; qu'il faut tout reprendre, et nos certitudes d'abord, apprendre à penser contre l'opinion, dont on sait qu'elle ne pense pas ; apprendre sans doute à penser à partir de l'incertitude et fluctuer sans doute dans une logique du flou.

 

 

 

 


on trouvera ici une vidéo de lui extraite d'une émission diffusée en Allemagne en 75 un an avant sa mort.