Bloc-Notes 2016
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Martin Heidegger, le gâchis d’un philosophe
Le Monde 18 fev 16

Depuis qu’en 2014 ont été divulgués Les Cahiers noirs du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), il est devenu difficile, sinon impossible, de séparer l’œuvre de l’existence de son auteur, toutes deux étant bien plus marquées par le nazisme que beaucoup ne l’avaient cru jusqu’alors. Les premières lectures de ces journaux de pensée publiés en allemand – en attendant leur traduction en français – ont suscité une vague de parutions révélant le souci de reprendre à zéro l’abord de cette pensée qui paraît d’autant plus lointaine qu’on la connaît mieux. Telle est l’impression que laisse la première biographie en français de Martin Heidegger, écrite par un jeune universitaire, Guillaume Payen, après la parution des Cahiers noirs.

Difficile de s’en tenir, comme nous le suggère le biographe, à la maxime de Spinoza, « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ». Car comprendre à sa juste mesure ce destin du XXe siècle, n’est-ce pas s’indigner face au formidable gâchis que représente une entreprise philosophique révolutionnaire qui aboutit à se vautrer dans le marais sanglant du nazisme et à recouvrir d’un ton grand seigneur des lieux communs d’extrême droite et antimodernistes ?

Heidegger le graphomane – le nombre de volumes de ses œuvres complètes confine à la centaine – aurait-il voulu procéder lui-même au sabordage de son navire qu’il n’aurait pu mieux faire. Chaque nouvelle pièce d’archives alourdit son dossier. Ce qui put être longtemps considéré par ses apologètes comme une compromission passagère avec le régime d’Hitler (le rectorat de l’université Albert-Louis de Fribourg-en-Brisgau qu’il exerça, entre 1933 et 1934, et où il voulut instaurer le Führerprinzip), se révèle l’épine dorsale et douloureuse de sa pensée.

Des sources interdites d’accès

Guillaume Payen n’a guère pu accéder au matériel du volumineux fonds Heidegger déposé aux Archives littéraires allemandes (Deutsches Literaturarchiv) de Marbach, dans le Bade-Wurtemberg. Il dit s’être heurté à un refus du petit-fils du philosophe, Arnulf, quand il a demandé à consulter la correspondance « essentielle » échangée entre Martin Heidegger et son frère Fritz. Seuls les documents déjà publiés – non sans interventions et interprétations – dans la Gesamte Ausgabe (« l’édition intégrale », chez l’éditeur allemand Vittorio Klostermann) sont visibles sur autorisation des ayants droit.

L’auteur a donc dû s’appuyer sur les sources, certes considérables, déjà rendues publiques en allemand et parfois traduites en français, ainsi que sur les biographies existantes, et largement sur celle de Hugo Ott, Martin Heidegger. Eléments pour une biographie (Payot, 1990). Le résultat est une synthèse utile mais précaire, à quoi s’ajoutent quelques coups de sonde dans Les Cahiers noirs.

L’intérêt de l’ouvrage tient surtout à son ambition d’inscrire Heidegger et sa philosophie dans son contexte historique allemand. Guillaume Payen ambitionne aussi de restituer le paysage de la province souabe, proche et exotique à la fois, dans lequel Heidegger a décidé d’inscrire son parcours et qu’il n’a que peu quitté, aussi bien mentalement que physiquement.

Du coup, l’axe de cette existence se forme autour de la confrontation du philosophe avec le catholicisme de son enfance semi-rurale (sa mère, modeste femme de sacristain, voulait en faire un prêtre). Guillaume Payen aime, tout comme Heidegger, à s’attarder sur les lieux : Messkirch, la bourgade natale entre le Danube et le lac de Constance, à l’ombre de l’abbaye bénédictine Saint-Martin de Beuron que le philosophe aima fréquenter, même après son rejet du catholicisme ; Fribourg, la ville moyenne ; Berlin zébré de lumière électrique, symbole de la modernité détestée…

Le philosophe aurait-il voulu procéder lui-même au sabordage de son navire qu’il n’aurait pu mieux faire. Chaque nouvelle pièce d’archives alourdit son dossier
Heidegger s’est voulu enraciné dans son terreau badois. Mais Guillaume Payen n’en est pas dupe. Le fameux chalet de Todtnauberg où se retirait volontiers la famille Heidegger, acquis dans les années 1920 et désormais lieu de pèlerinage, les chemins de campagne, les randonnées dans les sentiers de la Forêt Noire et le ski – toutes ces pièces maîtresses du folklore heideggérien – sont moins un héritage qu’une reconstruction idéologique inspirée par les mouvements de jeunesse nationalistes du début du XXe siècle, les « oiseaux migrateurs » (Wandervögel) en révolte contre l’esprit bourgeois et partisans précoces d’un retour à la « nature ».

Une reconstitution où se profileraient surtout l’ombre et l’influence d’Elfride Heidegger, l’épouse exposée aux innombrables escapades de son conjoint avec ses étudiantes (Elisabeth Blochmann, Hannah Arendt, etc.). C’est Elfride qui aurait insufflé au foyer l’esprit völkisch (chauvin à tendance raciste) qui y régnait. Si Heidegger se retourne contre la religion romaine avant de rompre avec la religion tout court par un geste nietzschéen, on le doit, semble suggérer Guillaume Payen, à la protestante Elfride tout autant qu’au protestantisme universitaire.

Peut-être l’auteur lui accorde-t-il trop d’importance dans l’explication de cet itinéraire. Il est vrai que la correspondance du couple, malheureusement lacunaire, parue en français sous le titre Ma chère petite âme (Seuil, 2007), constitue une mine de renseignements sur l’intimité du philosophe. Mais l’impact des théoriciens de la « révolution conservatrice » allemande, la lecture et l’amitié avec l’écrivain Ernst Jünger ou le cercle poético-mystique de Stefan George, plus effleurés que traités, semblent avoir été plus déterminants dans l’inflexion national-socialiste de cette pensée, inflexion que la duplicité du « Maître », ses patientes réécritures de lui-même, l’atmosphère rancie de dénégation propre à l’ère Adenauer (1949-1963) et le zèle de ses disciples, particulièrement français, sont longtemps parvenus à estomper.

La colère gagne le lecteur

Cet abîme qui ne révèle que peu à peu son étendue et ses contours, Guillaume Payen en a tenté la cartographie en empruntant à Proust sa prosodie des lieux : « le côté de Messkirch », la catholique ; « le côté de Todtnauberg » ; celui de Berlin ou de Munich, les métropoles à la fois redoutées et séduisantes où se tient le pouvoir hitlérien. Il n’évite pas toujours la grandiloquence affectionnée par son protagoniste, faisant de celui-ci une figure romanesque de parvenu universitaire qu’il compare au juriste Deslauriers de Flaubert dans L’Education sentimentale.

Toutefois, le ton ironique occasionnel n’empêche pas le bilan d’être accablant et la colère finit par gagner le lecteur, confronté à la bassesse d’un Heidegger qui doit sa carrière académique à Edmund Husserl (d’origine juive), mais qui rompt avec lui sitôt son poste acquis, sans même daigner se montrer à ses funérailles, de même qu’il s’abstient ostensiblement, pendant la période nazie, de fréquenter son ami le philosophe et psychiatre Karl Jaspers (1883-1969), dont la femme Gertrud est également juive.

Soldat de la Grande Guerre presque toujours préservé du front, mari infidèle, Heidegger est aussi arriviste et conservateur, imprégnant, dès les années 1920, Etre et Temps (Gallimard, 1964) de sa philosophie politique de l’« enracinement ». Le personnage tel qu’il est ici dépeint a le cynisme du Bardamu de Céline dans Voyage au bout de la nuit. Les plaintes dont il parsème ses Cahiers sur les « injustices » d’une dénazification pourtant indulgente, l’absence de la moindre compassion pour les victimes du IIIe Reich, ses conférences où il s’emploie à noyer le poisson de la criminalité nazie dans les eaux vagues de l’« arraisonnement par la technique », démontrent qu’il n’a rien oublié ni appris. Face au champ de ruines intellectuelles dont il aura été lui-même responsable, comment réagir autrement que par l’indignation.