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Choses vues IV

 

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à Carine Boiteau
pour la gentillesse de m'avoir fait penser
que ces notules autour de photos
avaient, au moins pour elle,
quelque valeur

J'aurai passé ma vie dans et avec les mots et, même si je sais la langue vivante et les mots parfois bien retors, qui s'entichent souvent de vous berner en vous laissant dire le contraire de ce que vous vouliez ou en vous faisant croire si loin de ce que vous crûtes entendre, j'eus toujours sensation mais presque certitude d'y être chez moi, en un continent qu'à défaut de bien connaître - mais connaît-on jamais quoique ce soit ? - je ne désirais quitter pour rien au monde. Pourtant, à la longue, malgré cette facétie des signes, des rythmes et des silences, j'avais fini par espérer avoir appris à en déjouer les pièges grossiers et moins me perdre dans le labyrinthe des phrases chantournées ou vermoulues. Ce qui était évidemment faux. Est-ce pour ceci qu'insensiblement je complétai mon regard d'images, de photos, de choses vues ? Non, bien sûr : si je savais, par ma formation, que les sens étaient trompeurs j'avais depuis longtemps repéré que l'image était aussi bien plus dense qu'on ne voulait bien le dire qui fonctionnait souvent comme un filtre mais aussi comme un écran. Nous en montrait sans doute bien autant qu'elle nous en cachait et, finalement, nous révélait peut-être bien plus sur nous que sur le monde.

Sans pour autant tomber dans l'idéalisme le plus abrupt, qui m'a néanmoins souvent tenté pour cette raison même , il ne me sembla pas toujours si stupide d'imaginer que rien ne subsistait hors de ma perception et que, finalement, le réel ne fût que vue de l'esprit ! rêve, à moins que ce ne fût un cauchemar. La théorie en serait évidemment plus lourde d'extrapolations hasardeuses, d'incertitudes que d'explications offertes : elle est donc invalide. Mais l'idée, en revanche, que le monde ne soit pas du tout tel qu'il se présente habituellement à notre convoitise, curiosité ou intérêt ne rencontre, quant à elle, aucune objection pertinente ; elle est même à l'origine de toute interrogation philosophique. Il faut donc la retenir. Et privilégier toujours l’interrogation à l'affirmation. La pénombre à l'éclat des midis aveuglants.

Descartes, lui-même, envisagea l'hypothèse, pour la rejeter immédiatement, certes, arguant que le monde lui était donné exactement de la même manière à l'état de rêve ou de veille au point, en se servant du Malin Génie, de faire appel à la caution divine pour garantir que notre raison ne fût ni fallacieuse ni mensongère. Il nous faut, décidément, toujours un tiers qui garantisse la validité de la transaction, de l'acte ou de la pensée. C'est exactement ce qu'en grec on appelle un martyr - un témoin. On ne soulignera jamais assez combien la révolution cartésienne tint moins dans ce rationalisme exigeant qui lui fit commencer la pensée par le cogito, par le moi de ce cogito, que dans cet incroyable culot de se servir de Dieu seulement comme garantie, caution que je ne me trompe pas. Cette instrumentalisation-ci, en d'autres temps, lui eût valu bûcher.

En vérité j'aime l'image pour tous les chemins qu'elle ouvre. Il m'arrive de m'interroger sur ces raisons si insistantes qui nous font désirer certitude, exactitude ; vérité. C'est pourtant fermer tellement de portes. La langue, quand elle se pique d'espérer, d'imaginer, de raconter des histoires les rêve toutes et le fait si incroyablement que les livres qu'elle offre s'épaississent démesurément de l’écot que chaque lecteur y dépose. Il paraît que l'on nomme ceci interprétation mais il s'agit encore de se glisser entre, d'y mettre son grain de sel : de traduire, d'expliquer, de donner un sens et invariablement, de trahir. D'en prendre le risque … et d'aimer cela.

Les sciences ferment tellement de portes ! s'illusionnent tellement d'avoir mis de la lumière dans les choses ! qui demeurent pourtant là, en face de nous, avec leur épaisseur arrogante mais tellement aguicheuse. On respire mal dans les laboratoires de l'exactitude.

Aérons !

 

 

Y a-t-il quelque chose à interpréter ici ? Ce n'est en tout cas pas photo que j'ai coutume de prendre. Quelque chose, comme souvent en un musée qui à la fois me perturbe et m'intéresse. S'agissant d'une personnalité et non d'une œuvre d'art, quelque fût le personnage - et celui-ci en fut évidemment de première hauteur - persistent les rémanences poussiéreuses d'une forme d'idolâtrie. Son chapeau, son lit, ses objets fétiches, son lit, sa baignoire, que sais-je encore ? Est-il un seul de ces objets, sinon tel ou tel tableau, qui mériterait qu'on l'eût ainsi conservé et exposé s'il n'avait été propriété du grand homme. Bah ! après tout l’Église s'attarda bien à la sordide collection de macabres reliques ! ce n'est pas pire … mais pas mieux ! qui me conforte dans l'idée que la République avait elle-aussi besoin d'un rituel qui la confortât ! Robespierre l'avait deviné !

Ai-je appris quelque chose à visiter les espaces intimes du personnage ? Pas vraiment ! Une façon en réalité terriblement bourgeoise d'occuper l'espace, d'alourdir les murs à les faire disparaître de tableaux, estampes, croquis ! Ah si peut-être ! une honorable bibliothèque mais surtout ces tables de travail tant dans sa chambre que dans son bureau !

Un meuble étonnant en tout cas qui l'enrobe presque entièrement comme s'il avait eu besoin de tout étaler devant mais aussi à côté de soi, de part et d'autre comme général l'eût fait de ses cartes d’état-major ! Son univers, rassurant à force d'avoir été inquiétant, était là, tout entier, lui qui fut parlementaire, presque toute sa vie, journaliste avec rage et entêtement, avant de finir ministre et chef de guerre. Je l'aime bien, je crois, à peu près autant que je le déteste ! Lui qui commença radical et fut, et de quelle manière, du bon côté dès 1869 et le programme de Belleville - même si la rage des communards l'écarta du socialisme. Qui étrilla Ferry pour son colonialisme paternaliste et couard, défendit Dreyfus, s'opposa à Boulanger. Qui fut résolument et dignement républicain ! Mais qui n'hésita pas à briser les grèves, à se proclamer, bravache, premier flic de France, lors de la révolte des vignerons qu'il réprima habilement mais sévèrement lors de son premier gouvernement en 1907. Etait-ce lui qui au fil des années se droitisa ainsi au point de n'avoir plus grand chose qui fît encore de lui un radical ? où est-ce la République qui en une petite quarantaine d'années, ayant réalisé son programme initial, y compris la Séparation de l’Église et de l’État, avait cessé d'être révolutionnaire, disruptive - comme on dit désormais - et était devenue, comme lui, finalement, pépère réalité conventionnelle - pour ne pas dire conformiste ?

C'est ici que l'histoire rejoint la photo, et le personnage cette part de mystère qui fait le grand œuvre : à chacun son Clemenceau !

Tournons autour du bureau, embrassons toutes les perspectives, nous n'y verrons pas la même chose, ni le même homme.

Comme un étal où l'on choisirait le produit le plus avenant …

Les berges sont univers à part et l'on n'a pas tort d'avoir en son temps nommé la Seine le plus grand boulevard de la capitale. Bien sûr des touristes à foison - il me semble bien que les espagnols depuis quelques temps aient succédé aux américains sans que d'ailleurs ceci change grand chose au brouhaha épuisant tant la frénésie de photos aux postures convenues et souvent absurdes est en réalité la même - bien sûr les péniches bistrots, avec ou sans prétention culturelle, s'alignant les unes derrière les autres, débordant de terrasses bruyantes et enjouées autour de quoi s'agite, en un ballet où l'empressement le dispute à la convoitise, théorie de mouettes et de pigeons ; bien sûr les déchets alimentaires …

Et puis, tournant le dos au fleuve, mais au bord de ces espaces aménagés, une jeune femme, repérée de loin à son dos voûté, un peu trop, à cette silhouette décidément trop immobile.

Elle s'était endormie !

Comment le put-elle au milieu de toute cette agitation ? J'eus quelque scrupule à la photographie de peur qu'elle ne se réveillât. Mais non !

Attendait-elle quelqu'un ou bien se trouvait-elle dans cet odieux intervalle entre deux absences de domicile qui vous abandonne invisible au milieu des foules ?

Quelles avanies, contrariétés, épreuves ou petites misères a-t-il fallu pour qu'à dix heures à peine, en cette matinée fraîche à la grisaille obstinée, elle cédât ainsi à l'épuisement ?

A la main encore un chapelet qu'elle devait égrener par foi intense ou simple habitude ; que même saisie par le sommeil elle ne lâchera pas.

Un masque encore accroché aux oreilles comme pour rappeler l'inquiétude ambiante et le souci d'une santé que les temps et l'attente évideront bientôt …

Le sommeil vous place toujours à la merci de tout et tous. Sans doute est-ce pour cela qu'à l'instar des animaux nous cherchons refuge où nous en prémunir. Eux ne dorment que d'un œil. Nous ? Avons-nous à ce point désappris le danger de nous abandonner ainsi, de le pouvoir, à l'emprise du monde ?

Sans dossier où s'appuyer, sans même taille suffisante pour que ses pieds atteignent le sol, est-il meilleure mais plus étrange illustration de la fragilité que cette solitude, quand bien même serait-elle seulement éphémère, qui vous fait ne pouvoir vous maintenir que rapetassé, recroquevillé, les pieds ballants … sans assise ?

Sous le pont d'Iéna, fièrement dressés, les deux sonneurs tonitruaient à qui mieux mieux, tournant le dos au fleuve devant public absent. Pourtant ils s'entendaient de loin, on l'imagine, et quoique le touriste s'agglutinait déjà un peu plus loin dans l'attente du départ des bateaux, aucun ne poussa la curiosité jusqu'à s'approcher. Le touriste serait-il inculte au point de ne s'enquérir que de la photo qu'il pourra prendre de lui-même ? Je ne sais s'il est inculte mais je suis certain, en revanche, qu'il ne voyage pas ; ne découvre jamais rien. Transporte seulement son égotisme, de site en site parce que sa suffisance a besoin de faire-valoir.

Eux prenaient le temps. Semblaient l'avoir conquis de haute lutte. Il en faut de la sagesse - ou de la résignation - pour être indifférent enfin aux morsures des temps. Droits comme des i, autant que leurs instruments étaient courbes, ne demandant même pas la pièce … juste pour le plaisir ou pour répéter.

Facétieux, la galéjade facile et l'ironie joliment mordante, ils prirent plaisir à être photographiés - qui est le fait de beaucoup plus que je ne m'imaginais. Mais tenaient surtout à ce qu'on vît bien leurs instruments.

A côté, les canards, sur le rebord, habitués des lieux, ne bougeaient même pas. Eux aussi dormaient encore.

Un plaisir pur ; embarrassé de rien.

Devant Fluctuart, qui se targue d'être le premier musée flottant, port du Gros Caillou, non loin du pont Alexandre III.

Si vous voulez le photographiez, dépêchez-vous, on décroche jusqu'à l'année prochaine. L'art urbain lui aussi serait-il éphémère ?

Pouvais-je lui dire que ce qui m'intéressait était moins l'œuvre elle-même, qui me sembla hésiter entre tableau et photographie, que la disproportion entre la jeune femme regardant au loin, rêveuse au soir couchant, et le quidam s'affairant à la décrocher, l'œil rivé aux petits détails.

L'œuvre, même remisée en quelque grenier poussiéreux, même quelconque ou simple esquisse, sera toujours plus grande que les mains, même habiles, de ceux qui s'obsèdent à obtenir résultat. Les deux sont assurément indispensables mais pourquoi donc eus-je cette impression que les uns ouvrent des portes quand les seconds s'entêtent à les vouloir fermer ?

 

Sainte Clotilde que j'aime bien ! Quoique basilique tardive, elle parvint à ce prodige de n'apparaître pas factice copie.

S'y allait offrir le soir un concert avec notamment la symphonie pour orgue et piano de Camille Saint Saëns. Chose originale, quoiqu'un peu boursouflée bien dans le style de cette époque qu'on dira belle où rien ne semblait plus impossible à cet horizon que sciences et technique ne manqueraient pas d'éclairer comme promesse au matin, terrassant les vaines superstitions et les austères dogmes de la prêtraille.

J'aime ces prémices : rien n'est encore en place ; l'échelle même, outil frustre par excellence, s'attarde encore le long du buffet de cet orgue qui fut autrefois celle de César Franck ! les chaises à leurs places, le piano aussi.

Mais personne n'est là, encore ! Tout est dans cette attente ; cette espérance que la magie se produise encore une fois.

Elle se produira ! La musique n'est pas universelle pour rien.

Ce moment incroyable où, après avoir jauni, les feuilles se mettent à tomber puis subitement s'engouffrent et précipitent en chaque espace jusqu'à l'encombrer.

Ce délicieux moment où la flétrissure n'effraie pas encore la mort