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(Nos) Prisons

Ce qui est la racine de la culture, c’est que la civilisation qui est la nôtre et qui, même dans des pays en partie religieux, n’est plus une civilisation religieuse, laisse l’homme seul en face de son destin et du sens de sa vie. Et ce qu’on appelle la culture, c’est l’ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme lorsqu’il regarde dans une glace ce que sera son visage de mort. (…)
La culture, c’est l’ensemble de telles paroles et l’ensemble de toutes les formes, fussent-elles les formes du rire, qui ont été plus fortes que la mort parce que la seule puissance égale aux puissances de la nuit, c’est la puissance inconnue et mystérieuse de l’immortalité.
Malraux Inauguration de la Maison de la Culture de Bourges

Je les avais découvertes, autrefois, ces planches étranges et finis par les oublier.

Pourtant nul ne peut innocemment les regarder sans immédiatement avoir les yeux comme rivés à elles au point de ne plus pouvoir vraiment en détourner le regard. Que peuvent-elles avoir qui nous fascine ainsi ?

A-t-elle raison, M Yourcenar lorsqu'elle suppose que s'y jouerait l'idée du Jugement, de l'enfer, de la colère divine ? Il faut avouer qu'il n'est rien, du récit de Dante, à la pesée des âmes si souvent présente aux tympans de nos cathédrales en passant par la peinture qui aima s'attarder sur le Jugement, qui ne soit plus oppressant. Sans même évoquer la représentation des lieux mêmes où séjourne Satan, au plus loin et au plus profond de la lumière.

La structure même de l'enfer, dessine avec ses cercles, ses vallées, ses lacs et sa cité intérieure, suggère, oui, la cartographie angoissante d'une lente mais inéluctable descente vers l'horreur absolue dont le diable est évidemment l'expression parfaite.

Jean Delumeau n'eut pas tort de dresser l'histoire de la peur en Occident ; elle n'attendit pourtant ni la peste, ni le schisme ni la poussée des turcs pour apparaître. A bien y regarder, l’Église avait très bien su en en jouant, menaçant et protégeant, encadrer ses ouailles. La médiévale répartition entre pouvoirs spirituel et temporel où néanmoins l’Église conserva toujours une prééminence qu'elle dut défendre et compter mais qui ne se démentit jamais y contribua opportément. Les monarchies quoique avec l'emprise implacable sur les choses, les biens et le labeur des pauvres, marquaient le pas à l'entrée des églises mais pas seulement. Le sort des âmes ne les concernait pas. L'intimité demeurait affaire spirituelle. C'est celui qui importe ici parce que, précisément, c'est encore d'intériorité dont il s'agit.

Au plus profond

Il y eut bien un moment, quand se situa-t-il ? A en croire Milton aux tout débuts du monde, avant même la création de l'homme et du monde. Mais se peut-il y avoir un début ? nous savons bien que non. Ce qui a poussé Lucifer à se rebeller ? S'agissant de Lucifer et de la révolte des anges dont la légende traverse les premiers temps du christianisme, tout sans doute a été dit, supposé ; inventé : il faut dire que les textes bibliques ne sont ni clairs ni explicites favorisant à peu près toutes les interprétations et délires. Toutes les hérésies. (Marcion par exemple). Ce n'est d'ailleurs pas étonnant : l'existence même du mal est une épine dans la théologie créationniste : ou bien Dieu n'a su l'empêcher alors il n'est pas tout-puissant ; ou bien il ne le voulut pas mais alors quid de son Infinie bonté ? L'existence même du diable - qu'on distingue ou non Satan de Lucifer - ne fait que baptiser le problème sans le résoudre : ou bien il s'agit d'une pleine puissance face à celle de Dieu et alors exit le monothéisme (Marcion) ou bien il ne s'agit que d'un ange mais alors comment se fait-il que Dieu n'en vienne pas à bout ?

Quant aux motivations du diable, elles se ramèneraient à la jalousie, à l'orgueil (Irénée de Lyon) et à l'impatience (Origène et Tertullien) : Lucifer, premier parmi le anges ou se jugeant en tout cas supérieur à tous, se serait pensé à ce point proche de Dieu par les vertus et les pouvoirs qu'il en eût fomenté l'intention de le remplacer. Làs d'attendre ; las de servir.

Questions de théologiens ? pas tout-à fait !

Ce que raconte cette histoire - qu'importe qu'on y croie tant elle aura déterminé nos comportements et notre histoire - c'est cette double énigme d'un dieu à qui l'on peut désobéir mais contre qui, êtres limités comme l'homme mais même êtres puissants peuvent se révolter. Ce fut déjà difficile pour les romains de comprendre qu'un dieu puisse être à ce point faible de se faire crucifier ; mais de là à imaginer qu'un ange, une sorte de conseiller du Très-Haut, puisse à son tour non seulement désobéir mais comploter …

Ce que cette histoire raconte c'est, oui, quelque chose sur l'origine du mal ; un mal qui ne sourde pas seulement de notre faiblesse, de notre entendement limité ou de notre vanité exacerbée par le libre-arbitre comme on voulut nous le laisser accroire mais venant des profondeurs, rongerait même des êtres surpuissants. Des anges dont on imaginait mal qu'ils défaillissent.

Or, tous les récits s'accordent en ceci : la tentation vient des tréfonds.

Quand même la représentation qu'en donne Dante demeure ptolémaïque, elle hante nos imaginaires. Tout n'y est question que de chute. Et la chute dans le péché que représente l'expulsion de l’Éden est bien une descente dans le monde d'en-bas ; et cette chute reproduit cette autre qui fut celle de Lucifer. Après sa rébellion, Dieu précipita effectivement Lucifer dans le ciel, hors du Paradis ; à l'endroit même où il toucha le sol, la terre se rétracta comme pour manifester son effroi et sa terreur à la perspective de recevoir cet intrus. C'est cette cavité, en forme d'entonnoir qui constitue l'Enfer. Neuf cercles le constituent qui progressivement mènent au plus profond, au centre de la Terre - au point le plus éloigné de Dieu. Plus grande est la profondeur, plus grande la faute commise, plus grand l'éloignement d'avec dieu ; plus douloureuse la punition.

Lucifer est là ; immergé à moitié dans le lac souterrain, constamment gelé tant le battement continu de ses ailes produit vent à vous glacer définitivement. Il n'est pas un récit - surtout pas celui de Dante - qui ne saisisse d'effroi et cet effroi est intimement lié à la profondeur, à l'éloignement de la lumière ; à ce quelque chose en soi qui nous pourrait faire défaillir comme cela a fait chuter Lucifer.

Trois têtes, trois paires d'ailes ; trois bouches dévorant chacune un pêcheur l'un étant Judas, la quintessence du traître. Alentours, immergés, saisis dans les glaces d'innombrables damnés souffrent assurément mais rien, aucun cri ne s'échappe ; aucune plainte.

La cité du diable est aussi sombre, glaciale et silencieuse que la Cité de Dieu peut être lumineuse, chaleureuse et empli du chant des anges.

Oui, et c'est là où je voulais en arriver : la manière dont Gustave Doré se représente les tréfonds de l'Enfer, l'endroit le plus éloigné de la miséricorde, le gouffre infini de la damnation qu'a-t-elle de différent avec les prisons de Piranèse ?

Ce que la théologie et les anxieuses superstitions populaires inventèrent, sans doute conjointement, c'est, tapi dans l'ombre, mais au plus profond de nous-mêmes, un monde terrifiant qui manque à chaque instant d'éclater au grand jour ; monde de noirceurs, de vilenies, monde de perversité en même temps que de pénitence … Qu'est après tout ce diable, ange déchu mais ange néanmoins, qui quoique incarnation absolue du mal total finit néanmoins par se faire exécuteur des volontés divines en châtiant les pêcheurs ? Qu'est-il sinon cette obligation qui nous est faite à tous de réaliser ce qu'il y a d'humain en notre être et de maîtriser la rage qui sommeille ?

Mais un monde qui nous ressemble ! qui est le nôtre. Quoi de plus angoissant ?

Je comprends, écrivant ceci, combien j'évoque seulement cet inconscient qu'avait déniché Freud ! je comprends seulement qu'en proclamant que le moi n'est pas maître dans sa propre maison, il ne faisait que ravaler (réveiller) de vieilles anxiétés défraîchies pour qu'elles nous parussent modernes, plus acceptables. Identiquement, en nous apprenant à canaliser cette agressivité, en nous exhortant à sublimer nos pulsions destructrices, Freud nous contraint à être à la fois bourreau, supplicié et prêtre bénisseur - ou thérapeute analytique ! Les dénégations virulentes aux tout débuts de la psychanalyse tenaient peut-être à ceci : ce n'était pas le rôle central de la libido qui choqua ; la résurgence seulement d'antiques effrois.

C'est, peut-être, ce qui m'a toujours à la fois passionné et dérangé dans la psychanalyse : de simultanément faire de nous notre propre danger, notre propre accusateur autant que prophète. On avait en son temps sottement reproché à Arendt, à l'occasion de la polémique sur la banalité du mal, de lui faire dire qu'il y avait un criminel, un salaud, un nazi en chacun de nous - ce qui est évidemment absurde. Ce le serait tout autant ici si la culpabilisation n'avait toujours été l'efficace truchement des églises et des officiants de tout poil. Qui nous fit nous taire ; baisser la tête et nous soumettre. Les nuques ne restent pas raides longtemps devant de tels arguments.

Je ne sais comment appeler ce que nous montre Piranèse : retour du refoulé ; résidus édulcorés d'éducation conformiste ; épistémè au sens où l'entendait Foucault ; une des formes de l'idéologie dominante comme l'eût écrit Marx ?

Ou bien ce cri à peine étouffé que nous poussons chaque fois que posté inconfortablement devant le monde nous peinons - pour ne pas écrire échouons - à y faire ou seulement trouver notre place

Dans cet étonnant passage où de Quincey décrit les gravures qu'il n'avait pas vues autrement que par ce que son ami Coleridge lui en avait dit, il apparaît clairement qu'il aura ici réagi à une interprétation. On nous propose ici l'interprétation de l'interprétation d'une interprétation, d'un cauchemar ou du délire de Piranèse. Rien ne correspond à rien ici … pas plus que dans les gravures de Piranèse. Nos regards sont toujours déjà filtrés ; par nous ; par les autres et toutes ces vieilles lunes que nous transportons depuis notre enfance.

Ainsi les rêves des hommes s'engendrent les uns les autres conclut M Yourcenar ! On en dira autant de nos angoisses.

 

 

 

1)

j’étais là où les ombres sont toutes recouvertes, et apparaissent comme un fétu dans le verre transparent : les unes sont couchées, les autres debout ; celles-ci la tête, celles-là les  pieds en haut ; d’autres ont les pieds et la face courbés en arc.

Lorsque nous fûmes assez avant pour qu’il plût à mon Maître de me montrer la créature qui d’aspect fut si belle, il passa devant moi, et m’arrêta, disant : — Voilà Dite, et voilà le lieu où il faut que tu t’armes de courage.

Combien je me sentis frissonner et défaillir, ne me demande, lecteur ! point ne l’écris, parce que toute parole serait faible. Je ne mourus point, et ne demeurai point vivant : pense maintenant toi-même, si tu as quelque entendement, quel je devins, privé de l’un et de l’autre.

L’Empereur du royaume douloureux, depuis le milieu de la poitrine sortait de la glace : et plus de proportion ai-je avec un géant, que n’en ont les géants avec ses bras : vois donc ce que doit être le tout, pour correspondre à cette partie.

S’il fut aussi beau qu’il est maintenant hideux, après avoir élevé ses sourcils contre son Créateur, bien doit de lui procéder tout deuil.

Oh ! quelle merveille ce me fut, quand je vis trois faces à sa tête : l’une devant, et celle-ci était rouge ; des deux autres qui s’y joignaient au-dessus du milieu de chaque épaule, et s’unissaient à l’endroit de la crête, la droite paraissait entre jaune et blanche, et la gauche à la vue était telle que ceux qui viennent des lieux d’où le Nil descend. Au-dessous de chacune sortaient deux grandes ailes proportionnées à un tel oiseau : jamais sur la mer je ne vis de pareilles voiles. Elles étaient sans plumes et ressemblaient à celles des chauves-souris ; de leur battement s’engendraient trois vents, et tout le Cocyte en était gelé. De six yeux il pleurait, et sur trois mentons, goutte à goutte, tombaient les pleurs et la bave sanglante. De chaque bouche, avec les dents, comme broie la maque, un pêcheur il broyait, de sorte qu’ainsi il en tourmentait trois. A celui de devant la morsure n’était rien près des griffes, l’échiné parfois restant tout entière dépouillée de la peau. « Cette âme qui, en haut, souffre la plus grande peine, dit mon Maître, est Judas Iscariote, qui a la tête dedans [2], et dehors agite  les jambes. Des deux autres qui ont la tête en bas, celui de qui pend la noire chevelure, est Brutus : vois comme il se tord, sans rien dire. L’autre qui paraît si membru, est Cassius. Mais la nuit revient, et il est temps de partir, maintenant que nous avons tout vu. » L'enfer, chant XXXIV

 

2) M Yourcenar Le cerveau noir de Piranèse

Un jour où je regardais les Antiquités de Rome de Piranèse en compagnie de Coleridge, celui-ci me décrivit une série de gravures de cet artiste, appelée les Rêves et dépeignant ses propres visions durant le délire de la fièvre. Certaines de ces gravures (je les décris seulement d'après le souvenir de ce que m'en a dit Coleridge) représentent de vastes vestibules gothiques ; de formidables engins ou machines, roues, câbles, catapultes, etc., y témoignent d'une énorme puissance mise en œuvre ou d'une énorme résistance surmontée. On y voit un escalier s'élevant le long d'une muraille, et dont Piranèse monte en tâtonnant les marches. Un peu plus haut, l'escalier s'arrête net, sans aucun garde-fou, n'offrant d'autre issue que celle d'une chute dans l'abîme. Quoi qu'il puisse advenir de l'infortuné Piranèse on suppose donc que d'une manière ou d'une autre ses fatigues vont là prendre fin. Mais levez les yeux, et vous verrez un second escalier situé plus haut encore, sur lequel se trouve de nouveau Piranèse cette fois debout sur l'extrême rebord du gouffre. Une fois de plus, levez les yeux, et vous apercevrez une série de marches encore plus vertigineuses, et sur celles-ci le délirant Piranèse poursuivant son ambitieuse montée ; et ainsi de suite jusqu'à ce que ces escaliers infinis et ce Piranèse désespéré se perdent ensemble dans les ténèbres des régions supérieures. C'est avec la même capacité de développement illimité que l'architecture de mes rêves croissait et se multipliait à l'infini. ..