Yourcenar, le cerveau noir de Piranèse

 

Pareillement, les fantastiques machines qui garnissent si redoutable­ment les Prisons ne sont autres que les vieux engins de construction dont l'usage a persisté jusqu'à nos jours, et qu'un ingénieur habitué à l'ancien outillage reconnaît et nomme au premier coup d'œil. La potence rapportée au second état de la planche IX est l'équerre supportant une poulie qui sert de temps immémorial à élever des fardeaux ; les échelles évocatrices de pendaison sont celles de ma­ çons, et, çà et là, dans les Antiquités, s'accotent aux murs de Rome ; le cylindre armé de longues pointes est un treuil ; le chevalet que Piranèse a ensuite sournoisement hérissé de clous est celui des scieurs de long ; cette inquiétante pyramide de poutres est un cric dont l'ar­ tiste lui-même a dessiné l'épure dans son Mode d'élévation des grands blocs de travertin et autres marbres qui servirent à construire la tombe de Cecilia Metella ; ces échafauds sont des échafaudages. La ressemblance très réelle entre l'instrument de torture d'une époque et son outillage technique a permis à Piranèse de suggérer dans les Prisons l'omniprésence du bourreau, et en même temps d'y maintenir au pied de murs déjà titaniques l'image de l'inachevé et du provisoire, l'épuisant symbole des travaux forcés de l'architecte. C'est de bonne heure que Piranèse a choisi d'expliquer la présence de ces redoutables machines par leur emploi aux mains des tortion­naires, puisque dès la Sombre Prison, publiée en 1743 dans la Prima Parte de Arçhitettura, et que l'artiste plus tard n'a pas jointe au recueil des Carceri, on trouve la mention suivante : Carcere oscura con antenna pet suplizio de'malfatori. En fait, on ne voit nulle part dans son œuvre un cadavre se balançant au bout de ces gibets immenses, comme le Sonneur de Félicien Rops suspendu au bourdon de son clocher. Même dans les plus noirs seconds états des Prisons, la corde d'une poulie et le fil à plomb d'un pendule ne servent qu'à rayer d'une cou'rbe et d'une droite magistrales l'abîme enclos de murs. Il en va de même des roues gigantesques dressées un peu partout au fond des cachots, et que nous retrouvons parfois dans les Antiquités de Rome réduites au rôle modeste de roues hydrauliques ou de cabestans : aucun être humain n'est broyé sur leurs jantes énormes. En réalité, et bien que les commentateurs aient volontiers appuyé sur " les supplices extraordinaires " auxquels de nombreux condamnés seraient en proie dans les Carceri, on est au contraire surpris par la relative infréquence, et surtout par !'insignifiance de ces images de tourment. En bordure de l'énorme œil-de-bœuf qui remplit paradoxalement le haut de la planche IX, de minuscules personnages flagellent un petit prisonnier lié à un poteau ; un vibrion, détaché d'une croix de saint André, tombe comme un acrobate d'une hauteur prodigieuse; et ces incertaines silhouettes jouent ici le même rôle qu'au haut des murailles des Antiquités celles de minces arbustes battus par le vent. Au centre de la planche XIII, deux figures descendant des marches sont indubitablement des captifs aux mains nouées ; dans l'une des planches rajoutées en 1761 (Il), au fond d'une gigantesque fosse pareille à une ruine éventrée de monument antique, deux pygmées traînent par les pieds un grand condamné tout semblable lui­ même à une statue renversée ; des badauds juchés au bord de cette latomie excitent les bourreaux, à moins toutefois que leur gesticula­ tion ne s'adresse à un tailleur de pierre qui un peu plus bas cisèle un bloc. Çà et là, à force de sonder du regard les recoins des Prisons, l'œil discerne d'autres captifs et d'autres geôliers. Mais ces petites images occupent à peine plus de place qu'un combat ou qu'une agonie d'insectes. Une seule fois (planche X), Piranèse a représenté très distinctement un groupe de suppliciés : un exemple sculpturesque de quatre ou cinq titans attachés à des poteaux, ployés ou prostrés au sommet d'un immense voussoir. On dirait d'un Christ ou d'un Prométhée dédoublé en figures identiques comme dans certaines re­présentations des songes. Colossaux, sans rapport avec la petite humanité qui flâne le long des encorbellements ou escalade des marches, ils nous émeuvent à peine davantage que le captif du frontispice, frère des lgnudi de Michel-Ange et plus encore des jeunes figures plafonnantes des Carrache, portant au cou sa chaîne comme un nœud de ruban.

Tout comme leurs congénères des Antiquités de Rome, les petits habitants des Prisons surprennent par leur alacrité qui est bien du XVIIIe siècle. Promeneurs, captifs ou geôliers, certaines de ces marionnettes pirouettantes tiennent en main une baguette qui est peut­ être une pique, mais qui ressemble davantage à l'archet d'on ne sait quelle aigre musique ou à un balancier de funambule, et qui remplace ici la badine de toucheurs de bétail que le Piranèse des Anti­quités aime à mettre entre les mains de ses rustiques. Une suggestion de supplices flotte dans l'air des Prisons, mais presque aussi vague que dans les Vues des sites déserts de la Campagne Romaine la sug­gestion de la mauvaise rencontre. La véritable horreur des Carceri est moins dans quelques mystérieuses scènes de tourment que dans l'indifférence de ces fourmis humaines errant dans d'immenses espaces, et dont les différents groupes ne semblent presque jamais commu­niquer entre eux, ou même s'apercevoir de leur respective présence, encore bien moins remarquer que dans un recoin obscur on supplicie un condamné. Et de cette inquiétante petite multitude, le trait le plus singulier peut-être est l'immunité au vertige. Légers, bien à l'aise à ces altitudes du délire, ces moucherons ne paraissent pas s'apercevoir qu'ils côtoient l'abîme.

Mais pourquoi Piranèse a-t-il donné aux Prisons imaginaires ces caractères à la fois factices et sublimes, ou, ce qui revient au même, pourquoi a-t-il choisi pour ces somptueux fantasmes architecturaux le nom de Carceri? L'influence d'une illustration de roman chevaleresque produite près de quarante ans plus tôt par un graveur quasi inconnu, l'hypothèse d'un projet de décor pour un opéra dont le nom même n'est pas venu jusqu'à nous n'expliquent qu'incomplètement le choix de ce thème et cette série de dix-huit chefs-d'œuvre. A coup sûr, les Prisons pourraient être l'un des premiers et plus mystérieux symptômes de cette hantise de l'incarcération et du supplice qui prend de plus en plus possession des esprits durant les dernières décennies du XVIIIe siècle. On pense à Sade, et aux cachots de la villa florentine où son Mirsky enferme ses victimes, non pas, on l'a vu, que Piranèse prélude aussi significativement qu'on pourrait le croire aux manies cruelles de l'auteur de Justine, mais parce que Sade et le Piranèse des Prisons expriment tous deux cet abus qui est en quelque sorte la conclusion inévitable de la volonté de puissancebaroque. On pense au réquisitoire de Beccaria contre les atrocités des prisons de l'époque, qui allait bientôt bouleverser les consciences et aider à prendre d'assaut les bastilles de l'Ancien Régime. On pense surtout, avec le sentiment du contraste presque grotesque entre la vision interne des poètes et la réalité anecdotique de l'histoire, que trente ans à peine séparent les fantastiques Carceri des prisons nullement poétiques de la Terreur, et que l'aimable Hubert Robert, ami et émule de Piranèse, allait avoir l'occasion de peindre, dans le sordide incon­fort bourgeois de la Conciergerie, Camille Desmoulins attendant la mort entre un lit de sangle, un pot de chambre, une écritoire et une miniature de sa Lucile. Mais en dépit du groupe prométhéen des captifs de la planche X, en dépit d'un geste de pitié ou d'effroi que de petits personnages semblent parfois esquisser dans l'ombre, il n'est nullement certain que Piranèse lui-même ait été touché par l'accès d'horreur et de révolte prérévolutionnaire dont ses Prisons sont malgré tout un des signes avant-coureurs. Dans la dernière planche du second état, les sombres inscriptions incomplètes : lnfamos...

Ad terrorem increscen ... Audacias ... lmpietati et malis artibus, sem­blent mettre l'auteur du côté de la vindicte publique, de l'ordre romain, et faire des prisonniers des Carceri des malfaiteurs plutôt que des martyrs.

Reléguant au second plan l'explication par le sadisme avant la lettre ou la prescience révolutionnaire, peut-être faut-il chercher le secret des Prisons dans un concept qui a particulièrement préoccupé l'imagination italienne, et qui de tout temps a été fécond en chefs-d'œu­vre, celui du Jugement, de l'Enfer, du Dies Irae. En dépit de l'absence totale de toute conception religieuse à l'arrière-plan des Prisons, ces gouffres noirs et ces graffiti lugubres n'en sont pas moins le seul et grandiose équivalent que l'art baroque italien ait donné du terrible entonnoir et du Lasciate agni speranza de Dante. Elie Faure dans son Histoire de l'Art avait noté en passant que l'auteur des Carceri restait dans la grande tradition du Jugement dernier de Michel-Ange, et cela est vrai même du seul point de vue des perspectives tombantes et de l'aménagement de l'espace, et plus vrai encore du point de vue des perspectives intérieures. L'œuvre de Michel-Ange, imprégnée par la pensée dantesque, semble avoir servi d'intermédiaire entre les Prisons toutes laïques de Piranèse et les vieilles conceptions sacrées de la Justice Immanente. Aucun Dieu, il est vrai, n'assigne dans les Carceri leur place aux damnés le long des étages de l'abîme, mais son omission même n'y rend que plus tragique l'image des ambitions démesurées et du perpétuel échec de l'homme. Ces lieux de réclusion d'où sont éliminés le temps et les formes de la nature vivante, ces chambres closes qui deviennent si vite des chambres de torture, mais dont la plupart des habitants semblent dangereusement et obtusément à l'aise, ces gouffres sans fond et cependant sans issue ne sont pas une prison quelconque: ils sont nos Enfers.

" Le Danemark est une prison ", dit Hamlet. " Alors, le monde en est une ", rétorque le plat Rosencranz, damant pour une fois le pion au prince vêtu de noir. Faut-il supposer à Piranèse une conception du même genre, la vision distincte d'un univers de prisonniers? Pour nous, assombris par deux siècles de plus d'aventure humaine, nous ne reconnaissons que trop ce monde borné et cependant infini où grouillent de minuscules et obsédants fantômes : nous reconnaissons le cerveau de l'homme. Nous ne pouvons pas ne pas songer à nos théories, à nos systèmes, à nos constructions mentales magnifiques et vaines dans les recoins desquelles finit toujours par se tapir un sup­ plicié. Si ces Prisons longtemps relativement négligées attirent comme elles le font l'attention du public moderne, ce n'est peut-être pas seulement, comme l'a dit Aldous Huxley, parce que ce chef­ d'œuvre de contrepoint architectural préfigure certaines conceptions de l'art abstrait, c'est surtout parce que ce monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane, n'est pas sans nous rappeler celui où l'humanité moderne s'enferme chaque jour davantage, et dont nous commençons à reconnaître les mortels dangers. Quelles qu'aient pu être pour leur auteur les implications quasi métaphysiques des Carceri (ou au contraire leur totale absence), il existe, parmi les propos tombés des lèvres de Piranèse, une phrase, prononcée peut-être sur le ton de la plaisanterie, qui indique qu'il n'était pas ignorant des côtés démoniques de son propre génie:" J'ai besoin de grandes idées, etje crois que si l'on m'ordonnait le plan d'un nouvel univers, j'aurais la folie de l'entreprendre. " Une fois dans sa vie, consciemment ou non, l'artiste a tenu cette gageure presque archimédienne qui consiste à tracer d'un monde uniquement construit par le pouvoir ou le vouloir de l'homme une série d'épures : il en est résulté les Prisons.