John Milton Paradis Perdu (début)

 

Ce premier livre expose d'abord brièvement tout le sujet, la désobéissance de l'homme, et d'après cela la perte du Paradis, où l'homme était placé. Ce livre parle ensuite de la première cause de la chute de l'homme, du serpent, ou plutôt de Satan dans le serpent, qui, se révoltant contre Dieu et attirant de son coté plusieurs légions d'anges, fut, par le commandement de Dieu, précipité du ciel avec toute sa bande dans le grand abîme. Après avoir passé légèrement sur ce fait, le poème ouvre au milieu de l'action : il présente Satan et ses anges maintenant tombés en enfer. L'Enfer n'est pas décrit ici comme placé dans le centre du monde (car le Ciel et la Terre peuvent être supposés n'être pas encore faits, et certainement pas encore maudits), mais dans le lieu des Ténèbres extérieures, plus convenablement appelé Chaos. Là Satan avec ses anges, couché sur le lac brûlant, foudroyé et évanoui, au bout d'un certain espace de temps revient à lui comme de la confusion d'un songe. Il appelle celui qui le premier après lui en puissance et en dignité gît à ses côtés. Ils confèrent ensemble de leur misérable chute. Satan réveille toutes ses légions, jusque alors demeurées confondues de la même manière. Elles se lèvent : leur nombre, leur ordre de bataille; leurs principaux chefs, nommés d'après les idoles connues par la suite en Chanaan et dans les pays voisins. Satan leur adresse un discours, les console par l'espérance de regagner le Ciel ; il leur parle enfin d'un nouveau monde, d'une nouvelle espèce de créatures qui doivent être un jour formées selon une antique prophétie ou une tradition répandue dans le Ciel. Que les anges existassent longtemps avant la création visible, c'était l'opinion de plusieurs anciens pères. Pour discuter le sens de la prophétie, et déterminer ce qu'on peut faire en conséquence, Satan s'en réfère à un grand conseil; ses associés adhèrent à cet avis. Le Pandaemonium, palais de Satan, s'élève soudainement bâti de l'abîme; les pairs infernaux y siègent en conseil.

La première désobéissance de l'homme et le fruit de cet arbre défendu dont le mortel goût apporta la mort dans ce monde, et tous nos malheurs, avec la perte d'Eden, jusqu'à ce qu'un Homme plus grand nous rétablît et reconquît le séjour bienheureux, chante, Muse céleste l Sur le sommet secret d'Oreb et de Sinaï, tu inspiras le berger qui le premier apprit à la race choisie comment, dans le commencement, le Ciel et la Terre sortirent du chaos. Ou si la colline de Sion, le ruisseau de Siloé, qui coulait rapidement près de l'oracle de Dieu, te plaisent davantage, là j'invoque ton aide pour mon chant aventureux : ce n'est pas d'un vol tempéré qu'il veut prendre l'essor au dessus des monts d'Aonie, tandis qu'il poursuit des choses qui n'ont encore été tentées ni en prose ni en vers.

Et toi, ô Esprit ! qui préfères à tous les temples un cœur droit et pur, instruis moi, car tu sais ! Toi, au premier instant tu étais présent : avec tes puissantes ailes déployées, comme une colombe tu couvas l'immense abîme et tu le rendis fécond. lllumine en moi ce qui est obscur, élève et soutiens ce qui est abaissé, afin que de la hauteur de ce grand argument je puisse affirmer l'éternelle Providence, et justifier les voies de Dieu aux hommes.

Dis d'abord, car ni le Ciel ni la profonde étendue de l'Enfer ne dérobent rien à ta vue, dis quelle cause, dans leur état heureux si favorisé du Ciel, poussa nos premiers parents à se séparer de leur Créateur, à transgresser sa volonté pour une seule restriction, souverains qu'ils étaient du reste du monde. Qui les entraîna à cette honteuse révolte ? L'infemal Serpent. Ce fut lui dont la malice, animée d'envie et de vengeance, trompa la mère du genre humain : son orgueil l'avait précipité du Ciel avec son armée d'anges rebelles, par le secours desquels, aspirant à monter en gloire au-dessus de ses pairs il se flatta d'égaler le Très-Haut, si le Très-Haut s'opposait à lui. Plein de cet ambitieux projet contre le trône et la monarchie de Dieu, il alluma au ciel une guerre impie et un combat téméraire, dans une attente vaine.

Le Souverain Pouvoir le jeta flamboyant, la tête en bas, de la voûte éthérée ; ruine hideuse et brûlante, il tomba dans le gouffre sans fond de la perdition, pour y rester chargé de chaînes de diamant, dans le feu qui puni t; il avait osé défier aux armes le Tout Puissant. Neuf fois l'espace qui mesure le jour et la nuit aux hommes mortels, lui avec son horrible bande fut étendu vaincu, roulant dans le gouffre ardent, confondu, quoique immortel. Mais sa sentence le réservait encore à plus de colère, car la double pensée de la félicité perdue et d'un mal présent à jamais le tourmente. Il promène autour de lui des yeux funestes, où se peignent une douleur démesurée et la consternation, mêlées à l'orgueil endurci et à l'inébranlable haine.

D'un seul coup d'œil, et aussi loin que perce le regard des anges il voit le lieu triste dévasté et désert: ce donjon horrible, arrondi de toutes parts, comme une grande fournaise flamboyait De ces flammes point de lumière, mais des ténèbres visibles servent seulement à découvrir des vues de malheur; régions de chagrin, obscurité plaintive, où la paix, où le repos ne peuvent jamais habiter, l'espérance jamais venir, elle qui vient à tous ! Mais là des supplices sans fin, là un déluge de feu nourri d'un soufre qui brûle sans se consumer

Tel est le lieu que l'Eternelle Justice prépara pour ces rebelles ; ici elle ordonna leur prison dans les Ténèbres extérieures ; elle leur fit cette part, trois fois aussi éloignée de Dieu et de la lumière du ciel que le centre de la création l'est du pôle le plus élevé. Oh! combien cette demeure ressemble peu à celle d'où ils tombèrent !

Là bientôt l'archange discerne les compagnons de sa chute ensevelis dans les flots et les tourbillons d'une tempête de feu. L'un d'eux se vautrait parmi les flammes à ses côtés, le premier en pouvoir après lui et le plus proche en crime : longtemps après, connu en Palestine, il fut appelé Béelzébuth. Le grand ennemi (pour cela nommé Satan dans le Ciel), rompant par ces fières paroles l'horrible silence, commence ainsi :

Si tu es celui... mais combien déchu combien différent de celui qui, revêtu d'un éclat transcendant parmi les heureux royaumes de la lumière, surpassait en splendeur des myriades de brillants esprits !... Si tu es celui qu'une mutuelle ligue, qu'une seule pensée, qu'un même conseil, qu'une semblable espérance, qu'un péril égal dans une entreprise glorieuse, unirent jadis avec moi et qu'un malheur égal unit à présent dans une égale ruine, tu vois de quelle hauteur, dans quel abîme, nous sommes tombés l tant il se montra le plus puissant avec son tonnerre l Mais qui jusque alors avait connu l'effet de ces armes terribles ? Toutefois malgré ces foudres malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m'infliger, je ne me repens point, je ne change point: rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m'élever contre le Plus Puissant entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d'esprits armés qui osèrent mépriser sa domination : ils me préférèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et dans une bataille indécise, au milieu des plaines du Ciel, ils ébranlèrent son trône.

Qu'importe la perte du champ de bataille : tout n'est pas perdu. Une volonté insurmontable, l'étude de la vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne cédera ni ne se soumettra jamais, qu'est-ce autre chose que n'être pas subjugué? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l'extorquera. je ne me courberai point, je ne demanderai point grâce d'un genou suppliant ; je ne déifierai point son pouvoir, qui par la terreur de ce bras a si récemment douté de son empire. Cela serait bas en effet, cela serait une honte et une ignominie au-dessous même de notre chute, puisque par le destin la force des dieux, la substance céleste ne peut périr; puisque l'expérience de ce grand événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup en prévoyance, nous pouvons avec plus d'espoir de succès nous déterminer à faire, par ruse ou par force une guerre éternelle irréconciliable à notre grand Ennemi, qui triomphe maintenant, et qui, dans l excès de sa joie, régnant seul tient la tyrannie du Ciel."

Ainsi partait l'ange apostat, quoique dans la douleur ; se vantant à haute voix, mais déchiré d'un profond désespoir Et à lui répliqua bientôt son fier compagnon :

0 prince ! ô chef de tant de trônes qui conduisis à la guerre sous ton commandement les séraphins rangés en bataille ; qui sans frayeur, dans de formidables actions mis en péril le Roi perpétuel des Cieux et à l'épreuve son pouvoir suprême soit qu'il le tînt de la force du hasard ou du destin ; ô chef, je vois trop bien et je maudis l'événement fatal qui, par une triste déroute et une honteuse défaite nous a ravi le Ciel. Toute cette puissante armée est ainsi plongée dans une horrible destruction autant que des dieux et des substances divines peuvent périr ; car la pensée et l'esprit demeurent invincibles et la vigueur bientôt revient, encore que toute notre gloire soit éteinte et notre heureuse condition engouffrée ici dans une infinie misère. Mais quoi si lui notre Vainqueur (force m'est de le croire le Tout Puissant, puisqu'il ne fallait rien moins qu'un tel pouvoir pour dompter un pouvoir tel que le nôtre), si ce Vainqueur nous avait laissé entiers notre esprit et notre vigueur, afin que nous puissions endurer et supporter fortement nos peines, afin que nous puissions suffire à sa colère vengeresse, ou lui rendre un plus rude service comme ses esclaves par le droit de la guerre, ici, selon ses besoins, dans le cœur de l'Enfer, travailler dans le feu, ou porter ses messages dans le noir abîme ? Que nous servirait alors de sentir notre force non diminuée ou l'éternité de notre être pour subir un éternel châtiment?"

Le grand ennemi répliqua par ces paroles rapides :

Chérubin tombé, être faible est misérable, soit qu'on agisse ou qu'on souffre. Mais sois assuré de ceci : faire le bien ne sera jamais notre tâche; faire toujours le mal sera notre seul délice, comme étant le contraire de la haute volonté de celui auquel nous résistons. Si donc sa providence cherche à tirer le bien de notre mal, nous devons travailler à pervertir cette fin et à trouver encore dans le bien les moyens du mal. En quoi souvent nous pourrons réussir, de manière peut-être à chagriner l'ennemi et, si je ne me trompe, à détourner ses plus profonds conseils de leur but marqué.

Mais vois ! le Vainqueur courroucé a rappelé aux portes du ciel ses ministres de poursuite et de vengeance. La grêle de soufre lancée sur nous dans la tempête passée a abattu la vague brûlante qui du précipice du Ciel nous reçut tombants. Le tonnerre, avec ses ailes de rouges éclairs et son impétueuse rage, a peut-être épuisé ses traits, et cesse maintenant de mugir à travers l'abîme vaste et sans bornes. Ne laissons pas échapper l'occasion que nous cède le dédain ou la fureur rassasiée de notre ennemi. Vois-tu au loin cette plaine sèche, abandonnée et sauvage, séjour de la désolation, vide de lumière, hors de celle que la lueur de ces flammes noires et bleues lui jette pâle et effrayante ? Là tendons à sortir des ballottements de ces vagues de feu, là reposons-nous, si le repos peut habiter là. Rassemblant nos légions affligées, examinons comment nous pourrons dorénavant nuire à notre ennemi, comment nous pourrons réparer notre perte, surmonter cette affreuse calamité ; quel renforcement nous pouvons tirer de l'espérance, si non quelle résolution du désespoir. "

Ainsi parlait Satan à son compagnon le plus près de lui, la tête levée au-dessus des vagues, les yeux étincelants ; les autres parties de son corps, affaissées sur le lac, étendues, longues et larges, flottaient sur un espace de plusieurs arpents. En grandeur il était aussi énorme que celui que les fables appellent, de sa taille monstrueuse, Titanien, ou né de la Terre, lequel fit la guerre à Jupiter ; Briarée ou Tiphon, dont la caverne s'ouvrait près de l'ancienne Tarse. Satan égalait encore cette bête de la mer, Léviathan, que Dieu de toutes ses créatures fit la plus grande entre celles qui nagent dans le cours de l'océan. Souvent la bête dort sur l'écume norvégienne : le pilote de quelque petite barque égarée au milieu des ténèbres la prend pour une ile (ainsi le racontent les matelots) ; il fixe l'ancre dans son écorce d'écaille, s'amarre sous le vent à son côté, tandis que la nuit investit la mer et retarde l'aurore désirée. Ainsi, énorme en longueur, le chef ennemi gisait enchaîné sur le lac brûlant ; jamais il n'eût pu se lever ou soulever sa tête si la volonté et la haute permission du régulateur de tous les Cieux ne l'avaient laissé libre dans ses noirs desseins, afin que par ses crimes réitérés il amassât sur lui la damnation alors qu'il cherchait le mal des autres, afin qu'il pût voir, furieux, que toute sa malice n'avait servi qu'à faire luire l'infinie bonté, la grâce, la miséricorde sur l'homme par lui séduit, à attirer sur lui-même, Satan, triple confusion, colère et vengeance.