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Images

Parce qu’il arrive que des images soient plus puissantes que celui qui croit les avoir "prises", parce que ces images savent nous montrer bien autre chose que ce que voyait le photographe lui-même. Parce que des images peuvent toujours témoigner contre ceux qui les ont faites. G Didi Huberman

Formule cité dans Libération (1)

Il fait évidemment allusion au rapport Stroop envoyé par un officier allemand pour rendre compte à Berlin de l'anéantissement du ghetto de Varsovie, rapport complété par une série de photos.

Problème, déjà, rencontré et diatribe soulignée à propos d’Éclats : que peut-on montrer, que doit-on montrer ? Mais quels documents ? Sachant que les seuls documents photographiques - en tout cas - étaient allemands.

Revenir sur ces étonnants documents, cachés, puis retrouvés en partie après la guerre, qui sont l'évident contrepoint de ces photos ; ni sur la dimension presque miraculeuse de leur enfouissement réussi et de leur récupération mais aller jusqu'au bout de la remarque de Didi-Huberman qui, finalement, donne raison à la réflexion faite par Michel Serres sur la valeur de l'image.

Il faut être allé à Varsovie - comme d'ailleurs à Sobibor - pour, non pas même comprendre, mais seulement pressentir ce que put être le projet d'anéantissement des nazis, qui ne concerna pas seulement les hommes et les choses, mais jusqu'au souvenir des hommes et des choses. Forme de double assassinat qu'avait bien comprise Arendt dans les Origines du Totalitarisme. Non seulement ne plus être mais n'avoir jamais été. Perversion mégalomaniaque d'emprise non seulement sur les présent et futur mais aussi le passé. C'est évidemment dans ce sens que l'acharnement avec lequel Ringelblum entreprit son projet dépasse, et de loin, la dimension historique. L'ambition était hautement politique, évidemment.

Je la crois aussi métaphysique.

Ni plus ni moins que l'écrit, ou que n'importe quelle œuvre de n'importe quelle forme d'art, l'objet de toute manière dépasse son auteur, autant son intention que son cadre intellectuel, mais déborde encore la réalité représentée. Ce qui est valable pour l'œuvre d'art mais donc pour n'importe quel objet. Même trivial.

Entre nous et l'objet, il y a certes la représentation de celui-ci. Nous n'avons jamais affaire qu'à des phénomènes, des approches, des apparences. Bref entre nous et le monde, outre ses représentations un univers d'images, d'idées, de doutes, de théories sur ses représentations qui se réplique comme à l'infini.

Je crains bien qu'à chaque fois que nous essayons d'approcher du monde, en réalité nous ne nous en éloignions ; vertigineusement.

Je le suggérais à propos de photos de Doisneau : photos de savants prises en 42. Qui ne valent pas nécessairement quitus au régime de Vichy mais qui drainent des sentiments mêlés pour certains (Jacob) des questions pour d'autres (Joliot Curie ) : bref nous ne pouvons faire autrement qu'insérer, dans ce que nous voyons, des éléments, des faits ou même événements et jugements ultérieurs au risque évident de l'anachronisme. Ne serait ce que la lancinante question qu'ont-il fait durant ces années noires ? collaboré ? résisté ? ou simplement ont-ils été lâches ? Ceci serait-il vrai seulement pour l'œuvre d'art ! mais non et ceci met définitivement à mal toute idée d'objectivité au sens où on l'entend traditionnellement.

Surtout : à regarder un album de Doisneau ou de n'importe quel autre photographe ; à regarder ce que le site à sa mémoire propose on comprend bien que ce qui intéresse alors est moins l'objet, la réalité représentée que le regard du photographe.

Mais ici ? Certes ce ne sont pas des photos d'art ! elles valent comme reportage, comme rapport militaro-administratif disant toutes mission accomplie. Le regard du photographe importe peu. Sont-elles pour autant neutres ? évidemment non ! Ne serait-ce que pour les légendes qui les accompagnent - ceux qui résistent sont dénommés bandits par exemple ; au même titre que durant l'occupation, les résistants furent affublés du titre de terroristes.

Aurait-il fallu les ignorer sous l'argument qu'elles furent longtemps les seules à relater la destruction du ghetto en mai 43 - on en retrouvera ainsi quelques unes dans les archives Ringelblum ? Au même titre aurait-il fallu ignorer les rares photos prises à l'intérieur des camps qu'elles eussent été prises par des déportés ou comme ce fut le cas pour l'arrivée des hongrois en 44 sur la rampe d'accès, par un officier SS ? D'autant que certaines d'entre elles, qui que ce soit qui tînt alors l'appareil, sont devenues pour nous emblématiques des atrocités de cette période.

C'est sans doute ce qui m'agaça le plus dans les diatribes de Lanzman : comme une surenchère dans l'approche de la vérité où l'on se disputerait la plus grande pureté d'intention. Tout ceci est absurde et relève en réalité d'une forme de dogmatisme puritain. Je ne veux point sombrer dans le scepticisme radical - je crois bien qu'une forme de savoir est possible - mais me refuse à envisager qu'on puisse l'achever jamais ni pouvoir faire mieux qu'approcher seulement, et pour un temps très court et pour des domaines de plus en plus étriqués, des promesses de vraisemblances, des probabilités de certitudes. Et crois surtout que nous ne nous en portions que mieux.

Ne pas s'appesantir sur la polémique : elle a l'allure d'une mauvaise controverse philosophique. Poser aussi médiocrement la question de la vérité est déjà insupportable ; s'en attribuer le monopole …

En ce domaine plus qu'en d'autres, ce que Bachelard nommait le travail de la preuve doit être mené. Parce qu'en histoire comme en toute science humaine, le fait d'être à la fois sujet et objet de la connaissance interdit la possibilité même d'un recul suffisant n'implique pas comme le prétendit Comte l'impossibilité d'un savoir rigoureux ; exige seulement un travail critique d'autant plus poussé. Que nulle photo ne vaille, au même titre que tout document historique, s'il n'est pas contextualisé est une évidence. Que ce travail de critique interne comme externe produise invariablement une chaîne infinie de corrections, polémiques, interprétations contradictoires est inévitable et sans aucun doute souhaitable.

Ne surtout pas sombrer dans l'irénisme ambivalent : il conduit tout droit à la dérive révisionniste. Récuser un document parce qu'il serait de parti pris revient purement et simplement à nier toute possibilité de document en histoire. Ce que Vidal-Naquet avait en son temps bien repéré.

Attendre d'un document qu'il épouse tous les points de vue en même temps est évidemment absurde. L'auteur n'a pas tort : il faut avoir le courage de regarder. Même avec les yeux du bourreau.

Tel objet se distribue en facette économique, politique, sociale, physique, chimique … Nous sommes nous-mêmes éclatés entre des registres différents - social, économique, politique, idéologique, philosophique et parfois religieux sans compter les biologique, physique, culturel etc … sans pour autant nous résumer à aucun d'eux exclusivement et, jonglant pour ainsi dire entre nos différentes appartenances, notre identité se construit peut-être à partir d'elles mais ne s'y résume jamais ; de la même manière nous œuvres, réalisations et savoirs ne sont que juxtapositions - comme en écaille de tortue - de domaines qui se jouxtent sans se confondre jamais que notre regard combine à l'envi.

Que la question se pose avec une acuité extrême, s'agissant du génocide - que Didi-Huberman appelle absolu émotionnel et métaphysique - s'entend de soi seul mais vaut en réalité pour le réel comme pour nous-mêmes.

Épars tel est l'anaphore qui construit son opuscule : oui nous ne cessons de rassembler ce que l'histoire autant que la physique prennent malin plaisir à éparpiller. Du grec σπειρω : semer éparpiller le terme a affaire avec les semailles volontaires ou non. Où l'on comprend combien la semaille est l'antithèse de λόγος. La pensée ne fera jamais que recueillir ce qui par entropie, ou négligence, se dissipe et éparpille.

C'est en ce sens que l'on doit entendre le témoignage dont on sait qu'il est le premier sens de martyr - μάρτυς . Même si le terme appartient plutôt au registre chrétien, il n'empêche que le martyr est d'abord celui qui témoigne, jusque dans sa chair, de son engagement, de sa fidélité à ses croyances. Voici également travail de rassemblement. Il est vraisemblable que les trois décisions prises d'emblée par Ringelblum - ne pas quitter le navire, porter secours, écrire - n'en fussent qu'une à ses yeux tant elles réunissaient ce qui le constituait : le militant politique, l'historien … l'homme soucieux de ses prochains. Il faisait là œuvre de cohérence au sens où cohérence signifie être attaché ensemble en un tout solide, compact. Cette cohérence-là a tout à voir avec la solidité ; donc avec la solidarité.

Didi-Huberman rappelle à juste titre qu'il est faux de vouloir opposer contact et distance l'un engendrant l'autre autant que le supposant. J'aime cette idée qui atteste le processus plutôt que l'état, les incessantes boucles de rétroaction. De la même manière que je ne puis voir qu'en me reculant mais que mon regard ne vise à rien d'autre qu'à combler ce gouffre ; de la même manière qu'on ne cherche jamais tant qu'à lier ce qui est séparé (2)

Ce n'est pas dire qu'éparpiller, semer donc soit le contraire de penser mais que l'un et l'autre forment les deux facettes d'une même réalité. Au même titre que doute et connaissance.

Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ! (Mt 7, 16) J'aime à penser qu'on reconnaît l'homme à ses œuvres. Et je crois bien qu'œuvre il y a sitôt qu'on y réunit en toute harmonie les diverses facettes d'un être.

 

 

 

 

 



 


1)  Avril 1946 : sur l’emplacement de ce qui fut le ghetto de Varsovie, une plaine de gravats, une femme supplie de chercher et chercher encore. Elle s’appelle Rachel Auerbach, elle est une survivante du groupe «Oyneg Shabes» (en yiddish, la «joie du shabat»). Elle sait qu’un trésor historique, «de cris muets», est enterré quelque part depuis le 3 août 1942, des dizaines de milliers de papiers documentant la vie dans le ghetto : presse clandestine, chansons de rue, photos, lettres, papiers de bonbons… 35 369 pages ont été retrouvées. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’archive Ringelblum, du nom de l’historien juif polonais assassiné en 1944, chef d’orchestre de ce projet déterminé et désespéré : donner aux chercheurs du futur la possibilité d’établir une vérité étouffée par les mensonges des nazis. Les papiers cachés dans deux bidons de lait et des boîtes en fer-blanc sont aujourd’hui à l’Institut historique juif de Varsovie. En avril 2019, une exposition s’y tenait. Dans le catalogue apparaissait un texte du philosophe français Georges Didi-Huberman, un extrait d’Eparses, «voyage» dans ce monumental corpus d’archives.

«L’épars», «éparse», « éparses », les mots répétés de façon lancinante recouvrent et rassemblent différents aspects de l’histoire de ce trésor de papier. Ils signent aussi l’intervention «conceptuelle» d’un auteur dont des membres de la famille ont été tués par les nazis, et sont comme ces modestes pierres placées dans des niches du mur du ghetto, des petits témoignages de piété funéraire.

Didi-Huberman met en avant «l’extraordinaire défi lancé […] à la face des persécuteurs» par Ringelblum, soucieux de constituer «une histoire monumentale, irréfutable et inoubliable, histoire cependant faite de ces milliers de bouts de papiers échappés, tels des flocons de poussière, de chaque tragédie singulière». Il rappelle les failles politiques au sein du ghetto. «Certains pensaient retarder ou atténuer la violence nazie par des négociations, des tractations en tous genres. D’autres, au contraire, estimaient que cela ne ferait que faciliter l’engrenage de l’extermination. Emmanuel Ringelblum fut de ceux-ci».

C’est la perspective de voir des photos inédites de l’archive Ringelblum qui poussa Didi-Huberman à se rendre à Varsovie, une réflexion sur ces «images de peu» court au fil du livre. Il s’arrête un temps sur les polémiques portant sur la légitimité ou non d’utiliser «les sources visuelles, allemandes surtout, de la Shoah». Et il a cette réponse : «Pourquoi les photographies de Heinrich Jöst ou du rapport établi par le général SS Jürgen Stroop demeurent-elles de véritables amers - des balises pour s’orienter dans l’amertume infinie de ce temps - et continuent ainsi de guider notre appréhension historique du ghetto de Varsovie ? Parce qu’il arrive que des images soient plus puissantes que celui qui croit les avoir "prises", parce que ces images savent nous montrer bien autre chose que ce que voyait le photographe lui-même. Parce que des images peuvent toujours témoigner contre ceux qui les ont faites.»

 

2) Ce que j'avais écrit sur le lien

Distance ou on ne sépare jamais que ce qui est lié

du lien ou on ne relie jamais que ce qui est séparé