Georges Didi-Huberman Eparses

 

Eparses, les perspectives morales engagées dans chaque regard, dans chaque geste technique - de cadrage, de mise au point, de luminosité, de montage - où se forme la visualité d'une image.

Toute l'archive d'Oyneg Shabes fut rendue possible et constamment soutenue par quelque chose comme un «contrat moral «. Il vaudrait mieux dire, d'ailleurs : par une prise de position éthique. Le fondement même de cette relation était la confiance. Comme lorsque Szlamek déposait - au sens d'un don sacré comme au sens d'une déposition juridique - son expérience sur ce qui se passait dans le camp de Chelmno ; ou comme quand les destinataires de cour­ riers familiaux confiaient leurs papiers aux collecteurs de l'archive Ringelblum. C'est la même confiance qu'il me semble voir à l'œuvre dans la plupart des images dont je parle ici, c'est-à-dire dans la relation établie entre le photographe et le photographié. C'est que l'un et l'autre faisaient partie du même monde. Ils étaient en face l'un de l'autre, sans doute, mais pour s'épauler l'un l'autre dans une situation qui les englo­ bait - les assassinait - tous deux.

En regardant ces photographies de l'archive Ringel­blum m'est venue spontanément une formule à la tonalité quelque peu lugubre : je me suis dit qu'alors les mourants se regardèrent les uns les autres. Un peu comme, dans d'autres situations - certes moins tragiques, mais ce furent aussi des situations de reclus, de prison­ niers -, des humiliés avaient été capables de se regar­ der les uns les autres1. Aussi ai-je contemplé cet ensemble de photographies comme une grande lamentation visuelle, une assomption du statut dispa­raissant de chacun, néanmoins guidées - soutenues, appareillées, constituées - par un regard aussi digne et précis que possible. Comme dans la formule de Gers­hom Scholem sur la kinah hébraïque (« l'enseignement se lamentait et la lamentation enseignait»), chaque document d'Oyneg Shabes, qu'il soit manuscrit ou photographié, construit bien cette double distance où l'émotion peut se faire connaissance et la connaissance, émotion.

En tournant les pages plastifiées du classeur conte­nant les photographies de l'archive Ringelblum, je me suis arrêté un moment sur l'image d'un petit garçon du ghetto qui mendie dans la rue. Il a une boîte de fer­ blanc dans la main droite et fait, avec la gauche, le geste immémorial du mendiant. Derrière lui est un mur de briques. Sa casquette est du même genre que celle du fameux « enfant juif de Varsovie >> qui bien­ tôt - en avril ou mai 1943 - lèvera les bras sous la menace des fusils allemands3• Il semble à la fois sourire au photographe et se lamenter. Spontanément j'ai penché mon propre visage vers la photo, sans oser la sortir de sa protection de plastique transparent, et j'en ai photographié, à mon tour, un large détail. M'étant ainsi approché de ce visage d'enfant, n'ai-je pas rejoué alors quelque chose du geste photographique lui­ même, le geste en tant que contact ? Mais, laissant l'image sous son enveloppe protectrice - ce qui aura créé, sur ma propre photo, une sorte de nuage lumi­ neux, d'atmosphère floue qui n'existe pas dans l'image elle-même-, n'ai-je pas maintenu une distance dans le creux même de l'émotion qui m'étreignait à ce moment?

Une photographie ne répond-elle pas, le plus souvent, à cette phénoménologie même ? N'est-elle pas contact et distance à la fois ? Plus ou moins contact et plus ou moins distance ? Il est significatif que ce double statut - avec ses conséquences éthiques, à chaque fois remises en jeu - transparaisse, ici et là, dans la pratique historienne de Ringelblum comme dans l'écriture de sonJournal du ghetto. Lorsqu'il suscita l'écriture de montage documentaire des << Esquisses >> ou << Images du ghetto >>, par exemple, il optait résolu- ment pour un mode d'approche très visuel, sensoriel en général : un ensemble d'« images sonores >> - ce qui donnait à lire des syntagmes descriptifs tels que Uuuuueeeeeeeee !!!! [les sirènes], Ratatatat ! Ratatatat ! Ratatatat ! [les mitrailleuses], ou S. 0.S. ! S.0.S. ! S.O .S.! S.O .S . !!!!!!!! !4 - et de plans typiquement cinématographiques ou photographiques, non par hasard qualifiés d' « instantanés»

Dans son ]ournal, par ailleurs, Emanuel Ringelblum commenta le paradoxe selon lequel les enfants juifs enfermés dans le ghetto ne pouvaient plus voir les beautés de leur propre ville, Varsovie, qu'en photogra­phie. Il évoqua, en août 1941, ce «mendiant, ancien travailleur des camps [de travail, qui] trimbale sa pho­ tographie où il apparaît tout beau, frais, jeune et en bonne santé, alors qu'à présent il donne l'image d'une loque humaine emmaillotée de haillons7•» Il n'oubliait pas non plus les usages immondes de la photographie, notamment lorsqu'elle fut utilisée comme « tableau de chasse » ou trophée de guerre par les nazis. Dès le 13 avril 1940, il notait : «A Lublin se trouvait un [gestapiste] nommé [Anton] Brandt, qui détenait une photographie d'un groupe de Juifs alignés face à un mur et ensuite un second cliché sur lequel on voyait que la moitié d'entre eux avaient été assassinés. Le troisième [groupe], tout comme le deuxième, aidait à enterrer le premier8. »

A la même date, il évoquait comment<« une femme m'a rapporté qu'un militaire a exhibé le cliché d'une famille juive et a ri de manière unhejmlech [étrangement inquiétante]. De toute manière, il refusait de raconter ce qui était arrivé et quel était le lien existant entre lui et la photographie. Mais on comprend qu'il avait assassiné cette famille juive9 ».

J'ai passé les dernières heures de mon séjour à l'Ins­titut historique juif dans la grande pièce du service photographique mis sur pied, il y a une trentaine d'an­nées, par Janek Jagielski qui recherchait - et recherche encore - toutes les sortes d'images capables de docu­menter, de près ou de loin, dans le contact ou la dis­tance, les aspects multiples de la vie et de la mort dans le ghetto de Varsovie. Janek Jagielski travaille à l'an­ cienne : il aurait pu, sous d'autres cieux, contribuer aux répertoires iconologiques d'Aby Warburg à Ham­ bourg. Il utilise le papier, les ciseaux, la colle et les boîtes cartonnées, en toute cohérence avec une épisté­ mologie de ce qu'on pourrait nommer l'époque papier10 • Sa méthodologie est, par conséquent, bien différente de celle qui préside à l'archive elle-même. Il marque au-dessus des images, avec des petites flèches, l'endroit précis - la rue et son numéro - que documentent les images du ghetto qui passent entre ses mains. Il cherche comme il peut à identifier, à nommer les per­ sonnes photographiées : autre façon - opiniâtre, impossible - de s'approcher. Il connaît chaque pierre tombale, chaque fragment subsistant des cimetières juifs de Varsovie. Il est donc avant tout soucieux de prosopographie et de topographie, dans cette ville qui n'a plus ses rues ni ses visages d'autrefois.

Il puise à toutes les sources. Il ne craint donc pas d'utiliser les images des nazis. Au-delà des recueils connus de Willy Georg ou de Heinrich Jost, sans compter le terrifiant Rapport Stroop11, Janek Jagielski a réuni une extraordinaire documentation photogra­phique qui provient, pourrait-on dire, des fonds de poches d'uniformes des soldats de la SS ou de la Wehrmacht qui furent en poste à Varsovie. Cette documentation demanderait à être étudiée pour elle­ même : il n'est pas douteux qu'elle contribuerait à élargir les connaissances les plus récentes acquises sur ce sujet12. Me voici à feuilleter ces terribles papiers­ photos : des papiers criants. L'Umschlagplatz photogra­phiée en plein «transfert» de Juifs vers Treblinka. Des gens morts dans la rue, photographiés depuis un véhi­ cule, probablement militaire. Des cadavres partout épars, mutilés de toutes les façons. Et qu'est-ce qui aura pu inciter tel soldat allemand à photographier un berceau vide près du mur du ghetto ?A quel sentiment de pouvoir, visuellement érigé, correspondent ces images de la rue où les Juifs, simplement, sou­ lèvent leur chapeau (signe que le photographe était un Allemand, tout « esclave » étant alors obligé de saluer respectueusement son « maître») ?

Je repense aux nombreuses polémiques, en France notamment, sur la légitimité ou non d'utiliser les sources visuelles, allemandes surtout, de la Shoah13 • Ne se glisse-t-on pas subrepticement dans le «point de vue nazi « à seulement regarder une photo prise par un SS ? Janek Jagielski, octogénaire d'une grande expérience, ne semble pas de cet avis : toute la journée devant les «images criantes« de sa documentation, il est pourtant bien libre de son point de vue sur elles. Pourquoi les photographies de Heinrich Jost ou du rapport établi par le général SS Jürgen Stroop demeurent-elles de véritables amers - des balises pour s'orienter dans l'amertume infinie de ce temps -, et continuent ainsi de guider notre appréhension histo­ rique du ghetto de Varsovie ? Parce qu'il arrive que des images soient plus puissantes que celui qui croit les avoir « prises ». Parce que ces images savent nous montrer bien autre chose que ce que voyait le photo­ graphe lui-même. Parce que des images peuvent tou­ jours témoigner contre ceux qui les ont faites.

Il ne tient qu'à nous de n'avoir pas peur de regarder. Cela est possible quand regarder, c'est savoir critiquer ce que l'on voit. Lors de mon premier jour de visite à l'Institut historique juif, je me souviens avoir été extrêmement frappé en visionnant un film que je ne connaissais pas, un film en 16 millimètres couleur pro­venant des archives fédérales de Coblence et réalisé dans le ghetto par les Allemands au mois de mai 1942. C'est un film de propagande, bien sûr : tout ce qu'on voit a bien eu lieu devant l'objectif, mais tout ce qu'on voit qui a eu lieu a été falsifié d'avance, mis en scène, travesti, opprimé, inversé. Par exemple on voit, à l'étal d'une boucherie, de grandes pièces de viande bien rouge - et c'est ce rouge, ce beau rouge Agfacolor, qui m'a profondément touché (je n'ai pas, sur le moment, compris pourquoi). C'est le rouge de la vie, mais de la vie tuée. C'est le rouge de l'intérieur des corps. C'est la viande que les Juifs ne pouvaient pas manger puis­ qu'en mai 1942, justement, Emanuel Ringelblum dans son journal - qui raconte d'ailleurs certains détails sur ce tournage de propagande nazie - se désespère du fait que l'organisation des soupes populaires n' em­ pêche pas que les gens « meurent comme des mouches14 ».

Une photographie, comme le photogramme d'un film, porte contact et distance à la fois. Les mots « cli­ché », « tirage », « épreuve » ou « planche contact » suf­fisent à indiquer que la visualité photographique procède, du moins dans le cadre des techniques argen­tiques, selon quelque chose comme une ressemblance par contact15• Mais, dans l'expression « prise de vue », le mot prise, qui dénote un contact, se prolonge et se réa­ lise dans une vue qui, elle, suppose déjà la distance. La même image - je pense, par exemple, à celle d'un enfant accroupi, seul, contre le mur du ghetto - peut se trouver à la fois dans les papiers d' Oyneg Shabes (c'est-à-dire protégée dans l'un des coffres-forts de l'archive) et dans le fonds photographique constitué plus tard par Janek Jagielski (c'est-à-dire aisément accessible et manipulable). Ainsi, de tirage en tirage et par la grâce de la reproductibilité technique inhérente au médium photographique, cette image sera devenue éparse, disséminée, multiple. Elle se trouve d'ailleurs dans d'autres fonds photographiques que celui de Var­sovie et c'est pourquoi elle est devenue plus célèbre que d'autres (elle était reproduite, par exemple, dans le recueil de Borwicz, à partir du tirage que possède le Centre de documentation juive contemporaine, à Paris16) . 'A chaque fois la qualité visuelle du tirage se révélera sans doute fort différente, au point que la notion d'« original » peut souvent perdre, dans ce genre d'histoire, toute signification précise.

De tirage en tirage, donc, le contact se reproduit et se dissémine, créant par là même l'espace d'une distance. A partir de là, il devient absurde de vouloir désintriquer, devant une même image, la notion de contact et celle de distance. Il est significatif, par exemple, que l'édition des archives Ringelblum ait dû faire appel, en face des transcriptions et de l'appareil cr1t1que, à des reproductions photographiques, fussent-elles de piètre qualité, des manuscrits17 : c'était une façon de prolonger le contact avec la graphie des témoins, donc avec la temporalité et l'émotivité inhé­ rentes à leurs gestes ultimes pour s'adresser au monde. Or « prolonger le contact » n'est rien d'autre que créer une distance nouvelle, aussi nécessaire et féconde que le contact avait été originaire et fécond lui aussi. Voilà pourquoi les membres d'Oyneg Shabes n'ont pas hésité à photographier pour leur compte des tirages photo­ graphiques déjà existants, obtenant des images où l'on voit, à leurs coins - comme dans le Bilderatlas d'Aby Warburg -, les punaises destinées à maintenir le tirage de départ pour mieux le reproduire et, donc, lui don­ ner une chance de survivre. Avec ces punaises visibles sur certains tirages de l'archive, on perçoit ainsi quelque chose du travail lui-même qu'il a fallu mener, fût-ce en bricolant, pour témoigner de textes en textes et d'images en images.

Telle serait donc l'heuristique mise en œuvre, sans hésitation aucune et sans remords concernant l'« ori­gine» des images, par l'équipe d'Oyneg Shabes. N'utili­ sons-nous pas nous-mêmes, tous les jours, des images qui ne sont que des photographies de photographies ? De façon plus large, n'exprimons-nous pas ce qui nous « touche » en créant de la distance, mais en la formant comme contact disséminé, ouvert au monde, repro­ duit de loin en loi, épars quoique contact ? Le philosophe Giorgio Colline parlait-il pas de l'expression en général comme quelque chose qui sourd du plus profond (semblable à l'humeur visqueuse qui sort des entrailles de l'araignée) pour migrer alentour, de loin en loin, jusqu'à la pensée même qu'engage toute représentation (semblable, dès lors, à la merveilleuse toile que tisse l'araignée entre deux arbres depuis ses propres viscères18) ?

Dans les cahiers posthumes de sa Philosophie du contact, Giorgio Colli écrivait lapidairement : « Vrai, c'est dire ce qui dérive d'un contact19• » Le contact serait porteur de la vérité, encore faut-il savoir le « dé­ river » avec justesse en direction du penser. Encore faut-il ne pas penser le contact comme un point abs­trait, mais comme un geste éthique assumé dans sa propre fragilité : « une division entre deux points contigus » qui se constitue, donc, comme l'ouverture d'un « interstice 20 ». Un espacement déjà. Un mouvement de « dérive » dans l'acte même du contact : un départ vers l'épars.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 1. Cf. G. Didi-Huberman, << Quand l'humilié regarde !'humilié >> (2009), Remontages du temps subi. L'oeil de l'histoire, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010, p. 197-215.

2. G. Scholem, Sur Jonas, la lamentation et le judaïsme, op. cit., p. 61.

3. Cf. F. Rousseau, L'Enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie, Paris, Éditions du Seuil, 2009.

4. The Ringelblum Archive. Underground Archive of the Warsaw Ghetto, I. Warsaw Ghetto : Everyday Lift, op. cit., p. 4 et 17.

5. Ibid., p. 93-94.

6. E. Ringelblum,Journal du ghetto de Varsovieo, p. cit., p. 251.

7. Ibid. , p. 25 7.

8. Ibid., p. 96.

9. Ibid., p. 98-99.

10. Cf notamment A. te Heesen (dir.), Cut and Paste um 1900. Der Zeitungsausschnitt in den Wissenschaften, Berlin, Vice Versa, 2002. A. Kramer et A. Pelz (dir.), Album. Organisationsformna rrativer Kohiirenz, Gottingen, Wallstein Verlag, 2013.

11. J. Stroop, The Stroop Report: << The]ewish Quarter of Warsaw is no more ! >> (1943), fac-similé et trad. anonyme, New York, Pantheon Books, 1979. R. F. Scharf (dir.), In the Warsaw Ghetto, Summer 1941. Photographsb y Willy Georg with Passagesfr om Warsaw Ghetto Diaries, Londres, Robert Hale, 1993. G. Schwarberg, In the Ghetto ofW arsaw: Heinrich]ost'sP hotographso, p. cit.

12. Cf. V. Uriah (dir.), Flasheso fM emory. Photographyd uring the Holocaust,Jérusalem, Yad Vashem, 2018.

13. Cf. G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.

14. E. Ringelblum, Journal du ghetto de Varsovie, op. cit., p. 327, 329 et 341.

15. Cf. G. Didi-Huberman, La Ressemblancpe ar contact.A rchéologie, anachronismeet modernitéd e l'empreinte( 1997), Paris, Les Éditions de Minuit, 2008.

16. M. Borwicz (dir.), L'insurrection du ghetto de Varsovie, op. cit., fig. 2 hors-texte.

17. Cf. par exemple Archiwum Ringelbluma. KonspiracyjneA rchiwum Getta Warszawy, I. Listy o Zagladzie, op. cit., ou bien Archiwum Ringelbluma. KonspiracyjneA rchiwum Getta Warszawy, III. Relacjez Kresôw, op. cit.

18. G. Colli, Philosophie de l'expression (1969), trad. M.-J. Tramura, Montpellier, Éditions de l'Éclat, 1988, p. 71.

19. Id., Philosophie du contact. Cahiers posthumes, II (1961-1977), , , éd. E. Colli, trad. P. Farazzi, Paris, Editions de l'Eclat, 2000, p. 95.

20 . Ibid., p. 39-40.