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Portraits II

Savants … chercheurs

J'aime les savants et ai - je l'avoue - une prédilection toute particulière pour les savants fous. Ils foisonnent dans la littérature, le cinéma et la BD. De l'intrépide Dr Frankenstein au Dr Jekill ; du Dr Mabuse à Rotwang dans Métropolis ! Faisant ainsi les beaux jours du cinéma allemand commençant.

Il faut dire qu'ils ont tout pour séduire : d'humbles desservants de la connaissance, les voici qui, pour d'obscures raisons ou évidentes frustrations, dérapent.

Presque toujours le même leitmotiv : une mystérieuse blessure qui fit un jour ces aimables savants que rien ne prédisposait à cela à franchir la ligne ; à croire - pouvoir prendre la place de Dieu et créer la vie à partir de rien … ou de cadavres. Par obsession, leur attention totalement rivée à leurs éprouvettes, ils perdent tout sens des réalités mais surtout tout contact avec leurs congénères. Allant sans plus se soucier des conséquences jusqu'au bout de leurs expériences tout étonnés qu'on ne leur en rendît pas hommage plus appuyé. A moins qu'une malignité chronique qu'on ignore ne les y eût conduit mais à part avec le diable peut-on évoquer le mal radical ?

La Bande dessinée y alla évidemment de sa contribution, distinguant entre le savant doux et gentil mais délicieusement distrait et le savant fou contre qui lutteront les héros. Le Comte de Champignac est l'anti-thèse de Zorglub ; le délicieux Tournesol celle du savant fou qui n'a même pas de nom dans le Manitoba ; Blake et Mortimer lutteront contre Jonathan Septimus comme Sherlock contre le Professeur Moriarty … Sans compter le si bien nommé Espérandieu dans Adèle Blanc Sec… La liste serait infinie.

Il ne fait aucun doute que la figure aura été propulsée par des personnages comme W von Braun, transfuge nazi, à la tête du programme américain de conquête de la lune ; mais plus encore par le Dr Mengele qui semble réunir en sa personne tout ce qui le définit : cruauté ; froideur ; obsession monomaniaque … mais justement pas la folie précisément tant le fanatisme nazi, lié à cette indifférence à tout ce qui n'est pas son monde - et donc ses expériences - ressemble plus à la banalité du mal, à cette pure jouissance de fonctionner qu'avait relevée Arendt.

 

 

Jean Rostand

Tel n'est évidemment pas le propos de Doisneau qui saisit ces figures, le plus souvent pendant la période de l'Occupation - nombreux parmi ces clichés sont de 1942 - de manière trop stéréotypée pour ne s'y glisse pas quelque tendre ironie.

Celle de Jean Rostand est de 59. Elle n'est pas conventionnelle - il faut dire que le personnage ne l'était pas. Homme de science assurément, il l'était, même si sa prédilection pour les grenouilles lui conférait allure baroque. Il est photographié ici dans ce qu'on peut supposer son domaine : toiles aux murs, on se croirait plutôt chez un écrivain ou un peintre. Mais quoi ! on n'est pas impunément le fils d'Edmond Rostand. Cet homme qui ne cacha pas l'émotion d'entrer sous la coupole une quarantaine d'années après son père, était tout sauf un scientifique poussiéreux. Écrivant, sinon écrivain, militant engagé dans les mouvances pacifistes, adversaire résolu de la Bombe, féministe.

Tout dans ce portrait respire la bonhomie d'un personnage qui avait effectivement l'humanisme chevillée à l'âme : de la moustache qui vient compenser un interminable front d'intellectuel aggravé par la calvitie, à ce cheveu toujours un peu rebelle ; de cette éternelle pipe à cette tenue qui respire moins l'universitaire compassé que l'homme libre se cherchant vêture confortable sans jamais rien céder à l'élégance. Il est de cette génération où une femme jamais ne fût sortie en cheveux ni un homme sans être encravaté ni couvert d'un solide veston.

Mais cet homme qui s'est quasiment fait une coquetterie de son intérêt pour les grenouilles, qui est sans doute le seul à se rendre au fond de son jardin pour les observer ainsi en veston cravate et à écrire des ouvrages d'un sérieux infini sur les crapauds et les vers à soie ; cet homme était aussi un homme d'engagement.

 

Il participe en 1963 à la fondation, avec Cl Bourdet du Mouvement contre l’Armement Atomique devenu en 68 le MDPL et interviendra à plusieurs reprises en tant que militant pour protester contre l'arme elle-même mais aussi le sort fait aux polynésiens lors des essais à Mururoa. Il manifestera son soutient au droit à l'avortement lors du procès de Bobigny et contribuera à sa manière à la fondation de Choisir autour de G Halimi et S de Beauvoir.

C'est à ce moment qu'adolescent peu au fait encore des arcanes marxistes, hanté par mon éducation et ma propre histoire par la question de la violence, je fréquentais ces hordes délicieusement sympathiques, bienveillantes et rêveuses des pacifistes et autres non-violents, là que je croisai Rostand mais aussi Bourdet ou Kastler. Ce qui pour un tout jeune adolescent ne constituait pas fréquentation honteuse ! J'en garde un souvenir lumineux c'est cette lumière que je retrouve dans cette photo.

 

Charles Jacob

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Aux antipodes, cette photo tellement conventionnelle qu'elle en paraît caricaturale. Sombre d'abord autant la précédente était claire. Sombre comme le personnage.

Comme écrasé par une discipline - la géologie - qu'il domine dans les années trente et quarante, il est le prototype de l'enseignant : efficace mais désagréable ; hautain mais bon pédagogue. Rapetissé à loisir par ce tableau qui résume tout son savoir mais qu'il ne peut pointer qu'avec cette baguette qui prend allures de badine plutôt que d'outil pédagogique. Tout est trop grand pour lui, le bâton, le veston, le tableau : cet hautain, volontiers dominateur qui n'a au fond de relevés que les coins de son étrange moustache n'a pas laissé que de bons souvenirs. Très critique de la politique de recherche du Front Populaire il se retrouve, comme par hasard, nommé à la tête du CNRS par Vichy. Destitué en 44 évidemment. L'ironie voudra que ce soit Frédéric Joliot-Curie qui lui succéda. L'homme des grottes et des fossiles avait-il la trempe seulement pour comprendre quelque chose à son époque ? ou simplement avait-il désappris d'aimer assez l'homme pour enser de manière aussi détestable ?

Frappant ce regard en arrière qui transpire l'inquiétude. L'enseignant coincé ici entre son public - les étudiants qui le craignent autant que lui s'en écarte de peur hautaine - et son savoir. On dit qu'il fut excellent professeur ! La quintessence du mandarin en tout cas. Je veux bien le croire ! Je le devine surtout écartelé.

On l'oubliera bien vite ! il n'a pas bouleversé sa discipline … un peu comme si elle l'avait enfoui. Il régna sur la Sorbonne comme on le faisait en ce temps-là ! En mandarin.

Une université qui, comme lui au reste, transpirait la poussière et exhalait l'ennui.

 

Louis de Broglie

Le personnage lui, au contraire, ne manque ni d'allure ni d'ailleurs d'ascendance ! Petit fils d'Albert de Broglie qui fut président du conseil de Mac Mahon durant la crise de 1877, et frère de Maurice, physicien et lui-même académicien, Louis est prix Nobel dès 29, académicien à la Libération - reçu par son frère, scène inédite.

Est-ce pour une prise de vue en contre-plongée, ou pour ce sourire entendu, non tant de complicité que de consentement ? pour ce costume rayé et ce col cassé d'une élégance aussi incontestable qu'hostile aux poussières crayeuses qui rongent les tissus, ou, précisément pour cette craie et ce chiffon vraisemblablement poudreux à souhait tenus avec la même distinction qu'il eût arboré cigarette et mouchoir ? toujours est-il que l'homme en impose, avec discrétion, sans orgueil ni démesure, comme s'il lui était inné et habituel de dominer. Lui ne se hisse pas à place usurpée comme Jacob : il y est né et s'y éploie comme par atavisme. Comme Rostand d'ailleurs, il ne rechignera pas à quelques ouvrages de vulgarisation en dépit de l'aridité de sa spécialité.

Il professe ou cherche avec la même aisance qu'il fréquente les salons et les restaurants en vue ! Il n'est d'ailleurs pas certains que les us du Tout Paris ne lui fussent pas plus énigmatiques que les ultimes secrets de la physique qu'il s'acharne à dévoiler !

Tout ici en impose : sans doute le chiasme entre la posture - celle du maître d'école au tableau sur son estrade - et la formule mathématique nébuleuse pour tout autre homme que de sa trempe.

Il nous regarde presque avec tendresse nous lançant un vous avez-vu ? c'est simple n'est-ce pas ? qui nous remet à notre place, le hisse à la sienne.

On remarquera pour finir l'image si différente que Doisneau donne ainsi de l'homme de science selon qu'il le surprenne en posture d'enseignement ou en celle de chercheur.

 

Que ce soit ici l'anthropologue H Vallois, ou tel anonyme dans son laboratoire de chimie ou tel autre derrière ses dossiers, le chercheur semble comme gommé par ses appareillages, absorbé par ses dossiers, englouti par ses doutes et silences.

C'est alors la science qui prend le devant sur l'homme qui d'ailleurs ne nous regarde plus non plus que le photographe. Il n'est plus que l'humble desservant d'un rite qui le dépasse.

La double leçon qu'on en peut tirer ?

La première, anodine, tient à la manière d'art du spectacle en quoi consiste le métier d'enseignant. Affaire d'ostentation, donc oui aussi de représentation. Tient ainsi à ce déchirement inévitable entre les deux aspects de ce métier où l'intériorité, l'introspection voire l'inhibition le disputent inlassablement à la nécessaire exhibition.

La seconde, à la difficulté de représenter chose aussi abstraite que la science ! au moins dans son versant recherche. Comme si clichés et stéréotypes prenaient immédiatement le pas à quoi il fût presque impossible d'échapper. Où l'on n'est jamais bien loin de ceux de la BD, du cinéma, de la littérature.

Doisneau ne peut montrer la science qu'au travers de ses acteurs et les met en situation. Comment faire autrement ? Rubens se peint peignant … Rembrandt imagine Aristote méditant devant Homère ! Ils avaient fait de même.

Ironique retour de situation. Nous n'avons de cesse de répéter qu'il ne peut y avoir d'action sans représentation théorique préalable ! Mais en fin de compte la théorie ne prend vie qu'en prenant corps,qu'en se faisant condition de l'acte.

L'homme de savoir ne cesse de se mettre à l'écart du brouhaha ordinaire et se méfie comme de la peste du vulgaire ; pourtant il ne cesse de rêver lui offrir théorie bienfaitrice.

Comment ne pas songer à cette expression de Rostand recevant Louis Armand sous la Coupole : dans l'ordre matériel, d'un côté l'apocalypse, de l'autre, une manière d'âge d'or

Ces portraits disent ceci aussi : notre regard partagé entre effroi et admiration, espérance et crainte !