Jean Rostand (1894-1977)

Né à Paris, Jean Rostand vit, dès l'âge de six ans, à Cambo, un village basque ; la nature pyrénéenne déclenche sa vocation de naturaliste ; il reconnaît que s'il avait vécu à Paris « cette vocation, peut-être, n'eût point persisté ». Cette vocation naissante se confirmera lors de la révélation fabrienne (1903) ; la découverte de l'histoire du Scarabée doré l'incite à lire les Souvenirs entomologiques. Une troisième circonstance fortifia la vocation de naturaliste, la préparation de Chantecler par son père Edmond Rostand qui avait réuni une sérieuse documentation scientifique, livres, animaux vivants et empaillés.

Jean Rostand portait l'étiquette d'« homme de lettres », jugée par certains incompatible avec une quelconque activité scientifique. Lui qui ne vivait que pour la science souffrait de cette attitude ; il affirmait : « Je ne suis qu'un naturaliste [...] La biologie est mon seul métier. Je veux rester naturaliste. » Ultérieurement, il reconnaîtra qu'il portait en lui « depuis l'enfance, à l'état latent, inactif, ce virus littéraire qui devait plus tard se manifester sans équivoque ». Il n'est pas douteux que Jean Rostand mérite pleinement la double qualification d'homme de sciences et d'homme de lettres.

Lui-même a précisé le cheminement de sa pensée : « Je dirai que je fus d'abord provoqué par l'observation critique du milieu social ; puis, de la société, je passai à moi-même, puis de moi-même à la science ; puis, de la science, je revins à l'homme. » À chacune de ces phases qui parfois se chevauchent, correspondent des publications variées au travers desquelles transparaît un profil aux multiples facettes montrant la complexité de la personnalité de Jean Rostand.

L'œuvre est considérable ; sa variété pourrait laisser croire que plusieurs voies ont été poursuivies. Il n'en est rien. Jean Rostand précise lui-même le cheminement de sa pensée et la trajectoire de son activité ; quatre phases essentielles se dessinent.

L'observation critique du milieu social. Dès l'âge de quinze ans (1909), son attention fut retenue par le tableau de la comédie humaine au détriment de la vie animale ; il est fort sensible à l'existence des catégories sociales ; bien « qu'appartenant à la classe des privilégiés, par effet d'un sentiment de culpabilité, j'étais toujours enclin à prendre le parti de l'inférieur ». À un rythme accéléré vont paraître une série de volumes : Le Retour des pauvres (1919), Pendant qu'on souffre encore (1921) (ce sont deux messages violents, dénonçant la guerre et affirmant le caractère sacré de la vie), La Loi des riches (1920) (avec férocité, un auteur de vingt-six ans analyse la cruauté des nantis et des parvenus), Julien ou Une conscience (1928), c'est le portrait d'un riche honteux, Julien, qui n'accepte pas le postulat de l'inégalité sociale. Le thème de la famille est aussi considéré : Les Familiotes et autres essais de mystique bourgeoise (1925), Le Mariage (1927).

L'Observation de psychologie individuelle et sociale. Après l'analyse du milieu social, Rostand s'observe : « Je me scrutais, comme j'aurais fait d'un insecte. » Une nouvelle série de livres : Ignace ou L'écrivain (1925), portrait d'un écrivain vaniteux, égoïste ; Valère ou L'exaspéré (1927), analyse de l'évolution d'une querelle conjugale ; La Vanité et de quelques autres sujets (1925), maximes sur l'amour, la mort, l'orgueil, l'inégalité sociale ; Journal d'un caractère (1931), sorte de journal intime où sont exposées des vérités sur soi-même et des vérités en général. Les œuvres de jeunesse se terminent, dix volumes parus entre 1919 et 1931. Ces livres expriment une révolte, un refus de complicité. C'est une vigoureuse satire attaquant les vices, les ridicules, les injustices. Au ton grave, sarcastique, se mêlent les allusions ironiques, la raillerie mordante, la farce, la bouffonnerie. Jean Rostand se comporte en accusateur doublé d'un observateur perspicace et cynique. Il vivait dans une société qui ne lui convenait pas ; il ose le dire et dénonce avec violence tout ce qui le heurte. Écrivain social, il aurait été placé à l'époque dans une extrême gauche plus ou moins anarchique. L'égoïsme bourgeois, l'injustice le révoltent.

Sa préoccupation constante sera de comprendre les hommes, de les aimer, de les aider à mieux vivre. Il participe à la douleur et à la souffrance humaines. Le comportement de l'homme jeune éclaire les positions militantes qu'il prendra au soir de sa voie. La fidélité aux principes de sa jeunesse oriente alors son action. Son apologie pacifiste se transformera, après le drame de Hiroshima (1945), en une campagne contre l'arme nucléaire. Dénonciateur violent de l'atome militaire, il sera président d'honneur du Mouvement contre l'arme atomique et ouvrira le congrès du 26 février 1966. Souvent il reviendra sur la « folie nucléaire » tout en sachant que « protester contre les armes atomiques, c'est à la fois inutile et indispensable, comme disait Jean Cocteau de la poésie ».

Les recherches scientifiques originales et l'œuvre de diffusion de la science. Les recherches scientifiques originales portent surtout sur les Amphibiens. Trois découvertes sont particulièrement importantes. Il invente la méthode du bain glacé appliqué à un œuf activé, mais non régulé, qui provoque un doublement du stock chromosomique ; il obtient ainsi des Crapauds sans père ou Crapauds gynogénétiques. Il découvre l'action antigel de la glycérine, ce qui permet de conserver du sperme (insémination artificielle), du sang (transfusions). Il découvre des étangs à monstres qui hébergent des grenouilles polydactyles, atteintes de déformations, de protubérances, d'excroissances rappelant des tumeurs ; l'ensemble est nommé anomalie P afin de préciser son caractère polymorphe ; après diverses recherches, l'action tératogène semble imputable à un virus ; mais l'hypothèse n'est pas vérifiée.

Jean Rostand est beaucoup plus connu par son œuvre de vulgarisation. Son premier livre, Les Chromosomes artisans de l'hérédité et du sexe (1928), connaît un grand succès assez inattendu pour un livre de pure information. Rostand ressent l'utilité d'une initiation scientifique prolongeant l'instruction scolaire. Le déclic est donné ; une trentaine de volumes et de nombreux articles paraîtront, problèmes biologiques, vies d'animaux, biographies d'hommes de vérité, rôle de la biologie dans la vie, etc.

Le retour à l'homme. Pour améliorer la société tout en conservant le cadre social, c'est l'homme qu'il faut changer. Mais qu'est-ce que l'homme ? Le biologiste aidera le moraliste à répondre à la question ; d'où une série de nouveaux livres : Pensées d'un biologiste (1940), Nouvelles Pensées d'un biologiste (1947), Ce que je crois (1953), Carnet d'un biologiste (1959), Inquiétudes d'un biologiste (1959), Espoirs et inquiétudes de l'homme (1966). Il préconise une morale biologique car « la biologie est à la base de toute méditation sérieuse sur la condition humaine ». Il souhaitait que « chaque citoyen ajoutât à sa maturité politique une sorte de maturité biologique » afin qu'il puisse se prononcer valablement sur l'avenir humain. Les trois impératifs de sa morale biologique sont : « Mater en soi la brute, dépasser l'enfance, échapper à la névrose. » « La générosité, le dévouement, le don de soi qui permettent à l'être humain de se hausser, de s'agrandir, d'accroître son humanité » devraient être la fin ultime de toute morale.

Dès le début des années soixante, il avait décelé avec clairvoyance, les causes primordiales de la faillite de la civilisation actuelle « qui n'a pas su donner un sens à son savoir, un but à sa puissance, un idéal à sa liberté ». Il prévoyait la naissance d'une société trop rationnelle, trop réaliste, qui tendrait à évaluer « le quantum de protection et de soins » propre à chaque individu et qui accepterait les pratiques de l'euthanasie. Il avait compris le danger du fanatisme, qu'il soit religieux, patriotique ou idéologique. Autant il révère la vérité simple et provisoire, autant il « hait la vérité absolue, totale et définitive [...] qui est à la base de tous les sectarismes. »

Toute l'œuvre de Jean Rostand est imprégnée du souci de la vérité ; ce souci d'objectivité l'a conduit à combattre les fausses sciences ; il rejette avec assurance et véhémence les « encombrants produits de l'imagination humaine que sont la radiesthésie, l'astrologie, le spiritisme, la métapsychie, la parapsychologie ».

Universalis