Réponse au discours de réception de Jean Rostand

Le 12 novembre 1959

Jules ROMAINS

Réponse de M. Jules Romains
au discours de M. Jean Rostand

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 12 novembre 1959

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Monsieur,

Vous succédez parmi nous à un homme qui fut, à tous égards, bien attachant. Vous avez parlé de lui d’une façon que, je crois, il eût aimée. Vous m’avez dit, un jour, que -vous ne l’aviez pas connu personnellement. L’idée que vous -vous êtes faite de lui sort donc de son œuvre, et de l’écho multiple dont s’accompagnait, durant une longue vie de parlementaire, son activité d’homme d’État et d’administrateur municipal.

À la réflexion il est assez surprenant que vos chemins ne se soient jamais croisés. Sans pratiquer l’ostentation, Edouard Herriot n’était pas de ceux qui se réfugient dans la solitude. Et de votre côté, tout en aimant beaucoup plus que lui vous tenir à l’écart, et vous étant voué à des travaux qui s’en accommodent mieux que les siens — ou que la plupart des siens — vous avez, par le mouvement naturel des choses, approché sans doute bien des gens dont le contact offrait moins d’intérêt et dont le souvenir n’a guère enrichi votre expérience.

J’ose le regretter pour vous, en ce qui concerne Edouard Herriot. D’entre les hommes que j’ai connus, c’était un de ceux dont la présence réelle, concrète, avec tous ses attributs : tournure des propos, nuances de la voix et du regard, ajoutait le plus à l’image qu’on s’était faite de lui. Je me rappelle l’avoir rencontré au lendemain d’événements où il avait joué un rôle qui, à tort ou à raison, m’avait paru discutable ou même fâcheux. J’arrivais avec l’envie de lui faire sentir doucement que j’étais déçu, que mon admiration et mon amitié pour lui avaient souffert. Au bout de trois minutes son charme avait opéré. Je n’abandonnais certes pas mon point de vue.Mais j’avais en face de moi un homme à qui il était impossible d’en vouloir ; qui développait autour de lui un rayonnement de gentillesse, de compréhension et de tolérance mutuelles. Même s’il s’était trompé, il ne pouvait pas s’être trompé comme d’autres.

La présence d’Herriot pouvait avoir encore ce mérite de vous faire mesurer certains de ses dons exceptionnels. Il était à mon avis le plus grand orateur que nous ayons eu depuis Jaurès. Et je n’ai pas besoin de souligner que, pour apprécier pleinement un orateur, il faut l’entendre et le voir. J’ai eu le bonheur d’entendre et de voir Herriot orateur, dans des circonstances qui étaient probantes. Par exemple, à Vienne, en 1927, les Autrichiens avaient organisé de grandes fêtes pour le centenaire de la mort de Beethoven. Comme un représentant de chaque pays devait prendre la parole au cours de la cérémonie principale, les gouvernements s’étaient efforcés d’envoyer chacun le plus brillant ténor disponible, sans donner le pas aux préférences politiques. Trois orateurs éclipsèrent tous leurs émules. Et des trois Herriot fut le plus éblouissant. Les deux autres étant le Belge Vandervelde, et Mgr Seipel, alors chancelier d’Autriche, qui recevait. Les qualités complexes et complémentaires que désigne le mot éloquence étaient si manifestes chez eux, et par-dessus tout chez Herriot, que même ceux des auditeurs qui n’avaient qu’une connaissance imparfaite de notre langue ressentirent l’enthousiasme que procure à une salle de concert un grand pianiste.

Ce jour-là, naturellement, le discours d’Herriot était préparé, sans doute écrit d’avance, peut-être appris par cœur. Mais j’ai assisté à des improvisations d’Herriot, dans des cas où il s’était vaguement attendu à ce qu’on lui demandât de parler, mais où il ne pouvait pas savoir de quoi au juste il serait opportun de parler, à quel détail de la circonstance, à quelle idée émise par un orateur précédent, il accrocherait son intervention.

C’est peut-être là qu’il m’a le plus étonné. Outre ses dons habituels d’élocution, son sens naturel du langage et de la cadence, il exécutait ce tour de force de ne rien dire qui fût absolument vide, de ne recourir à aucun des clichés, à aucune des calembredaines passe-partout qui sont d’usage dans ces occasions-là.

Quant aux œuvres écrites d’Edouard Herriot, vous en avez trop bien parlé pour qu’il soit nécessaire d’ajouter à votre jugement. Vous avez été sensible, comme nous tous, à la chaleur vivante de ses livres, à la générosité de pensée qui les anime, au style qui en est l’enveloppe souple et fidèle. En les lisant, j’ai plus d’une fois songé à cette « lactea ubertas » dont les Anciens faisaient éloge à Tite-Live. Et il est bien vrai que, si Herriot eût sacrifié davantage au penchant qu’il avait pour l’histoire, il se fût plus rapproché de Tite-Live que de Salluste ou de Tacite. Pour ressembler à ces deux derniers, il manquait d’amertume, sinon de clairvoyance. Il ne s’abusait sans doute pas sur le fond de la nature humaine. Mais il s’obligeait à n’en pas désespérer. Et quand il avait à constater, bien à contre-cœur, la survivance, dans notre espèce, du « gorille féroce et lubrique » de Taine, il évitait de la dénoncer, du moins en public. Dans le privé, il ne gardait pas les mêmes ménagements. Je me souviens d’un déjeuner tout intime, où j’étais assis non loin de lui. Cela se passait vers 36 ou 37, donc à l’apogée du Front populaire. Herriot me cita une phrase terrible — vous la connaissez peut-être — qui définit la révolution (celle qui se fait dans la rue, et n’importe laquelle) par trois odeurs, également repoussantes. Lui qui aimait à se dire fils de la Révolution, et qui montrait tant d’indulgence pour les formes de révolution contemporaine, me sembla ce jour-là prendre la boutade à son compte. Or il était difficile, ce faisant, de se montrer plus désabusé, moins bénisseur à l’égard des accès de frénésie qui, de temps en temps, s’emparent des multitudes ; et que trop souvent l’historien s’ingénie à justifier, sinon à sanctifier.

Un trait que vous avez eu raison de mettre en lumière, c’est non seulement l’universalité vraiment humaniste de ses goûts, des objets de son intérêt, mais le fait que jamais une préoccupation de sa vie d’homme public n’était assez absorbante pour lui interdire d’autres méditations moins temporelles et plus gratuites.

En un sens il a rempli son destin, et même brillamment. Il a été l’une des grandes figures de la Troisième République ; peut-être même celle dont le prestige fut le plus durable, le moins subordonné, tout compte fait, aux revirements de l’opinion. D’autre part il a été, pendant environ un demi-siècle, l’animateur essentiel, le génie tutélaire, d’une des trois plus grandes villes de France, de la très ancienne et vénérable capitale des Gaules. Cette ville en a eu remarquablement conscience. J’ai assisté aux funérailles d’Herriot, où je représentais l’Académie. Sur l’assez long trajet qui sépare l’Hôtel de Ville de la place Bellecour, au fond de laquelle se dressait l’estrade officielle, le cortège a passé entre deux épaisses bordures d’une foule vraiment populaire, et ce qui frappait, émanant de cette foule, c’était la participation sans réserve à l’hommage rendu ; l’absence d’opposition, même silencieuse ; une sorte de gratitude filiale. Herriot, qui était très sensible à ce genre de témoignage, eût été content.

Mais, s’il avait pu choisir sa vie avec une entière liberté métaphysique, je suis persuadé qu’il eût donné encore plus de place à l’activité purement intellectuelle. Je l’ai entendu plusieurs fois l’affirmer, et je ne doute pas qu’il fût sincère. Son rêve eût été une existence d’écrivain, incliné vers l’histoire ; assidu des bibliothèques ; fouillant les archives, avec une préférence pour celles qu’il faut dénicher en quelque endroit peu connu ; toujours prêt à se rendre sur place, même loin, pour flairer les atmosphères, retrouver les combinaisons insoupçonnables que les particularités de temps et de lieu introduisent dans l’aventure humaine. Je ne crois pas qu’il se fût aisément passé de l’approbation, même de la renommée. Il n’était pas né pour faire un poète maudit. Et il se peut que les encouragements qu’il reçut très vite du côté de l’action — d’une action il est vrai toute pénétrée d’intelligence et d’appels à l’intelligence —l’aient détourné d’une vie plus contemplative. Bien n’est plus hasardeux que ce genre d’hypothèses. Retenons-en que, pareil en cela à de très grands hommes, Herriot était riche de plusieurs destinées en puissance, et qu’il n’a choisi qu’en sacrifiant le moins possible de ce qu’il se résignait, un peu sous la pression des circonstances, à ne pas préférer.

Monsieur, vous nous avez fait plaisir en vous présentant à nos suffrages. D’abord vous êtes porteur d’un grand nom, dont cette maison n’a pas cessé d’être fière, et qu’elle est heureuse de voir paré d’une illustration nouvelle. Votre père était un poète prestigieux et un dramaturge étincelant. Je me repens d’avoir quelquefois mal pensé et mal parlé de lui dans ma jeunesse. Ce dont nous lui faisions surtout grief, en vérité, c’était de ne presque plus laisser de gloire disponible à d’autres que nous vénérions, pour des raisons d’ailleurs nullement puériles, d’autres qui venaient d’achever leur vie dans une pénombre petite-bourgeoise, quand ce n’était pas dans une misère de truand.

Les reproches moins injustifiés, moins extérieurs que des gens de bonne foi pouvaient lui faire au nom de la sobriété et de la sévérité du goût classique ont bien perdu de leur force aujourd’hui. Dieu sait que nous en avons vu d’autres ! Ce qu’il avait de préciosité, et qu’il ne reniait pas, visait à chatouiller l’esprit, non à lui faire injure. Cette recherche de la finesse et de la pointe ne l’empêchait pas d’exprimer des sentiments vrais et profonds. De même que son extraordinaire agilité verbale n’allait jamais se perdre dans le pur non-sens. La reprise de Cyrano, l’autre année, nous en a, s’il en était besoin, fourni une démonstration décisive. La foule ravie applaudissait un chef-d’œuvre devenu durable.

Enfin, je ne veux pas oublier quelqu’un, auprès de vous, dont le talent et l’inspiration généreuse n’ont pas craint de se déployer dans le champ même de création artistique où la gloire de votre père jetait une ombre intimidante. L’auteur de l’Homme que j’ai tué a plus d’une fois donné rendez-vous au sublime sur la scène et plus d’une fois le rendez-vous a été tenu.

C’est vous dire que le nom de Rostand éveille sous cette coupole les sonorités les plus favorables.

Votre enfance et les étapes de votre formation présentent, Monsieur, des côtés bien intéressants, et donneraient lieu, si nous en avions le temps, à des réflexions d’une portée générale. Nous y verrions en particulier l’hérédité et le milieu combiner leurs influences d’une façon déroutante, imprévisible. Prêter attention à ces facteurs de l’hérédité et du milieu ne peut certainement pas choquer le biologiste que vous êtes, même quand il s’agit de sa propre personne.

Si nous avions à recevoir, ici, votre frère Maurice, nous aurions presque pudeur à invoquer les facteurs héréditaires, tant le développement serait facile et tracé d’avance. Que le fils d’un poète et d’une poétesse ait une vocation poétique ; que le fils d’un grand dramaturge dirige sa poésie vers le théâtre, quoi de plus simple ?

Avec vous tout se complique et se dérobe aux formules. Si l’on en croit vos biographes, vous auriez au début montré de l’indifférence, presque de l’aversion pour la poésie et en général la littérature. On pourrait prétendre, il est vrai, que vous vous trompiez sur vous-même, ce qui n’est pas sans exemple ; que votre apparente aversion pour la poésie était de l’amour refoulé ; et que ce refoulement était provoqué ou fortifié par l’agacement que vous causait un milieu où la littérature, le théâtre, le succès, et leurs sous-produits les plus factices, tenaient inévitablement beaucoup de place. On comprend que vous ayez rêvé d’une existence où l’on travaille dans un petit coin à quelque besogne aussi peu spectaculaire que possible, sur laquelle ne viennent jamais vous interroger ni les journalistes, ni les jolies dames. Tout de même vous vous trompiez bien un peu. Car vous auriez beau dire : vous êtes un excellent écrivain, un des meilleurs d’aujourd’hui, et depuis longtemps ; et vous l’êtes dans un ordre de matières où le mauvais langage, le jargon, le galimatias sont devenus, hélas ! presque la règle.

Donc n’essayez pas de désavouer les gènes qui vous ont transmis les vertus d’expression. Ce que je vous accorde, c’est que certains de ces gènes, venus de plus ou moins loin, portaient avec eux un appétit de vérité franche, le mépris des maniérismes, je dirai une probité rustique. À quoi les travaux de la science semblaient promettre satisfaction plus sûrement que ceux de l’art littéraire. Mais cet art, dans ce qu’il a de substantiel, devait par la suite prendre sa revanche sur vos dédains.

Vous êtes aussi un bon exemple de la part de hasard qu’il y a dans les origines de toute vocation. Vous avez conté vous-même que les relations de voisinage entre votre famille et le Dr Grancher, au pays basque, quand vous étiez enfant, avaient contribué à vous donner la vénération puis le goût de la biologie de découverte trancher avait travaillé sous la direction de Pasteur et collaboré aux recherches de l’école pastorienne. Ses propos de table, que vous recueilliez en quelque sorte par raccroc, vous communiquaient une tradition d’héroïsme scientifique, et vous étiez à l’âge où la grande préoccupation d’une nature noble est de discerner pour quelle sorte d’héroïsme elle est le mieux faite.

Plus tard, au dos d’un cahier de classe, vous trouvez une image qui représente un scarabée noir, et qu’accompagnent quelques lignes signées Fabre. Cette image et ces lignes vous émeuvent ; vous n’avez de cesse que les personnes de votre entourage n’aient découvert qui est ce Fabre, et quels sont les moyens de l’atteindre. Quand le renseignement est enfin obtenu, non sans quelque peine, votre grand désir est qu’on vous offre les neuf volumes des Souvenirs entomologiques de ce Fabre, que vous êtes parvenu à situer et même à joindre par lettre. « Je ne rêvais plus, dites-vous, que cigales, mantes religieuses, grands paons de nuit. Insoucieux désormais de ce qui n’était pas l’insecte, j’explorai, muni d’une bouteille de chasse, la campagne basque... »

Cet épisode révèle plusieurs traits de votre caractère qui, dans un même homme, ne sont pas forcément associés. D’abord une faculté d’enthousiasme peu commune. Ensuite la ténacité. Vous n’êtes pas de ceux dont la vie intellectuelle est une suite de feux de paille. Puis une tendance qui infléchit dès le début votre vocation scientifique. La minutie de l’observation, la ténuité des faits observés, ne vous rebutent pas ; au contraire elles vous excitent. Certes vous auriez trouvé des satisfactions un peu du même ordre, et même encore plus tributaires de l’infiniment petit, si vous vous étiez dirigé vers la chimie ou la physique. Mais les sciences de la vie ont cet avantage que l’infiniment petit, ou ce qui s’en rapproche, y reste, du moins jusqu’ici, infiniment individualisé. Les structures que l’observateur rencontre sont d’une telle diversité, les combinaisons entre les éléments, si multiples et si déroutantes, qu’il est protégé contre l’évanouissement du particulier dans le général. Il marche de surprise en surprise, et la singularité résiste. Elle est très mal soluble dans des lois simples. Alors qu’en physique, et même, quoiqu’à un moindre degré, en chimie, les éléments derniers, ou provisoirement derniers, accaparent assez vite l’attention du chercheur et réclament de lui des énoncés aussi simples que possible pour exprimer des rapports aussi constants que possible. Les structures par elles-mêmes tendent à perdre de leur intérêt, puisque c’est avant tout le jeu des éléments et leurs propriétés qu’on cherche à saisir, dans le dessous de ces structures, par transparence.

Je n’oublie pas, croyez-le bien, que vous deviez être, par la suite, l’un des premiers à introduire dans les sciences de la vie la recherche des éléments et la détermination de leurs rapports, au moins de certains d’entre eux, dans l’édifice de l’être individuel ; et cela sous une forme aussi rigoureuse qu’il se peut. Ce n’est pas par hasard que vous avez parlé d’un atomisme biologique. Mais j’ai seulement voulu faire sentir que cette préoccupation avait été précédée chez vous d’une curiosité méticuleuse et remarquablement spontanée envers les innombrables caprices de la nature vivante.

Bien des années plus tard, en effet, allait se produire pour vous une rencontre d’une extrême importance : celle des travaux de Morgan, le fondateur de la génétique. Je dis bien : rencontre, car vos travaux personnels vous y acheminaient. Vous avez eu, en la circonstance, un mérite bien rare : celui de reconnaître sans délai une découverte capitale que la majorité de l’opinion savante refusait d’enregistrer ou qu’elle n’accueillait qu’avec d’expresses réserves. Vous avez fait mieux : vous l’avez expliquée et justifiée aux yeux du public cultivé, en essayant non d’étourdir les gens par un amphigouri de spécialiste, mais de les faire réfléchir et de les convaincre. C’était admirable de générosité ; même de courage. Mais les envieux vous guettaient — en particulier ceux qui ne se consolent pas de penser confusément et d’écrire mal. Vous, Monsieur, vous donniez un des plus beaux exemples de prose scientifique dont on nous eût fait cadeau depuis longtemps. Vous prouviez que des notions neuves sont peut-être difficiles à plier aux exigences communes de l’esprit, mais qu’elles en reçoivent un grand bienfait. Elles y trouvent un contrôle, une pierre de touche. Le mauvais langage sert trop souvent d’abri à des incohérences, à des pétitions de principe, à divers phantasmes, qu’une vive lumière chasserait comme les personnages du sabbat.

À ce propos, ne craignons pas de nous attaquer à ces termes de vulgarisation et de vulgarisateur dont certains auraient été si heureux de vous accabler. Nous touchons là à une de ces imperfections du vocabulaire, qui peuvent avoir des conséquences détestables. Déjà le mot de vulgarisateur est très déplaisant quand il s’applique à ceux dont le travail, respectable et délicat, se borne à traduire le plus exactement possible dans le langage de tout le monde les découvertes ou les hypothèses de quelques-uns ; sans rien y ajouter, sans leur faire subir une élaboration. Ce mot est déplaisant parce qu’il est péjoratif d’emblée et malgré lui ; parce qu’il entraîne l’idée de vulgarité, ce qui est un véritable jeu de mots. Mais il devient odieux quand il vise à discréditer une des opérations de l’intelligence les plus élevées et les plus utiles : celle qui consiste à rendre assimilables à la substance totale, à l’universalité interne de l’esprit, des apports fournis par un exercice particulier de ce même esprit. À quoi servent dans l’ordre de la connaissance — je dis bien dans l’ordre de la connaissance, et non dans celui des applications pratiques —les plus merveilleuses trouvailles du génie spécialisé, s’il n’y a personne pour en prendre une conscience non spéciale ; pour leur chercher une place dans l’ensemble du savoir, pour examiner ce qu’elles ajoutent, ou corrigent, à notre représentation du monde et de nous-mêmes ? L’opération qui les y incorpore est analogue aux fonctions tout à fait supérieures de l’être vivant, à celles qui assurent et règlent les liaisons essentielles de l’organisme, qui le font bénéficier tout entier des acquisitions et perceptions locales. Cette intégration du savoir fut une des premières raisons d’être de la philosophie. La plus grande partie de l’œuvre d’Aristote, par exemple, consiste à rassembler et à conjoindre, après y avoir apporté les ajustements nécessaires, tout ce qui pouvait à son époque contribuer à une représentation totale du monde et de nous-mêmes. Un tel travail n’a jamais été concevable que dans la mesure où les connaissances les plus spéciales se laissaient assimiler, au moins quant à l’essentiel, par un esprit non spécialisé ; donc traduire dans le langage de la pensée commune. Beaucoup plus près de nous, des hommes aussi considérables que Fontenelle, d’Alembert, Condorcet... n’ont pas estimé que cette tâche fût au-dessous d’eux. Auguste Comte lui a conféré une dignité de plus. En plaçant au-dessus de toutes les sciences positives ce qu’il appelle la spécialité de la généralité, ne fait-il pas de l’intégration du savoir l’acte de pensée souverain ? Le Bergson de l’Évolution créatrice, et de bien d’autres œuvres, ne s’explique pas sans un grand nombre d’opérations préalables qui ont pu avoir lieu dans divers esprits, y compris le sien, et qui toutes correspondaient à ce que prétend désigner ce terme odieux de vulgarisation. Car même l’auteur, dans de tels cas, est obligé au cours de ses méditations, de soumettre les notions spéciales qu’il se trouve posséder de première main à l’examen et à l’acceptation, plus ou moins marchandée, d’un autre homme qui est en lui et qui domine toute spécialité.

J’ai cherché un mot meilleur. Je ne l’ai pas trouvé. Puisque intégration du savoir ne sonne pas trop mal, l’on songe à intégrateur, qui ne manque pas de dignité mais qui fait un peu pédant ; et qui de plus a déjà reçu un emploi tout autre, au service justement d’une technique spéciale.

Mais je livre le problème aux réflexions de ceux qui m’écoutent. Il en vaut la peine. Ces faux-pas du vocabulaire ont plus de fâcheuses conséquences qu’on ne croirait. D’une manière analogue, de grandes idées politiques ou sociales ont été desservies par une désignation maladroite. Ou un grand livre, débordant de vues nouvelles comme l’Essai sur les Mœurs de Voltaire, a été rapetissé par son titre.

Mais l’on peut rendre à la découverte scientifique un autre service que celui de l’incorporer à la représentation générale de l’univers par l’homme. C’est de lutter pour qu’elle soit reconnue. Une histoire de la science, si elle veut être équitable, doit faire une place glorieuse à ceux qui les premiers ont témoigné d’une vérité, s’en sont faits les apôtres, en dépit des colères ou des sarcasmes. On écrirait ainsi les annales de l’héroïsme intellectuel. On constaterait que de siècle en siècle des trouvailles ou créations géniales comme celles de Copernic, de Newton, de Harvey, de Darwin, de Pasteur, etc. ne sont entrées dans le patrimoine commun de l’humanité qu’après avoir franchi un premier barrage, quelquefois plus d’un ; et ne les ont franchis que grâce à la clairvoyance militante de quelques-uns, dont le rôle dans l’ensemble de l’affaire devient ainsi presque l’équivalent de l’acte de création lui-même. De ce seul point de vue la génétique vous devrait déjà beaucoup. Personne autant que vous ne l’a aidée à vaincre des résistances dont l’origine était multiple et d’inégale qualité. Mais vous lui avez apporté encore l’appui de vos travaux personnels.

Quand on parcourt la liste de ces travaux personnels, dans le pur domaine scientifique, on s’aperçoit de plusieurs choses. D’abord qu’elle est très copieuse. Communications à des Sociétés savantes, articles dans des périodiques spécialisés, mémoires, etc. il y aurait là de quoi remplir et honorer toute une existence, et même plus d’une. Ensuite vous avez gardé, avec une curieuse fidélité, votre goût pour les structures ténues de la matière vivante, pour leurs incidents et accidents, autrement dit pour ce qui se manifeste, dans les réalisations de la vie, de plus divers, de plus individuel, de plus capricieux. Vous n’avez pas renié le petit garçon qui, envoûté par Fabre ne rêvait que de cigales et de mantes religieuses. Mais vous êtes devenu le biologiste qui, à travers cette broussaille de formes dont il respecte et savoure la particularité, pourchasse quelques faits très généraux, quelques grandes lois. Et c’est cela qu’il faut admirer en particulier chez vous : la convergence de deux poussées intellectuelles dont on imaginerait volontiers qu’elles sont divergentes : l’audace que réclament les grandes vues et la patience méticuleuse qui collectionne de petits faits. Ces vertus se trouvent certes réunies chez d’autres que chez vous, mais le sont assez rarement.

Il en résulte que parmi les phénomènes singuliers que vous offre le règne animal, et même le canton étroit du règne animal où vous vous sentez, plus qu’ailleurs, chez vous, votre attention s’est portée de préférence sur celles de ces singularités qui mettent en lumière les mécanismes, ou une pièce des mécanismes, auxquels obéit la genèse de tel ou tel être vivant ; et plus généralement qui nous éclairent sur ce fait prodigieux — si l’on y réfléchit — qu’est la transmission tenace des structures, d’une génération aux suivantes, en dépit des sollicitations, des pressions, des périls de mort que prodigue le milieu. Nous ne devons donc pas nous étonner de l’importance que vous attachez aux anomalies, aux monstruosités. Dans l’écart du monstre avec l’individu normal se trouve parfois l’occasion de saisir et d’isoler l’action d’une cause que l’observation de l’individu normal pouvait laisser soupçonner mais ne démontrait pas. En cela vous ne faisiez d’ailleurs que vous conformer à l’une des plus vieilles règles de la méthode expérimentale.

Mais vous êtes allé beaucoup plus loin. Vous vous êtes fait le raisonnement suivant : Dans la mesure où la biologie isole les causes qui déterminent les structures vivantes, qui assurent leurs caractères et leur permanence à travers les générations, elle doit pouvoir en principe agir sur ces causes, les régler ou les combiner un peu autrement qu’elles ne se présentent dans l’observation. Nous reprendrons du même coup certains des procédés de la nature quand elle crée des monstres. Mais nos produits à nous, au lieu d’être des accidents de fabrication, des monstres fortuits, seront des monstres dirigés.

D’une façon analogue, quand la chimie eut pénétré assez avant dans l’étude des composés que la nature lui présente et dans le mécanisme de leur formation, elle a entrepris ou de refaire elle-même ces composés avec plus de commodité et d’économie, ou mieux encore d’en créer de nouveaux que la nature ne présentait pas. À la chimie d’analyse a succédé une chimie de synthèse. De même, vous êtes devenu l’un des pionniers et des annonciateurs d’une biologie de synthèse. Les premiers résultats que vous faites valoir, et à certains desquels vous avez directement collaboré, concernant soit la culture de ce que je viens d’appeler les monstres dirigés, soit la parthénogénèse et les fécondations artificielles, nous ouvrent déjà des perspectives bien impressionnantes, quelquefois bien inquiétantes, sur ces nouvelles annexions du génie technique. Toutes les menaces ne sont pas dans le ciel.

À l’ensemble de ces travaux je ne puis faire, hélas ! que des allusions rapides. Mais il en est un entre autres qu’il serait regrettable de ne pas mettre en vedette. Il s’agit à mon avis d’une découverte de première grandeur, non par son volume initial mais par la gerbe des conséquences, théoriques et pratiques, dont on aperçoit déjà qu’elle est féconde. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des découvertes principales dont la science nous donne le spectacle depuis trois quarts de siècle : à l’origine un menu fait tantôt procuré par le hasard, tantôt provoqué par les tâtonnements orientés du chercheur. Puis le retentissement de ce menu fait dans un esprit, chez qui la patience de l’observation est entretenue, puis relayée par l’audace de l’hypothèse, par la verve imaginative.

Je veux parler de votre note de 1946, qui signalait l’action de la glycérine, en faible quantité, sur la résistance d’un tissu vivant à la congélation. Donc sur les possibilités qu’offre la vie de reprendre plus ou moins longtemps après avoir été suspendue par l’action d’une basse température. Cet effet, qu’il est juste d’appeler l’effet Jean Rostand, comme il y a en physique un effet Zeeman ou un effet Compton, a été retrouvé, confirmé, développé depuis par d’autres. Il est devenu un des tremplins de la biologie de découverte et il ouvre les vues les plus étonnantes sur l’intervention de la technique humaine dans l’évolution spontanée, ou naturelle, de l’individu vivant.

Ces vues, vous êtes placé mieux que personne pour les situer dans notre nouvelle image du monde. C’est là un exercice de l’esprit pour lequel vous êtes particulièrement doué. On m’excusera d’avoir gardé bien peu de temps pour parler du moraliste et de l’écrivain philosophe que vous êtes, je dirais volontiers du penseur, si cet excellent vocable traditionnel n’avait été tant soit peu tourné en dérision par des gens à qui la pensée ne réussit pas. J’ai insisté sur l’homme de laboratoire et le chercheur parce que c’est de ce côté-là que le dénigrement essayait le plus de vous atteindre, à la faveur du nuage dont une spécialité, imitant en cela certains mollusques, peut toujours s’envelopper quand il s’agit d’intimider le profane. Tandis qu’il était beaucoup plus difficile de vous refuser les dons de l’écrivain dont le public estime être juge.

Ces dons de l’écrivain, vous les avez, si j’ose dire, exercés à plusieurs étages. Au niveau d’abord — nous l’avons déjà signalé —où le travail scientifique s’accomplit et fait connaître ses résultats. Nous avons salué chez vous cette prouesse devenue trop rare. Ensuite au niveau où la pensée du savant prend la mesure de la découverte et de ses conséquences. Vous, Monsieur, ne craignez ni d’extrapoler ni d’anticiper. Les cent années qui précèdent nous ont donné le spectacle d’un développement vertigineux du savoir et de la technique. Mais vous constatez que les différentes sciences et techniques n’ont pas été saisies en même temps de cette fièvre de croissance ; et que la biologie, du fait même que son objet est plus complexe, en est encore à ce que nous appellerons la phase préindustrielle. Vous lui tracez hardiment son programme futur ; et quand vous considérez les inventions probables qu’elle ne pourra s’empêcher d’engendrer, vous vous tenez aussi loin de la peur paralysante que de l’optimisme niais. Vous nous accordez volontiers que cette toute jeune technique porte dans ses flancs autant de maléfices que de bienfaits, et que, pareille en cela à ses aînées, si elle est capable d’introduire des nouveautés intéressantes dans la condition de l’homme, en contrôlant son hérédité, en modifiant sa structure, en réglant d’une autre façon et à une autre vitesse la détente de son ressort vital, elle risque aussi bien d’acheminer vers nous des périls moins fulgurants, moins spectaculaires peut-être que ceux que nous promet la physique, mais qui à l’avance effarouchent et indignent peut-être encore davantage la conscience commune.

Le niveau le plus élevé de la méditation ne vous effraye pas. Au contraire, j’ai le sentiment qu’il vous attire. Vous ne ressemblez en rien à ces spécialistes qui, parfois très éminents dans les frontières de leur spécialité, font l’émerveillement de leurs confrères par la façon dont ils débrouillent les problèmes les plus ardus, mais deviennent des enfants quand il est question de choses tout de même importantes comme l’univers, ou la place de l’esprit dans l’univers, les rapports de la matière et de l’esprit. Là-dessus ils n’ont pas plus de curiosité ni de clartés qu’un passant quelconque de la rue. J’allais dire que la fille de leur concierge. Mais ce serait injuste pour la fille de leur concierge qui doit parfois s’interroger sur les énigmes de l’univers.

Quelques-uns d’entre eux me diront, je le sais bien, que c’est là de leur part une forme de sagesse. Rompus à la discipline des recherches positives, habitués à un régime de certitudes — ou tout au moins de probabilités chiffrées — ils s’abstiennent des spéculations flottantes et oiseuses. Ils aiment mieux ne rien penser que de penser à l’aventure. Voilà une sagesse qu’au total je n’admire pas beaucoup. Si l’humanité l’avait pratiquée depuis trois mille ans, nous serions peut-être arrivés plus vite au stade du rasoir électrique, mais l’âme humaine manquerait décidément de grandeur.

Pour vous, un savant qui ne prend pas au sérieux l’image du monde qu’il a, bon gré mal gré, dans la tête, l’ayant reçue toute faite et par hasard ; qui ne cherche pas à la corriger, à la compléter, à l’approfondir, grâce en partie aux indications que lui fournit sa propre science, et plus généralement aux ressources mentales que le travail scientifique a développées en lui ; celui-là se dérobe à un devoir d’état, en même temps qu’il se prive d’un grand plaisir. Philosopher sur l’homme, la vie, le monde, n’est pas seulement pour vous un devoir d’état. C’est un geste naturel et sûrement un grand plaisir.

Loin de vous la tentation d’échafauder un système. Une de vos idées les plus fermes, au contraire, est que la connaissance de l’univers par l’homme (y compris l’homme lui-même) est une approximation continue, qui ne cesse d’appeler des retouches et des compléments. Ne disons pas, en principe, des changements révolutionnaires. Car de tels bouleversements ne se conçoivent ou n’ont eu lieu dans le passé que justement parce que des systèmes, philosophiques ou autres, avaient fixé, cristallisé la représentation du monde par l’homme, en avaient empêché la modification graduelle jusqu’à rendre inévitable l’éclatement du système.

C’est ce qui donne, me semble-t-il, tant d’intérêt à vos écrits philosophiques. Ils répondent à l’un des besoins les plus évidents et les plus invétérés de l’homo sapiens. Ce n’est pas en effet quand il a fabriqué les premiers outils et inauguré les métiers que le bipède pensif s’est séparé de l’animalité ; car les insectes, les crustacés, maints rongeurs l’avaient dès longtemps précédé dans cette voie. C’est quand il a commencé à élaborer une vision du monde ; bien limitée sans doute, brouillée d’images naïves ; mais qui constituait une promotion décisive du fait de conscience.

Une chose mérite attention, d’ailleurs. Ceux qui aujourd’hui continuent cet effort de l’homo sapiens avec honnêteté, sans autre souci que de formuler ce qui est tout compte fait le plus probable, arrivent à des conclusions, ou des présomptions très voisines. Un esprit libre, quand un homme comme vous lui expose avec prudence et modestie ce qu’il croit être vrai, s’aperçoit qu’il est fort près, dans bien des cas, d’évaluer les probabilités comme vous. C’est tout ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Vous laissez d’ailleurs à quiconque la liberté de chiffrer différemment ces probabilités, même de ne pas les chiffrer du tout pour se reposer sur des images qui le charment ou le rassurent. Vous ne réclamez ni le bûcher ni le poteau d’exécution pour personne.

À peine me permettrai-je de vous signaler deux points où, à mon avis, votre estimation des probabilités est, dirai-je, un peu parcimonieuse. Deux points bien distants l’un de l’autre. Vous avez certes raison de souligner de quelle combinaison très exceptionnelle de chances l’homme et l’humanité, tels que nous les voyons, sont le résultat. Qu’un milieu déjà aussi particulier que le milieu terrestre ait donné des centaines de milliers d’espèces vivantes pour une seule espèce humaine, un seul homo sapiens, suffirait à le démontrer. Mais ne vous résignez-vous pas beaucoup en considérant comme possible, même comme probable, l’unicité de notre aventure dans le cosmos ? Unicité quant au détail organique, je le veux bien. Mais je me refuse à croire qu’au long des millions d’années-lumière, et dans toutes les directions, la raison et l’esprit n’aient trouvé pour y fleurir que l’infime planète, très discutable, où nous sommes.

La seconde querelle concernerait le refus à peu près total, me semble-t-il, que vous opposez au mystérieux, à l’occulte, au côté psychique du réel. Certes, vous avez cent fois raison d’apercevoir de ce côté-là un champ incomparable ouvert à la crédulité et à l’imposture. Vous avez le droit également de ne pas avoir été convaincu, ni même ébranlé, par les faits de cet ordre qui vous ont été présentés. Mais des esprits non moins sévères que le vôtre, non moins imbus de la discipline scientifique, tiennent certains de ces faits — je ne dis pas tous, loin de là — pour aussi solidement établis que nombre de phénomènes physiologiques décrits dans les manuels. Ce qui les embarrasse, c’est de les situer dans l’édifice actuel de la connaissance. Et, par une anticipation aussi hardie que les vôtres, bien que sur un autre plan, ils en arrivent à se demander si la science positive, obligée un jour de faire accueil à ces notions incommodes, ne subira pas une révolution, très différente de celles qui ont précédé, mais en un sens plus radicale encore, puisqu’elle remettrait en cause certains des principes mêmes sur lesquels se fonde cette science depuis Bacon et Descartes.

Quelques-uns, Monsieur, vous ont reproché d’être un agnostique. À ce propos, et entre parenthèses, je tiens à lever un doute que vous avez exprimé vers la fin de votre discours. Des gens, à coup sûr bien intentionnés, ont conclu, sur la foi de certaines apparences, qu’Herriot mourant avait renié la conception des choses qui avait été depuis sa jeunesse celle de Herriot vivant. Je puis vous assurer qu’il n’en a rien été, Herriot était un homme tolérant et courtois, qui ne repoussait la sympathie de personne. Il serait peu élégant d’en tirer des effets de propagande.

Cela dit, revenons à ce mot d’agnostique. Je ne l’aime pas beaucoup (non plus que celui de vulgarisateur), d’abord parce qu’il recouvre une équivoque. Veut-on simplement nous rappeler que notre science a ses limites, si reculées soient-elles, et que la vérité dernière, ou absolue, échappera toujours à ses prises ? En ce sens Auguste Comte, Spencer et maints autres sont des agnostiques accomplis. Veut-on réserver à l’inconnaissable et à l’irrationnel un rôle positif, bien qu’impossible à saisir et à mesurer, dans la production des choses ? Ce qui est tout différent. Vous, Monsieur, j’ai le sentiment que vous vous rattacheriez plutôt à la première de ces formules. Mais ce qui me déplaît surtout dans ce mot d’agnostique, c’est qu’il semble affecter d’une négation l’immense effort de l’homme, et ses conquêtes successives, dans le champ de la connaissance. Cet effort, il est injuste de le définir par ses limites, et non par sa faculté de dilatation continue. Vous me paraissez particulièrement préservé de cette sorte de défaitisme intellectuel.

En revanche tout le monde s’accorde à vous louer, quand vous vous bornez au domaine plus restreint du moraliste. Il vous a semblé naturel que le biologiste moderne, éclairé par ce qu’il sait de l’homme physique, vînt nous dire son mot sur l’homme moral et l’homme en société. J’aurais souhaité moi-même pouvoir étudier aujourd’hui plus à loisir cet aspect de votre talent. Vous n’avez pas craint d’aborder un genre à mon avis redoutable, qui est celui des Maximes et des Aphorismes. Redoutable à plusieurs égards. Parce qu’il a été pratiqué avec un grand succès jadis, quand l’observation directe des façons humaines, sans recours à la science, permettait déjà d’aller fort loin. Il en résulte en effet pour le moraliste d’aujourd’hui la tentation de se distinguer de ses devanciers en les contredisant, ou en donnant dans le paradoxe. Ensuite ce genre comporte la recherche des formules qui ne peuvent s’empêcher de prétendre à la généralité, ou de le paraître. Or un esprit scientifique comme le vôtre sait bien qu’en des matières aussi complexes une formule, si méditée soit-elle, ne peut être que partielle et simpliste. L’auteur d’aphorismes, fût-il Nietzsche lui-même, est exposé à proférer d’un ton d’oracle des vérités très impures où l’erreur avoisine et quelquefois dépasse le cinquante pour cent. Le lecteur ami du vrai en est alors agacé.

Ce qu’il y a de notable, chez vous, est que vous agacez bien rarement un lecteur même difficile. Vous ne cherchez pas l’originalité dans le paradoxe. Quand vous êtes amené à confirmer une observation déjà faite par tel de vos devanciers, vous ne vous en défendez pas ; mais elle prend une autorité et une saveur nouvelles par l’injection, si je puis dire, d’un argument ou d’une analogie que vous procure la science. Les propos du moraliste s’engrènent aux méditations de l’homme de laboratoire.

Tout cela, je tiens à le répéter, dans le meilleur style ; dans la langue la moins prétentieuse, la plus ennemie des fausses profondeurs.
La compagnie dans laquelle vous entrez, Monsieur, ne s’inféode à aucune doctrine. Mais elle tâche de maintenir en honneur la probité intellectuelle, la liberté de l’expression et la pureté de la langue.

Vous pourrez l’y aider, à bien des titres.