Le monde 14 dec 67

 

 

M. Jean Rostand, de l'Académie française, président d'honneur du Mouvement contre l'armement atomique (M.C.A.A.), au cours d'un meeting tenu à Sarcelles, a évoqué l'U.D.-Ve République, " nouvel avatar du gaullisme, rafistolé par le vilain ciment d'un anticommunisme virulent, qui espère servir d'appât à quelques centristes peu dégoûtés. On nous promet encore, a-t-il poursuivi, cinq ans de ce que nous supportons présentement. Cinq ans c'est beaucoup, surtout pour ceux-là dont l'espérance de vie ne dépasse guère le lustre. Cinq ans de chauvinisme éculé, cinq ans d'anticommunisme éculé, cinq ans de basse propagande, cinq ans de vanité ambulatoire et de fausse grandeur, cinq ans de discours venteux et de minutes historiques après lesquelles rien n'est changé... Cinq ans encore à entendre pérorer ces mêmes hommes qui ont renié toutes leurs paroles, et dont les mensonges tintent encore à nos oreilles, cinq ans de césarisme larvé, cinq ans de sommeil pour la République et de relâche pour la démocratie ".

" INQUIÉTUDES D'UN BIOLOGISTE ", de Jean Rostand

Par Pierre-Henri SIMON de l'Académie française Publié le 18 octobre 1967 à 00h00 - Mis à jour le 18 octobre 1967 à 00h00

 

PARMI les pensées et maximes dont se compose le dernier ouvrage de Jean Rostand, Inquiétudes d'un biologiste (1), et dont quelques-unes concernent l'art d'écrire, je relève celle-ci : " J'ai quelquefois pensé que, plus tard, lorsqu'on ne saura plus écrire, lorsque les outrances de la littérature et de l'alittérature auront détérioré jusqu'aux fondements du langage, on irait prendre des leçons de netteté, de rectitude, d'appropriation verbale dans les écrits des gens de science. " Transparaît ici le goût d'un classique qui ne met pas en doute l'adéquation possible des mots aux idées et aux choses, et pour qui le meilleur style est celui qui la réalise le plus parfaitement. Quant à l'opinion que ce sont les savants qui sauveront l'expression littéraire, elle n'est pas évidente, mais elle est plausible. Pas évidente, car la science, découvrant des rapports de plus en plus abstraits dont les formulations sont de plus en plus mathématiques, exige un langage spécial, de nature toute conceptuelle, où manque ce qui caractérise le style littéraire : le pouvoir de toucher tous les esprits et d'ébranler l'imagination et l'affectivité en traversant l'intelligence ; c'est, hélas ! un fait que peu de gens de science, aujourd'hui, même dans leur spécialité, écrivent ce qu'on appelle bien. Opinion plausible pourtant, car c'est un autre fait que les disciplines scientifiques développent une rigueur logique, une soumission de l'esprit à la nature et une confiance dans l'instrument verbal qui ne font pas seulement les charpentes du grand style : elles sont aujourd'hui singulièrement opportunes pour défendre le langage des écrivains contre ce qui le menace ou le perd, le vertige de l'irrationnel et le doute sur le pouvoir même de communiquer. Si, par chance, l'homme de science, comme c'est le cas de Jean Rostand, est un naturaliste, voué par sa discipline à l'observation du concret, au respect de la contingence et à la rencontre du mystère sous le microscope, le passage à la littérature est aisé : tout ce qui la constitue, les jeux de la lumière et de l'ombre, la saisie du vif sous l'abstrait, l'élargissement du particulier dans le général et de la vérité dans la poésie, se produit naturellement dans son esprit et vient sous sa plume.

Partout sensible dans son œuvre, la qualité de l'écriture de Jean Rostand s'impose singulièrement dans son mince mais combien dense dernier ouvrage. On n'en finirait pas de citer les formules percutantes qui libèrent l'énergie d'une pensée toujours originale et active. Classique, disais-je, mais dans le genre verveux et personnel, non pas pompeux ni sec : c'est l'humour et le coup de griffe de Pascal surgissant d'une logique solide pour en concentrer la vigueur tout en déchirant le discours. Donnerai-je quelques échantillons ? Voici l'aveu discret d'une tristesse de vieil homme : " Un matelas d'années sur un souvenir vulnérant. " L'emprunt d'une métaphore à la science : " Un bon mariage est une parabiose réussie. " Sur la véritable tolérance : " Avoir l'esprit ouvert n'est pas l'avoir béant à toutes les sottises. " Sur le rapport exact de la civilisation technique à l'intelligence : " Gardons de conclure sur l'apparence à la dégradation des humains. L'usage des transistors ne les a pas rendus plus sots, mais la sottise s'est faite plus sonore. " Et ceci, qui est très pascalien pour le fond même : " Dans les concessions qu'on fait à la force, il entre beaucoup de crainte, mais aussi, hélas ! beaucoup d'estime. "

Mais allons au fond du débat : Inquiétudes d'un biologiste, pourquoi ? C'est qu'un grand explorateur des secrets de la vie, informé et lucide, ne manque pas aujourd'hui de soucis. Non seulement pour les périls de destruction violente et de mort absolue que les techniques issues des sciences physiques suspendent sur l'espèce : la guerre atomique et, déjà, la pollution du milieu vital par les expériences nucléaires ; mais pour ceux que la biologie elle-même suscite contre l'homme, par les pouvoirs qu'elle lui donne sur sa propre nature. Il y a d'abord la profusion des substances et composés chimiques livrés au public par une pharmacopée délirante, pour des résultats apparemment et immédiatement bénéfiques, mais dont on ne sait pas quels seront à la longue les effets sur les sources et le mécanisme de la vie : le " drame de la thalidomide " a donné déjà un avertissement sérieux. Mais il y a aussi, plus subtil et plus total, le danger qui résulte, au niveau de la génétique, de la puissance acquise par les laboratoires sur le processus de la procréation et sur la détermination des caractères fondamentaux du moi individuel. Car, enfin, il ne faut pas se le cacher : on agit déjà et l'on pourra agir davantage " sur la personnalité, sur l'hérédité, sur le sentiment, sur la mémoire ". N'est-il pas effrayant de penser que ce que l'individu est habitué à considérer comme l'étoffe de son être : un système de tendances et de facultés attaché à sa naissance, enrichi et modifié par son éducation, intégré dans l'unité de sa vie personnelle et conditionnant lourdement sa liberté, pourra dépendre désormais des choix et des artifices du laboratoire, d'actions chimiques concertées sur les acides nucléiques, de combinaisons arrangées des chromosomes, voire de fécondations en éprouvette, au point que ses passions, ses idées, sa valeur morale et son génie, en seront les résultats ?

Question angoissante, plus même que celle qui concerne la survie de l'espèce ; car son anéantissement serait en un sens une moindre catastrophe que sa déchéance spirituelle au niveau de la conscience. Les réponses de Jean Rostand sont trop nuancées pour être contradictoires dans le fond, mais elles traduisent une hésitation compréhensible. L'homme de science ne peut admettre que l'on borne la recherche, ni croire que les progrès de la connaissance humaine pourraient se tourner contre l'homme. La biologie doit aller et ira au bout de sa lancée : " L'homme ne peut qu'il ne vienne tôt ou tard à se regarder comme un simple matériau natif dont il s'appliquera à tirer le meilleur parti, comme aujourd'hui il s'applique à améliorer la qualité d'un acier ou d'un caoutchouc. " Pourquoi pas ? Toute science, projetée en technique sur le monde humain, a pour effet de faire mordre l'artifice sur la nature : freiner ce mouvement au nom du " tabou du naturel " serait bloquer les chances de l'esprit progressif. Pourquoi d'ailleurs la confiance aux caprices de la sélection naturelle assurerait-elle mieux la valeur et l'équilibre de la personne humaine que la " chimie concertée du laboratoire " ? Et qui peut dire que l'homo sapiens, devenu capable de modifier rationnellement ses conditionnements vitaux, ne deviendra pas l'homo sapientior ?

Ainsi pense l'observateur positif, le savant rationaliste, le logicien pur. Mais quelque chose gêne et effraie dans cette intrusion de l'intellect au sanctuaire du mystère de la vie ; et cela, Jean Rostand le sait bien. Il se déclare du nombre des biologistes qui gardent " le cœur assez religieux pour qu'un protoplasme humain leur reste une chose sacrée ". Sa prudence même, exercée par l'observation d'une réalité largement soumise à la contingence, l'a convaincu que " l'essentiel de l'homme est peut-être plus fragile qu'on ne croit " et qu'il n'y faut pas toucher avec des mains trop hardies. Et il arrive ainsi à ce jugement d'une mesure parfaite : " J'avoue que... tout en acceptant avec une large part de moi-même l'entreprise qui doit élever notre espèce, je ne puis me défendre d'un peu de malaise en voyant s'esquisser ce monde gouverné par la biologie et la chimie, où le meilleur de l'homme sera voulu, prévu, calculé, où le talent, le don, la charité, la vertu, seront obtenus à volonté par des artifices techniques. "

Dans cette direction, la pensée du philosophe ébauche une saisissante dialectique de la puissance. L'homme s'accomplit dans la puissance, mais ne risque-t-il pas aussi de s'y perdre ? À force de tout pouvoir sur les choses et sur lui-même, ne va-t-il pas ôter à l'existence sa dignité et sa gravité ? " Tout dédramatisé, quel drame ! Plus rien à aimer, à respecter, à souffrir. On ne pourra plus que pouvoir. Quelle misère ! " Si encore, pouvant tout, nous savions ce que nous allons faire de cette " omnipotence " ! Nous promet-elle autre chose que la nausée et l'autodestruction ? " Peut-être ne sommes-nous riches que de nos impuissances provisoires ? " À l'égard de la science, une autre dialectique entremêle la confiante et le doute. La science, assurée par ses méthodes strictement rationnelles, limitée au domaine des connaissances positives et de l'action sur la nature, peut et doit avoir toutes les ambitions. Mais, dès qu'elle entend s'élever au plan des théories, elle est suspecte ; à plus forte raison si elle tente de déboucher sur la métaphysique et de percer le mystère de l'être. " Ne pas ajouter à la démence du réel la niaiserie d'une explication " : voilà une de ces formules brillantes où éclate un pessimisme radical, puisque lié à une intuition d'une absurdité cosmique essentielle. On pourrait dire ici que Jean Rostand se rattache au courant qui a donné, d'autre part, l'existentialisme sartrien, s'il ne voyait déjà dans la proclamation de l'absurde la présomption d'une théorie ontologique. " Le front des hommes est fait pour se cogner à des murs derrière lesquels il ne se passe rien " : voilà l'expression d'un agnosticisme qui va plus loin que la négation pure dans le sentiment d'un abandon sans recours.

Une telle épaisseur d'ombre sentie autour de l'aventure de la vie éloigne, on s'en doute, et on le sait. Rostand de Teilhard. S'il vénère le phénomène humain comme une chance de l'évolution d'autant plus précieuse qu'elle était plus improbable, il se refuse à voir une évidence rationnelle dans " l'assurance philosophique qu'il ne peut aller à un dénouement qui compromettrait le destin du monde ". Tel est bien, en effet, l'argument fondamental de l'optimisme teilhardien, qui ne tient en vérité que par référence à une théologie. Mais cet optimisme est-il aussi total et aussi naïf qu'on le fait ? Je pense à ces lignes de Teilhard : " La véritable difficulté posée par l'homme n'est pas le fait de savoir s'il est le siège d'un progrès continué, mais bien plutôt de concevoir comment ce progrès va pouvoir se poursuivre longtemps au train dont il va sans que la vie n'éclate sur elle-même, ou ne fasse éclater la terre sur laquelle il est né. " Ne voilà-t-il pas l'expression singulièrement nette de l'inquiétude des biologistes ?

Paradoxe inverse : comme la confiance mystique du croyant n'exclut pas chez Teilhard les sourdines d'angoisse de la pure logique de la science, la vision cosmique de Jean Rostand, conduite par la rigueur rationnelle à la découverte d'un irrationnel menaçant, ne l'incline nullement, sur le plan pragmatique et moral, au nihilisme et au désespoir. Il faut vivre, et vivre le mieux possible, c'est-à-dire loin du mal et en tendant au bien. Dieu, certes, est mis entre des parenthèses que d'exceptionnelles et fugitives nostalgies ne suffisent pas à ouvrir : " Moins on croit en Dieu, plus on comprend que d'autres y croient " - le fait est que la foi est absente. Mais, à la différence de ce qui se passe chez Sartre, l'athéisme n'exclut pas ici la distinction d'un Bien et d'un Mal que la liberté de la conscience individuelle consisterait à dépasser. L'opposition du Bien et du Mal ne relève peut-être pas d'une transcendance métaphysique, mais, pourrait-on dire, d'un impératif empirique, au sens où la " morale biologique " préconisée par Jean Rostand est comme une hygiène de la vie : ce qu'est effectivement la morale, surtout si l'on considère la vie dans sa totalité, qui enveloppe le spirituel au-delà du charnel. Quand le biologiste, devenant moraliste, constate : " L'homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal. L'excès de sa force le condamne à la vertu ", comprenons bien que cette vertu n'est pas une construction esthétique individuelle et arbitraire, mais une soumission à la loi morale de justice, d'amour et de propreté, à preuve la condamnation irritée du machiavélisme, de l'esprit de violence et même de la littérature " nauséabonde ". Quand enfin il donne pour règle de conduite et voie du salut : " Aimer quelque chose de plus que la vie ", n'enveloppe-t-il pas dans le même regard le mystère animal et le mystère spirituel, cet incompréhensible élan ascensionnel qui fait sortir le plus du moins et qui ressemble bien, tout de même, à une intention de l'être ?

11 juillet 66

" Invité de la Semaine atomique " au Canard enchaîné, Jean Rostand a autorisé la reproduction du réquisitoire qu'il prononce inlassablement dans les conférences et les meetings du Mouvement contre l'armement atomique, dont il est le président. Il écrit :

" Au milieu de l'euphorie générale, nous saurons - nous - que ce jour de fierté est un jour de honte. Nous saurons qu'il fut une insulte à la paix, une défaite pour l'homme, une offense à la civilisation, un défi à l'avenir. Nous saurons qu'à dater de cette mauvaise heure, un peu partout, des enfants vont porter un peu plus de strontium radio-actif dans leur squelette ; nous saurons que des infirmes, des débiles, des monstres, des tarés de toutes sortes sont désormais condamnés à être, qui n'eussent jamais dû venir à l'existence ; nous saurons qu'aux tristes fleurs d'Hiroshima - n'est-ce pas, chère Édith Morris ? - vont bientôt se mêler celles de Mururoa (...) Nous saurons qu'une fois de plus la science s'est reniée en la personne de quelques savants dont on aime mieux ne pas connaître le nom. Nous saurons qu'on a pactisé avec le Mal, manqué au respect de la vie, trahi la cause de l'espèce. Nous saurons qu'on a menti à la vérité profonde du pays en jetant de l'ombre sur une France qui rayonnait par Jean Jaurès, par le docteur Schweitzer, par Albert Camus...

" Vaines sont nos protestations de ce soir, et cela aussi nous le savons.

" Mais il fallait bien qu'un peu de vérité fût criée sur les choses graves qui vont demain se passer là-bas... "