index précédent suivant

 

 

Portraits

Voici art consommé de la représentation des êtres. Comment, en quelques traits, de crayons, pinceau, ou d'un jeu d'ombres finement ourlées, parfois seulement suggérées, donner idée non seulement de l'allure d'une femme ou d'un homme, mais de son caractère ? Car importe peu la ressemblance plus évidente en photographie qu'en peinture même les traces laissées par Nadar, par exemple, façonnent aussi l'idée que nous nous faisons de certains auteurs. Les portraits, comme les mythes platoniciens ou les interprétations freudiennes aiment faire remonter à la surface ce qui se cèle mais importe tant. En tout portrait il y va comme d'un rêve que l'on détricoterait. Le portraitiste ne montre pas mais suggère. Le portrait, lui, abandonne vite la surface qui le l'intéresse que pour les béances où elle conduit.

Fi de ces portraits officiels où l'apparat vous lance à la figure la position sociale de celui dont on ne sait s'il y cherche à assouvir son égotisme ou seulement à tenir à distance révérencieuse ceux qui tenteraient de l'approcher, M'intriguent plutôt, surtout quand il s'agit comme ici de portraits d'acteurs, ces petits artifices pour cacher ces anfractuosités de l'âme de ceux qui ont fait profession de les étaler, ces petites et grandes ruses ourdies pour révéler celles qu'ils affectionnent de camoufler.

Le portraitiste quand il est habile, incline discrètement du dur vers le doux pour réconcilier ceux qui suspectaient quelque rupture entre âme et corps. Le portraituré, s'il est malin, se laisse faire ou s'en joue. On ne quitte jamais le théâtre pas plus ici qu'ailleurs : l'acteur joue, soit, mais agit comme son nom l'indique. Le débat est infini et la question insoluble : faut-il pour jouer renoncer à soi et laisser le rôle prendre prise où au contraire instiller de soi dans le personnage qu'en quelque manière on amadouerait ainsi ? C'est bien en ce carrousel que vérité et mensonge se prennent de vertige. C'est bien ce vertige que nous y goûtons.

Ne cherchons pas à savoir ! Regardons.

Pierre Brasseur

Comme en cette autre photo prise de G Philippe en 1955, Robert Doisneau croque l'acteur dans sa loge devant un miroir. Mais pas plus qu'ici il n'y a de réelle mise en abîme. Rien n'est un hasard chez ce photographe qui chercha sans doute toute sa vie le petit détail furtif mais compta peu sur le hasard pour le surprendre, allant chercher et provoquer sinon la pose en tout cas la situation qui l'en approchait le plus. Portrait lisse presque trop pour un G Philippe trop aimable.

Pas ici.

P Brasseur joue le diable et le bon dieu de JP Sartre où il joue Goetz, hanté par le mal qui le réjouit, s'entichant de faire le bien par défi.

Tout y est : pris de profil, échevelé comme s'il sortait à peine d'épreuves épiques dont les volutes de fumée de sa cigarette soulignent encore les ultimes affres, sourire pincé mais narquois, yeux perdus là-bas dans le vide.

Sombre, à l'opposé de son reflet dans le miroir qui laisse entrevoir un profil moins tourmenté sans doute parce que plus flou, moins contrasté.

Que cette mise en scène veuille coïncider avec le propos de la pièce est indéniable mais comment ne pas voir qu'elle distribue avec une évidente insistance la complexité d'un acteur qui sait incarner aussi bien les acteurs lumineux et charmeurs que - plus souvent au reste - les cyniques caustiques et cruels.

Cette photo ne pouvait être que de noir et blanc parce qu'elle est elle-même duplice qui révèle, oui, beaucoup plus des ombres qu'elle organise, que des lumières qu'elle laisse filtrer.

La vérité ? Dans ce nuage de fumée qui s'enroulant au-dessus de sa tête offre à imaginer autant de silhouettes que les nuages qu'enfants nous cherchions à interpréter dans le ciel.

 

Simone Signoret

Portrait pris un an avant sa mort, tout semble se conjurer pour un portrait dans les règles classiques de l'art. C'est sans compter sur Signoret.

Ces deux mains jointes comme en prière portés au menton … et, surtout, ce regard en coin.

La vieille dame semble avoir ravagé les dernières lueurs de Casque d'Or et il n'est pas un jour où elle ne souffrit en son âme comme en son corps des ravages de l'âge, des morsures des excès et des offenses répétées d'un homme qu'elle aima jusqu'au bout … malgré tout.

Je vois dans son regard triste non le regret d'une splendeur passée mais la douleur d'interlocuteurs la lui rappelant sans cesse comme d'un sourd reproche. Je vois dans ces mains jointes et ce sourire à peine esquissé quelque chose comme un défi : narquoise, elle semble dire attendez ! vous n'avez encore rien vu ! je ne suis pas finie ! Je vais encore vous surprendre.

Surprendre, oui, c'est vrai, elle l'avait déjà fait ! Elle, l'actrice engagée et le demeurait, elle l'éternelle amoureuse d'un Montand qui le lui rendait à sa manière désinvolte et offensante, elle vous toisait subitement d'un rien n'est joué, sournois, sarcastique mais implacable. Elle allait assumer son corps ravagé et en faire un temple ; se faire, où on ne l'attendait pas, le desservant de la grâce et de l’intelligence en publiant deux récits autobiographiques puis un roman qui consacraient une véritable plume.

Il n'y avait pas que de la beauté, du charme chez cette femme. Mais une incroyable hauteur dont elle nous toise ici.

Comment oublier cette superbe Madame Rosa de la Vie devant soi ? Ou cette prémonitoire Th Ganay, épouse grabataire mais impériale d'un commissaire faible et criminel

Il faut l'avoir entendue, engagée comme jamais, passionnée comme toujours, ne renonçant à rien pour comprendre combien sa chevelure blanchie, négligemment désordonnée est un ultime pied de nez.

Immobile, assise en son fauteuil, à l'écart en sa maison d'Autheuil, tout respire pourtant le mouvement, l'effervescence inextinguible de la passion.

L’absence de féminité dans notre civilisation est effrayante affirma un jour R Gary. Sans doute.

Elle en incarna pour moi en tout cas sinon un exemple, en tout cas un exemplaire incontournable ; symbolisa ce quelque chose d'éternellement féminin qui transcende les délices ordinaires, qui tutoie charme, grâce et rage d'être ; où je devine l'écho ultime de la vie.