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Veillée d'armes

J'ai failli écrire veillée d'âmes.

Le gouvernement publie sa carte de l'état des lieux - carte provisoire soumise à évolution quotidienne - supposée donner une idée plus précise - disons moins floue - de ce que sera ce déconfinement d'après le 11 mai. Plus personne n'y comprend grand chose mais ce n'est, après tout pas très grave ; voici armes qui en tout état de cause sortiront de leurs fourreaux en moment opportun.

Armes tant politiques qu'économiques.

Entre ceux qui demain se feront une joie de fustiger l'exécutif pour ses incohérences, ses mensonges et son impréparation - voire son amateurisme - et ceux qui, du côté du pouvoir, tentent déjà, désespérément, de concocter un second souffle à cet étrange quinquennat et se savent devoir rapidement opiner d'entre verser plutôt à gauche ou plutôt à droite ; et ceux enfin, mais les choses économiques et politiques se rejoignent ici, qui commencent à affûter leurs couteaux libéraux face à ces autres qui tentent de rompre avec les politiques économiques antérieures, ou se piquent en tout cas d'y rêver.

Mais politiquement nul n'a rien à espérer : notre droite est toujours la plus bête du monde ! et la gauche s'applique avec conscience désespérante à être à hauteur de sa désunion ancestrale.

Rien ne ressemble plus à une métrique parfaite où sonnerait coupure à l'hémistiche que ces deux photos. Elles traduisent deux mondes, étrangers désormais l'un à l'autre dont aucun n'est récusable d'emblée - qui ont pourtant cessé de se regarder, de s'écouter et répondre. Qui se toisent comme désir et réalité … à se demander qui refoulera l'autre. Les arguments fusent, les déficits se creusent, et l'impatience se colore d'anxiété, dont les uns et les autres se saisiront demain favorisés par l'entre-deux, l'incertitude ou les dissensions entre Macron et son - si conventionnellement droitier - Premier Ministre Philippe ; entre les aspirations de ceux qui ont pris au mot la sentence présidentielle de ne plus laisser santé ni service public entre les mains d'intérêts privés et annoncé des décisions de rupture, d'un côté, et ceux, toujours présents, prompts à en découdre, impatients d'en revenir aux vieilles recettes même s'ils devinent que les déficits accumulés exigeront des mesures inhabituelles, de l'autre.

Cette confrontation, l'illusionniste avait feint de pouvoir la dépasser en 2017 avec son et de gauche et de droite. Las il n'était pas magicien ; médiocre bonimenteur. Les sables de la tempête électorale une fois retombés, le paysage, intact présente les mêmes sinuosités, les mêmes paroles blanches … inutiles. Les mêmes errances … Il n'est finalement que dans les obsessions d'experts que les chemins sont droits ; que dans l'imaginaire froid de Descartes, qu'il suffit de marcher droit dans la forêt pour en sortir. Eh quoi comment sans repères s'assurer qu'on ne tourne pas en rond ?

Il fallait être sot comme seul un énarque sait l'être, ou un technolâtre ivre de suffisance, pour imaginer que la politique fût un savoir faire dont l'économie serait la science et, en conséquence, qu'il n'y eût jamais qu'à inventer puis appliquer des protocoles bien huilés aux modèles pour que tout problème trouve solution…

Nous marchons, sachant à peine où nous voulons nous rendre, à peu près, mais pas toujours, au clair sur ce que nous ne voulons pas. Nous n'avons qu'à peine les clés du passé ; en rien celles de l'avenir.

Et nos chemins, virevoltent, hésitent, rebroussent décrivant ainsi d'incroyables et imprévisibles sinusoïdes. On n'a, certes, rien à espérer d'un chemin qui oublie sa destination : le discours de la méthode s'est depuis longtemps achevé en médiocre méthode du discours. Mais quand bien même gardons-nous l'œil rivé au cap, invariablement nous dévions. Rien ne nous semblent plus droites que nos pirouettes. Nous ne savons pas l'histoire que nous faisons quand seulement elle nous fait la grâce de nous le faire croire : il fallait un Hegel pour imaginer sous sa ruse une raison de l'Histoire.

 

En attendant, curieux 1e mai … Calme mais avec cette curieuse sensation que sous la braise couve un feu prêt à reprendre comme si rien n'était oublié, ni des colères d'il y a un an, ni des refus de cet hiver.

Bon enfant encore, la banderole tenue par quelques bravaches face à des policiers dont on espère qu'ils ne verbaliseront pas. Qui montre pourtant que la fête du travail est loin d'être devenue ce rituel désuet qu'on a osé dénoncer ; que la frustration et la colère devant des réformes brutales, l'agacement devant le mépris du pouvoir, la crainte diffuse devant les périls climatiques doublée désormais par une peur encore contenue mais patente devant ce virus et les diverses conséquences qu'il produira inéluctablement s'agrègent en un bien explosif ragoût.

Les peuples vieillissants prennent, quand ils ont peur, de bien insolites virages.

Mais combien de temps encore avant que la patience ne se mue en colère ? Il s'en faut parfois de si peu !

Je regarde ces affichages aux fenêtres, naïfs pour certains, qui en disent pourtant long sur la parole que ce peuple enfermé depuis deux mois s'impatiente de prendre. Qui rappellent combien derrière ces fenêtres closes et ces rues vides, piaffe un peuple, impatient d'en finir, empressé d'en sortir ; un peuple qui n'a pas changé pour autant, ni plus ni moins vertueux qu'avant ; aussi contradictoire que toujours et dont les colères éclatées, nous le savons désormais, nous ne pouvons le négliger, peuvent susciter aussi bien 1933 que 1936 …

Période insolite : où tout est encore intact ; où rien encore n'est entamé. Nous avons beau savoir que le choc économique, à la sortie, sera violent ; avons beau le redouter, rien encore n'est visible. A peine imaginable. Enfants d'une société replète, qui a beau geindre de ses crises successives depuis la sortie des trente glorieuses, n'a pourtant, ni de près ou de loin, gardé le moindre sens de l'horreur, ni de la misère, ni de la destruction.

D'où cet étrange quizz ; d'où cette Une dont j'hésite à fustiger la stupidité ou à goûter l'ironie.

Il n'est pas faux que cinq décennies de doxa libérale, d'incantations utilitaristes voire d'injonction inquisitoriale au bon sens, aient achevé de faire passer la lutte des classes pour une rengaine désuète, une vieille obsession stalinienne, la partie émergée d'un vaste complot totalitaire. Ce qui finit par marcher ! Pardi ! il est tellement plus aisé de vanter concorde, consensus et harmonie que conflit, heurts et luttes. Mais à qui veut-on faire sérieusement croire qu'entre profits et labeurs, heurs et malheurs eussent jamais été harmonieusement répartis ? Il y faut la naïveté du comptable qui ne rêve que d'équilibre entre débit et crédit, ou la malignité rusée du manager qui ne raisonne qu'avec cet étrange SWOT, tableau où, par miracle, contraintes et opportunités, forces et faiblesses s'alignent et ajustent à merveille sans qu'on se demande jamais si l'on ne comparerait pas ici pomme et poire ; ni, surtout, ne doute de l'artifice graphique qui maintient les plateaux de la balance si merveilleusement et outrageusement équilibrés !

Nous y voici : devenus cité de managers et de comptables. Coiffés d'énarques pou le vernis d'élégance …

 

D'où ces images étranges de ville déserte … terribles parce que précisément elles laissent tout à deviner ; rien à voir.

Pourquoi me revient-elle ainsi en mémoire cette scène finale de Que la fête commence de B Tavernier - film adoré mais qui se présentait pourtant moins comme une critique sociale qu'une aimable satire des gaudrioles d'un prince étrange, caustique, ironique et aimable ? Parce que justement il ne l'était pas.

Qu'il est aisé de lire dans la colère de la jeune paysanne les prémisses d'une Révolution qui embrasera la fin d'un siècle qui, quatre ans après la mort de Louis XIV, commençait pourtant tout juste. Joli effet d'écriture mais rien dans cette France exsangue qui s'ébrouait à peine de la trop longue et trop morbide fin de règne ne pouvait laisser augurer ni les florilèges des Lumières ; encore moins les éclats de 89 !

Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! 18 Priez pour que ces choses n'arrivent pas en hiver. 19 Car la détresse, en ces jours, sera telle qu'il n'y en a point eu de semblable depuis le commencement du monde que Dieu a créé jusqu'à présent, et qu'il n'y en aura jamais. (…)Pour ce qui est du jour ou de l'heure, personne ne le sait, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul. 33 Prenez garde, veillez et priez ; car vous ne savez quand ce temps viendra. Mc, 13, 18

Car en histoire, en toutes choses humaines d'ailleurs, jamais les événements ne roulent ainsi. Les causes prennent souvent d'étranges biais pour enrouler leurs effets voire même parfois pour les étouffer en de bien cotonneux réseaux. Les choses ne sont explicables qu'après coup et seulement dans leurs grandes lignes. La lumière, si chancelante soit-elle, que jette notre curiosité sur les choses, les trouble aussi d'ombre. Car nul jamais ne sait, ni ne saura. Qui le prétend est cuistre ou bateleur ; un menteur ou un politique.

De ceci, étrangement rien ne s'en suivra ; de cela, bien plus modeste d'insolites fracas. Ce peuple-là si cultivé, inventeur du socialisme, du romantisme qui porta si haut la gloire de la grande musique concocta de ses défaites et crises la plus infâme mixture qui soit ; celui-ci, nous, inventa la révolte en même temps que l'encyclopédie mais inaugura la plus atroce lâcheté collective. Leibniz n'avait peut-être pas tort : nos belles ruptures sont faites d'imperceptibles oscillations que nous ne savons ni voir ni prévoir.

Ce pourquoi je m'amuse et me lasse de ces articles parus depuis deux mois proclamant avec insolence que plus rien ne sera comme avant ; qu'il faut faire ceci ou cela ! Que notre mode de consommation changera ! que, dans ce retrait obligé, nous avons bien été obligés de nous recentrer sur l'essentiel. Vanité d'entre les vanités … tout ceci n'est que billevesées et faridondaines !

Car les peuples en leurs frustrations, humiliations et colères tantôt virent de ci, tantôt de là. Rarement de glorieuse facture.

Alors oui, me reviennent ces autres photos - certaines heureuses… d'autres moins

A si peu d'années de distance, presque en même temps ; oui c'est vrai, ce geste de bras ou poing levé en guise de ferveur; de colère et d'espoir : nous restons les enfants de ce terrible oxymore.

Qui m'interdit de rêver ; qui m'empêche de désespérer.

A la croisée, comme en suspens entre deux gouffres … Parce que l'histoire est rarement heureuse si elle n'est pas toujours tragique et que, de toute manière, nous ne tirerons pas le leçons du passé.

Au nom d'un pseudo-savoir nous avons réduit le peuple au silence, tolérant tout juste leurs voix de consentement à intervalles réguliers et régulés ; nous lui avons offert parole creuse, mensongère et sottement mécanique ; vendu un imaginaire impossible. Mais, de sophismes en illusions, nous avons rendu la parole impossible, creuse. En quoi plus personne ne croit.

Un peuple qui a peur et qui ne peut même plus parler devient extraordinairement imprévisible. Impossible. Ingouvernable.

Nous en sommes là !

 

la scène finale

 

O douleur ! Musique de Ph d'Orléans accompagne la scène finale du films de B Tavernier