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In girum imus nocte et consumimur igni

Un monstre aux yeux de Gorgone gît au fond du puits. Non pas la femme nue Vérité ni l'astronome à la vue longue, mais l'horreur et la désolation. Émanent du trou une puanteur diabolique, des hurlements indistincts, associés à des fulgurations rougeoyantes et jaunâtres de soufre, lueurs démoniaques de nuit, et quiconque se penche au-dessus de la margelle meurt foudroyé par le regard, vertical et panoptique, du dragon qui se tord dans l'enfer du tréfonds. Jusqu'au jour où un héros, lucide et beau comme saint Michel, place, non sans intelligence, un miroir sous le treuil, à la place du seau, en tournant la glace vers l'abîme. Que pensez-vous qu'il arriva? De son propre maléfice l'immonde creva. De se regarder soi-même de son oeil mauvais, Satan peut-il disparaître? Depuis, on dit le puits du Mirail. Je traduis pour les Parisiens: le miroir, en langue d'oc. Serres, Yeux, Puits, 2

 

La formule est attribuée à Virgile. G Debord en a fait le titre de son dernier film (sorti en 1981). On retrouve aussi la formule dans Le nom de la rose d'Umberto Eco. Elle figure également, plus prosaïquement, dans une des entrées du Dictionnaire amoureux de Tintin d'A Algoud.

La formule, qui pourrait faire référence aux papillons de nuit tournoyant autour d'une chandelle au risque de s'y consumer, est aussi un palindrome et signifie :

Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu

Comment imaginer une seule seconde que pût être un hasard cette conjonction du jeu d'ombres et de lumières, attraction et destruction, et l'inversion de ce jeu ?

Car enfin est-il pensée ? se peut-il être philosophie ? se pourrait-il élaborer représentation iconique, picturale, théâtrale ou romanesque sans ce très léger écart adopté qui nous distingue de l'objet, nous autorise à l'embrasser du regard sans nous confondre à lui ni plus être absorbé par lui ? Rien de ce qu'autrefois on nommait Arts, Lettres, Sciences ; rien de ce qui se pense, représente et présente n'est possible sans cette question originaire :

Et si les choses n'étaient pas comme elles paraissent ? Et si tout ce qu'on nous dit, en quoi nous crûmes, était faux ? n'était qu'illusion ? Que peut bien valoir ce que je pense ?

Mais encore : qu'adviendrait-il si l'on inversait les perspectives et qu'on jouât en quelque sorte le jeu du palindrome ?

Entre doute et épaisseur, le trouble de ce qui apparaît

Dès le début de l'histoire, dès Platon en tout cas, on se joua de l'opposition entre apparence et réalité. La réalité - synonyme de vérité, ce qui est déjà une distorsion - a été expulsée hors de la caverne ; l'apparence recluse en dedans. Le monde tout-à-coup perdit de sa substance, de son épaisseur. De sa valeur, donc. Il fallait donc fuir, ou le tenter. Les grecs, décidément, n'aimaient pas le monde et se défièrent de l'existence dont ils redoutèrent plus les injustices et les violences qu'ils n'en espérèrent les délices. Chose apparemment claire, même si difficile d'accès pour qui entreprend d'en parcourir le chemin, ce qui est à mon immédiate portée est illusoire, trop changeant, trop sensible pour n'être pas le reflet de quelque chose d'autre, qui ne se donnerait pas immédiatement à la vue ; s'y refuserait même. Ouvrant le chemin de l'interprétation, de l'herméneutique à la cabale, de la psychanalyse au soupçon. La vue ne ment pas … mais pêche par omission, suggère. Voici venir le temps du symptôme. Tout tourne autour de cette idée de la visibilité et de l'immédiateté - de l'intuition sensible, en fin de compte. Les termes même abondent - théorie, contemplation, évidence ; jusqu'à cette si délicieuse manière de dire je vois pour je comprends ! L'intellection est affaire de regard mais d'éloignement du monde. Un monde que juifs et chrétiens verront tentateur ; que les grecs conçurent simplement comme brutal, injuste ; fallacieux.

La grande aventure de la philosophie aura été, dès ses débuts, de vouloir nous sortir de cette double illusion : il était déjà fâcheux de ne pas savoir mais plus encore de ne pas savoir que nous ne savions pas. Nous n'en savons peut-être guère plus qu'aux temps de Platon, mais au moins en avons-nous conscience ! Enfin, pour peu qu'on s'y applique. Aura été, en prenant d'autres voies, en récusant les sens tout en ne sachant néanmoins pas s'en dispenser, de nous offrir une réalité d'une incroyable épaisseur, qui par strates successives se couvre ou se découvre - selon que prenne le chemin - la méthode - à l'aller ou à rebours.

Tout, de notre imaginaire aux mots qui disent la pensée, va dans le même sens : lumière, ciel, soleil, s'arrogent le côté de la clarté, de la vérité, du bien ; ombre, obscurité, nuit, enfer sont reclus dans celui de la noirceur, du mal … en tout cas de la faute, donc de la défaillance … et bien entendu de l'erreur, de la fausseté et du mensonge. On a beau évoquer les flammes de l'Enfer, nous ne saurions imaginer l'empire d'Hadès autrement que dans cette pénombre crépusculaire intimement associée à Dante.

Comment oublier que le grand siècle de la raison, si imbu de son évidence qu'il n'hésita pas à se proclamer des Lumières : Aufklärung qui signifie à la fois éclaircissement et explication ; qu'il entreprit de combattre les superstitions - équivalent de ce que la Renaissance s'était donné comme ennemi : l'obscurantisme médiéval avec la même fougue naïve que l'Inquisiteur. On n'existe jamais qu'en niant ce qui vous a précédé, en le plongeant dans l'ombre. En se faisant plus laïc, plus rationnel, le XVIIIe n'aura pourtant pas véritablement changé de registre : la liberté ou la raison éclairent désormais le monde elles auront simplement remplacé le miracle de la parousie et la Lumière qui est l'un des multiples attributs du divin, de la création et les Ténèbres - autre nom de l'Enfer. En tout homme de science il y a un guerrier prompt à fondre sur les troupes toujours trop puissantes de l'ignorance, du sens commun … ou de l'idéologie. Et il s'en faut parfois de bien peu - que les puissants ne s'en emparent - pour que les diatribes épistémologiques ne s'égarent dans le labyrinthe des polémiques politiques.

Et si, en fin de compte, la lumière était plutôt ce qui éblouissait, aveuglait, induisait en erreur, tue même parfois et qu'au contraire l'ombre et même la nuit fussent plutôt règne de vie et révélation de la vie. …

Ce que suggère Virgile.

Reprenons !

Le palindrome est affaire que l'on retourne, on le sait : qui se lit indifféremment d'un côté ou de l'autre. Je veux dire qui offre le même résultat dans les deux cas. Un peu comme ce boustrophédon des écritures archaïques. Il était sans doute plus pratique que le bœuf traçât les sillons alternativement dans les deux sens et sans doute indifférent aux semences. Il n'est sans doute nulles autres raisons que pratiques pour qu'on eût adopté tel sens à nos écritures plutôt qu'un autre : les scribes égyptiens écrivant de la main droite, durent bien tenir le rouleau de la main gauche - l'écriture de droite à gauche s'imposait : l'invention de l'encre ; du codex, la structure même du parchemin imposèrent l'inversion pour éviter que la main n'efface ce qui vient d'être écrit. Mais quoi ? que le texte fût écrit en tel ou tel sens ne changeait rien à l'affaire.

Mais d'où donc le savons-nous et ne serait ce donc pas ici une énième chausse-trappe tendue par le langage qui s'y entend si bien ?

Quand l'aller dénie tout possible retour

Regardons-le lui le si bien nommé Laval puisque son nom est palindrome. Ici lors de son procès en octobre 45 mais on l'avait déjà vu dans les tout derniers jours du procès Pétain en Août - Franco venant de l'expulser d'Espagne où il s'était réfugié.

La main sur le cœur, il témoigne ; se défend. Il y a quelque chose de pathétique dans cette posture d’un homme debout, quand tout le monde est assis ; d’un homme face à l’appareil, face donc aussi au président du tribunal, face à l’histoire.
Il tourne le dos au public, et de tous ceux qui sont supposés attentivement l’écouter, puisque plus tard le juger, il n’en est qu’un qui semble le regarder, le scruter même, la tête calée sur la main gauche. Un journaliste.
Mise en scène toujours dramatique que celle des prétoires, jusqu’à ce clair obscur que ne semble pas illuminer un lustre plutôt kitsch, comme si la seule lumière qui vînt arracher la cour aux noirceurs du temps ne pouvait être qu’obvie, et finalement assez faible (en haut à droite.)
Tout, sans doute, est visible dans cette photo à qui veut regarder, mais à qui sait regarder, surtout, parce qu'il connaît l’histoire et la suite de cette histoire : le pouvoir et la chute ; la grandeur et la misère ; la justice mais le simulacre politique ; la vérité et le mensonge. Non pas ou mais et.

C’est pourquoi cette photo ne montre rien, pour suggérer tout.

La main sur le cœur, de cet homme amaigri, au reste d’élégance désinvolte qu’illustre la main dans la poche, droit dans la défense de son bilan. Ombre et lumière, va et vient entre lâcheté et héroïsme, collaboration et résistance : la France règle ses comptes et se débarrasse de son passé, si peu glorieux. L’homme mourra, piteusement exécuté, après une tentative de suicide ratée, souillant au passage la justice, après le politique. Laval est le symbole même de ce que la France ne veut pas voir d’elle-même, qu'elle efface ainsi en condamnant puis fusillant médiocrement. Il reviendra plus tard, par la bande, comme rémanence de cette mauvaise conscience devant une épuration rarement glorieuse, vite bâclée ; il resurgira, beaucoup plus tard, comme la dérive même d’une France qui, de gauche, se glissa, peureuse, dans la couche débraillée de la révolution nationale, pour se délecter enfin des remugles fétides du fascisme. Celui-ci, fraîchement élu SFIO en 1914 s'exclamera trois décennies plus tard Je souhaite la victoire de l'Allemagne.
Laval, est tout dans ce palindrome qui résume l’époque étonnante, et le tourbillon affolé des valeurs. Populaire et populeux à en mimer la gouaille, maquignon dans l’âme, le châtelain auvergnat contrefait ici la sincérité de la potence. Deux ans avant, c’était Blum qui, à Riom, se défendit, brillamment. Ronde des vaincus, tourbillon des vainqueurs : il suffit parfois de retourner l'axe qui, du soleil va vers l'ombre, du héros au traître, du puissant à l'humble ou encore d'Alexandre à Diogène pour que s'inversent les positions, que l'ange se révèle démon, le messager parasite et le noble héraut de la Nation, un infâme salopard. Palindrome des valeurs, Laval serait victorieux en ceci de nous faire croire que l’un et l’avers se valent.

Ce qui est faux ! Néanmoins, demeure le malaise ; dirimant !

Malaise de cette glissade qui fit chuter une génération et nous douter de l’humain. Il y a du Judas dans cet homme-là, et l’on cherche les deniers de la prébende. Il fut l’exécuteur ultime de notre XIXe siècle : avec lui, meurt le progrès, et l’espérance naïve.

Cet homme-là n’est symbole de rien, juste de cette glissade qui relie rêve au cauchemar.

Alors non, d'envers à avers les choses de se valent pas. Non plus pour la lumière que pour l'image.

Abîmes : ou quand profondeur et surface se répondent

Il n'est en réalité pas de symétrie qui vaille ! Il suffit de dupliquer la même moitié d'un visage pour tout changer et parfois, d'une physionomie avenante, faire un monstre. Un miroir ne vous offre jamais qu'une image inversée : est-il si certain que la retourner offrirait le visage original ? ne vous projetterait pas plutôt en une mise en abîme presque effrayante ?

L'image en réalité fait peur parce qu'elle double le réel. Le trompe ? qu'elle représente le réel. Le capte ? Les traditions iconoclastes ne sont pas si rares et les témoignages d’ethnologues multiples attestant de la crainte violente de la photographie parmi les tribus observées autant que la place si particulière des jumeaux. Peur de la mort, de voir son âme comme avalée par la représentation. Mais peur aussi de l’idolâtrie comme s'il suffisait d'une simple image pour que l'âme pourtant pieuse délaisse l'original pour son doublet : le Décalogue ne s'y trompa point qui s'accompagna de l'épisode du Veau d'Or.

L'image est toujours déjà interprétation. Profanation ou blasphème.

Crainte, oui, que l'image détînt une telle puissance qu'elle vous aspirât, vous, et votre dignité. C'est là même erreur que celle qu'on commettait autrefois de penser que la langue fût simple réceptacle de la pensée : l'image n'est pas reproduction neutre, passive. Elle fascine, obsède, fascine comme la flamme de Virgile. Narcisse, après tout s'y perdit dont même l'amour de la tendre Écho ne put le détourner.

L'image est cette flamme, presque anodine, qui nous envoûte et consume. Qui s'offre avec telle facilité que nous en abandonnerions bien volontiers parole et écriture. Qui est pourtant faussement réelle.

Et si l'image au lieu de pâle reflet, constituait plutôt le réel ?

,Je les ai souvent regardées ces photos, de ville ou de montagne, où il suffit d'eau, de si peu d'eau - un lac paisible ou un fleuve pour une fois étale - pour que le doublet se forme. C'est bien de réflexion dont on parle ici, de ce mouvement d'aller qui appelle un retour qui érige l'eau en impératrice de la pensée. Il n'est pas besoin ici d'être grand peintre ou émérite philosophe : comme spontanément et pourtant sans violence, la doublure s'opère . L'image loin d'être pauvre, tronquée et fallacieuse se pique même d'offrir à l'original une densité nouvelle, une perspective autre. Réfléchir n'est pas seulement concentrer sa pensée sur un objet, mais revenir sur l'idée qu'on s'en fait. N'est pas seulement penser avec attention, mais se demander ce que vaut sa pensée. C'est avec ce redoublement que débute la pensée, la recherche : cette posture curieuse où, comme pour la conscience, je pose certes, devant moi l'objet, mais n'omet jamais de me mettre en face de lui. Je pense ; sais que je puis penser mal, mais n'ignore pas que dans ce vis-à-vis, qui est un vrai dialogue, le mouvement est le mien autant que celui de l'objet.

Dans ce lac qui réplique la montagne, ou ce fleuve qui sans barguigner offre une seconde puissance aux lumières de la ville, il y a bien ce double mouvement : ce chercheur qui s'avance et le monde qui s'offre autant que résiste. Montaigne s'agaçait de ces hommes qui tançaient les mœurs étrangères et ne prennent l'aller que pour le venir. Nous ne sommes peut-être pas si bien bâtis que cela pour accueillir l'insolite, trop paresseux ou trop engoncés par un entendement débilitant, pour ne pas toujours tout ramener au même.

Or, regardons bien : ce qui se donne dans l'eau est bien autre chose qu'une pâle imitation et s'offre comme un présent - comme ceci qui se présente à nous ! Nous pourrions, oui, le comprendre en l'un comme en l'autre sens : du haut vers le bas, ou de la terre vers le ciel. Vu d'avion ce serait de subtiles taches bleutées ornant de quelque relief le blanc souvent sale des glaces et le gris mat de la rocaille ; le ciel quant à lui, vu dans l'eau du lac, plutôt que le regard levé, brille, bien plus coloré et bigarré qu'il n'y parut.

Où est l'original ? Qui ici dit la vérité ? En est-il une seulement ? A moins que d'entre les deux, il ne faille justement jamais choisir et que nous n'eussions d'autre voie que d'avec notre ombre voyager.

C'est peut-être en ceci que la raison me semble le plus pauvre ; sectaire : toujours elle nous impose de trancher d'entre deux extrêmes parce qu'effectivement pour elle tout tiers est définitivement exclu. Comme si la réalité était simple, d'un seul tenant et qu'elle ne se subsistât, tel le funambule, que de parvenir osciller encore et encore entre adret et ubac.

La Rome que le devine dans l'eau trop calme du Tibre me paraît bien plus étincelante que ces lueurs déjà endormies d'un hiver intempestif. Telle photo, même seulement gage d'un souvenir d'enfance ou de mes enfants, sera toujours plus dense de l'œil que je lui prête. Rousseau n'avait pas tort de suggérer que l'humanité commençait au dialogue ; il avait seulement oublié que la réalité elle-même avait besoin - et naissait- de ce dialogue qu'elle entretenait avec nous. Et inversement. Je ne sais si M Serres a raison de penser que les lacs sont les yeux des montagnes ( Yeux, p156) ou que plus généralement le monde nous regarderait ; je sais en revanche que nous sommes non pas déchirés mais charpentés de cette transhumance où décidément l'aller ne double ni n'efface jamais le retour.

Ombres et silence ou éclat et vacarme ?

Alors oui, pour tutoyer les étoiles peut-être faut-il préalablement baisser les yeux. Qui dira jamais, qui avouera jamais combien il faut d'humilité pour braver les dieux ; combien il faut errer dans le désert pour enfin trouver le chemin de la promesse ?

Avant de mesurer la hauteur des pyramides Thalès ficha son bâton dans le sol ; avant de contempler les cieux, il plongea dans un puits. La légende - ou le mauvais esprit de Socrate - en tira la maladive maladresse du philosophe empressé d'explorer les grands espaces, impuissant à rien entendre à ce qui se passe ici. Interprétation fausse peut-être. Sans doute, tout-à-l'heure, rira-t-il avec la servante de Thrace et aura la simplicité de ne pas regimber d'orgueil : va pour sa maladresse qui, après tout n'est peut-être que feinte … ou le prix à payer de la tranquillité. Peut-être descendit-il tout simplement pour avoir deviné que cet ancêtre du télescope allait lui permettre en plein jour, en pleine lumière éclatante et aveuglante, de contempler les noires étendues de l'univers.

D'où donc avait-il deviné que lumière éclatante et ténèbres épaisses étaient deux étoffes d'une même vêture ? Et que l'habit, pour une fois, faisait bien le moine ?

Ces héros de pacotille s'élancent dans la fumée effrayante d'étranges flammes et plongeront bientôt dans la nuit noire des espaces infinis ; auparavant, regardons-les, ils sont écrasés à en perdre connaissance comme si l'abaissement était le prix à payer pour l'envol ; la pesanteur insoutenable, l’écot d'une grâce à peine frôlée. Derechef le même aller-retour ; pire le même écart que le monde prend de nous qu'il faudra bien combler.

Girard supposait la peur du mimétisme et donc de la violence nourrir cette défiance à l'égard de l'image mais tout jusqu'à nos obsessions rationalistes, depuis Descartes au moins, ira dans la même direction : comme si elle n'était qu'aplatissement, affadissement … Bachelard n'ira-t-il pas jusqu'à concevoir que le réel de laboratoire, construit, épuré de tout parasite sensible, fût plus riche de déterminations que cette pingre réalité empirique qui cachait, ou ignorait l'essentiel ?

Et si c'était l'inverse ?

Nous avions désenchanté le monde, l'avons réduit à une mécanique bien huilée. Mais non ! voici qu'elle s'inverse ; qu'elle regimbe ; que brusquement elle reconduit l'insipide démon de Laplace à ses chères études.

Les sciences nous ont ramené le monde qui est, désormais fragile, souvent aléatoire : fluctuant. L'irréversible y est entré et n'en sortira plus. Nous nous étions imaginé que les irrégularités, les mouvements, les désordres n'étaient que des apparences ou des états transitoires cachant mal l'ordre impérial qui gouvernait la physique. Patatras, c'est l'inverse. Retour encore une fois ! Ce monde est chaotique, bariolé, turbulent, grevé à merveille d'anfractuosités surprenantes : le rationnel que nous étions si fiers d'avoir déniché n'était que local ; n'est que transitoire. (3)

Oui, tout s'inverse : la lumière du plein midi éblouit, aveugle. Elle est comme la mort ou la figure de Dieu. Elle consume. C'est l'ombre faite par le bâton et la pyramide qui permettra de mesurer la hauteur de la pyramide. C'est l'ombre du puits qui rend tout à coup le ciel étoilé visible en plein jour. Est-il plus beau renversement que celui-ci ? Identique à celui de Virgile ! La lumière consume, détruit et aveugle. Certes, il n'est pas de lumière sans ombre mais c'est de celle-ci que jaillit le savoir ou, plus exactement de leur perpétuelle connivence.

Heidegger s'en est beaucoup joué : ἀλήθεια suggérait à la fois vérité et apparence mais surtout récusait que la réalité fût chose épaisse, inerte. Plutôt mouvement constant, qui passe du caché au non caché - qui se voile, cèle, couvre sans doute avec difficulté et non sans éblouissement comme le suggérait Platon ; qui ne se donne pas mais se mérite - ce qu'en un vocable devenu religieux apocalypse dit aussi mais encore physique φυσις puisque φυω dit croitre, grandir - ce que l'on retrouve enfin dans nature. Quant à apparence, il m'arrive de songer qu'il y va comme du prochain : elle est ce qui apparaît, précisément ce qui se surprend au moment de se dénuder.

Alors quoi ? L'image n'est pas femme de petite vie et ne se donne pas au premier venu. Elle exige qu'on l'approche avec égard et prudence ; qu'on l'entoure et sache de placer en de bonnes disposition. Ce paysage, cette montagne, bien sûr nous est extérieure, presque étrangère ; pourtant c'est bien notre regard, avec nos appétences ou nos angoisses ; nos curiosités ou nos langueurs qui leur donnera cette couleur qui nous ne permettra plus demain de les oublier ou confondre avec une autre.

 

Dans cette histoire, qui a tellement hanté nos rêves d'enfants que c'est à son aune que nous avons vécu l'événement lui-même quelques années plus tard, voire que nous nous en souvînmes, la nuit domine impériale, et ceci dès avant le départ, un noir à peine troué par les lueurs des étoiles ou par le rouge damier de la fusée et bientôt l'ocre maussade de la lune.

Chose paradoxale pour l'inventeur de la ligne claire - mais ce paradoxe n'est qu'apparent à l'instar du palindrome. Chose étrange, cette obscurité, à la profondeur quasi-mystique, clame en un silence assourdissant, ce moment étrange où la son compénètre à ce point l'image qu'on devine bientôt pouvoir se dénouer les écheveaux originels.

Voudrait-on signes de ce retournement offert par le palindrome ? veut-on preuve que le retour, décidément ne vaut pas l'aller ? La bande le dessine ici avec une clairvoyance étonnante. Ce bleu qui tout-à-l'heure se percevait mieux en baissant les yeux, dans les eaux du lac ou du fleuve, désormais s'admire les yeux levés au ciel. Cette petite boule bleue n'est-elle pas exactement ce que le ciel, le monde voit de nous ? A l'instar de Diogène réussissant ainsi à voir en plein midi l'ombre du monde, Hergé nous montre la lumière en pleine nuit. Il suffisait d'inverser.

Sans doute le vulgaire a tort qui en a peur : la nuit, tous les chats ne sont pas gris quand même elle symbolise le nœud de toutes nos fragilités et le souvenir de nos angoisses enfantines. Rajoutons-y quelque égarement en forêt, ombres menaçantes et crissements étranges, et l'on aura, condensées les frayeurs des contes de notre enfance - Perrault et Grimm réunis. Il nous arrive de les envier ces hiboux, félins, marsupiaux et autres chauve-souris pour la nyctalopie pourtant, même médiocres, nos yeux lentement s'accoutument et notre corps tout entier prend le relais qui de nos mains ou pieds parvient à anticiper l'obstacle à défaut de le reconnaître. Je ne saurais jamais, comme le croit sottement Descartes, si, perdu, je marcherai toujours droit dans la forêt, mais je saurai en tout cas avancer sans me cogner et chuter à tout vat !

Mais il est vrai que nous n'aimons rien tant que la lumière ; rien tant que le bruit, musique, voix ou vacarme, qu'importe ; comme si eux seuls étaient capables à la fois de porter un message et d'attester de notre existence.

Alors nous avons encombré le monde de lumière : petite, chétive d'abord - il fut si difficile de maîtriser le feu - aussi virevoltante et prompte à s'éteindre que la flammèche d'une chandelle ; omniprésente désormais comme si Prométhée était au bout du compte parvenu à ses fins ; - à ce point despotique, qu'envahissant tout l'espace, elle ne laisse plus aucun repos à nos yeux. Elle qui préservait seulement quelque asile rassurant en nos chaumières, envahit nos chemins et nos routes sans plus s'éteindre jamais.

Les cieux nous le disent. Rien n'est devenu plus faux que Jean en son prologue. Les ténèbres ont bien reçu la lumière ! comment au reste auraient-elles pu faire autrement. Nos brillances sont tellement intempestives qu'elles en finirent par éteindre les étoiles - on nomme ceci pollution visuelle, dit-on. A l'inverse nos villes contrefont les étoiles et nos continents les constellations. Mais là encore soyons plus nuancés que la roide raison : d'entre l'obscurité fatale et l'aveuglement divin, tant de nuances que chante l'ombre !

Mais de crainte sans doute également, par négligence sans doute aussi, nous avons empli le monde de notre vacarme comme pour mieux nous assurer exister en en étant la source. Scrutons attentivement : les seules couleurs vives - ou vivantes - sont les nôtres ; écoutons : les seuls clameurs, bruits et paroles sont les nôtres.

Je sens évidemment murmurer la formule pascalienne : le silence éternel de ces espaces infinis m'effraient. La nature pourtant est tonitruante elle aussi : du chant des oiseaux aux bourrasques des tempêtes … Sans compter le souffle des anges et de l'esprit. D'où Pascal avait-il supposé ce silence ?

Sans me piquer à je ne sais quelle introspection, psychologie où j'ai quelques freins, voire métaphysique où je nourris de terribles tentations, je sais très bien que ce moi qui parle et pense, d'abord, est fait de relations, de réseaux, des groupes où il surgit et se meut. Pourtant ce moi regimbe à n'être que cela, le fruit improbable de connexions qui feraient de lui le simple maillon expert d'une organisation mondiale aussi agitée, grouillante que bruyante. Est-ce pour cette raison, ce moi en appelle au calme, à la retenue, parfois même à la vacance : au retrait. Je veux dire, au silence.

Car, oui, ce silence est certes, celui des cellules où l'on prie, des poêles ou des librairies où l'on pense, il est aussi ce moment où l'on s'arrête, respire ; où l'on se reprend. Non pas mortifère, vivifiant.

Loin de ces doigts qui parcourent les claviers ou les smartphones, très à l'écart de ce brouhaha incessant irrespectueux de l'être comme de la pensée qui fit un Grimaldi quitter son amphi et partir demander sa retraite … car on ne pense pas sur la place publique et plus rares sont les innovations qui résultent de découvertes tonitruantes que les avancées, difficiles, besogneuses, bruissant, en catimini, à des oreilles soucieuses de percer le bruit de fond du monde comme Thalès le noir des cieux en plein midi. La pensée mise en commun, oui, est une pensée commune !

Loin de ceux qui font sonner les trompettes, car oui, pour prier, ou tout simplement se retrouver, il faut entrer en sa chambre, en soi … et murmurer à peine. (Mt, 6,5). Des cavernes d'ermites aux déserts d'anachorètes à ces pauses rituelles où l'on tente de se désintriquer des réseaux trop envahissants … aux taiseux. C'est à l'ombre et dans le silence que l'on se repose, recueille ou, tel le monarque, rend la justice.

 

Dans ce grand retournement, apprendre à aimer silence et nuit moins terrifiantes que devenues trop rares.

Aimer jusqu'à s'y perdre.


 


 1) O Rank

La crainte de faire faire son portrait ou sa photographie est, d'après Frazer , répandue dans le monde entier. On la retrouve chez les Esquimaux, aussi bien que chez les Indiens de l'Amérique, chez les peuplades de l'Afrique centrale, en Asie, aux Indes orientales et en Europe. Comme, pour eux, l'âme de l'homme est représentée par son image, ils craignent que le possesseur étranger de cette image ne puisse se livrer sur elle à quelques maléfices, même mortels. Quelques primitifs craignent directement devoir mourir s'ils font faire leur portrait et surtout si celui-ci parvient entre des mains étrangères. Frazer, l. c., nous raconte des histoires drôles concernant la crainte de la photographie chez les sauvages. Dernièrement le missionnaire Leuschner en a rapporté concernant les Jautz de la Chine du Sud . En raison de la croyance à l'âme, cette crainte de sa propre image s'étend sur toute manifestation plastique en général. Ainsi Meinhof, l. c., raconte que la vue d'une statue peut mettre un indigène de l'Afrique dans la plus grande inquiétude. Il est même arrivé qu'il ait fallu détruire ces œuvres d'art pour calmer les masses excitées. Warnek raconte que les Waschambas ne veulent pas rester seuls avec les photographies des personnes que les missionnaires accrochent dans leurs chambres. Ils craignent qu'elles ne puissent s'animer et les attaquer. D'après une croyance allemande, il ne faut pas faire faire son portrait de crainte de mourir . En Grèce, en Russie , en Albanie, Frazer a constaté la même superstition et montre qu'on en peut trouver des traces encore aujourd'hui en Angleterre et en Écosse.

On trouve aussi chez les peuples civilisés de l'antiquité des idées correspondant à ces superstitions. Ainsi, chez les anciens Hindous et chez les Grecs, il était défendu de regarder son propre reflet dans l'eau , car cette vue devait amener bientôt la mort . Quiconque ne peut plus voir son propre « Eidolon » dans le miroir doit craindre la mort . Chez les Grecs on considérait aussi comme un signe prémonitoire de la mort de voir en rêve son propre reflet dans l'eau . La croyance germanique attribuait également au reflet dans l'eau une significa¬tion mortelle. Cependant, si ce même rêve est d'autres fois considéré comme signe d'une longue vie , nous devons y voir non seulement un « désir de contraire », mais aussi un rapport avec les rêves d'eau comme signe prémonitoire de naissance.

A ces croyances s'ajoutent les traditions mythologiques qui confèrent au miroir le même pouvoir fécondant qu'à l'ombre . Sous ce rapport, il faut citer d'abord le mythe de Dionysos et les mystères qui s'y rattachent. Déjà sa mère Perséphone s'était mirée dans une glace avant qu'elle eût donné le jour à Zagreus, ce que Negelein, l. c., considère comme « une procréation par collaboration de la personne avec son Double ». On sait que quand Zagreus renaquit sous la forme de Dionysos, il sortit de la cuisse de Zeus pour compenser pour ainsi dire son origine primaire entièrement féminine. Dans cette histoire de renaissance le miroir joue aussi un rôle. Le polymorphe Zagreus se mirait précisément sous forme d'un taureau, dans un miroir fabriqué par Héphaistos, quand des Titans, envoyés par l'hostile Héra, le déchi¬rèrent en morceaux malgré sa métamorphose. Seul fut sauvé le cœur, dont, avec l'aide de Sémélé, Dionysos naquit de la façon mentionnée plus haut . Proclus rapporte un autre mythe significatif sur le pouvoir créa¬teur de Dionysos. Il se serait regardé dans un miroir fabriqué par Hephaistos et, séduit par le reflet, il aurait créé tous les objets d'après sa propre image . Cette conception de la Grèce décadente relative à la création du monde trouve son origine éloignée dans la cosmogonie hindoue d'après laquelle le reflet du premier être fut la cause du monde matériel. Les néoplatoniciens et les gnostiques continuent cette théorie quand ces derniers prétendent qu'Adam a perdu sa nature céleste parce qu’il était devenu amoureux de sa propre image .

2) Montaigne

J'ay la complexion du corps libre, et le goût commun, autant qu'homme du monde : La diversité des façons d'une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d'étain, de bois, de terre : bouilli ou rôti ; beurre, ou huile, de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est un. Et si un, que vieillissant, j'accuse ceste généreuse faculté : et aurais besoin que la délicatesse et le choix, arrêtât l'indiscrétion de mon appétit, et parfois soulageât mon estomac. Quand j'ay été ailleurs qu'en France : et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé, si je voulais être servi à la Françoise, je m'en suis moqué, et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d'étrangers.

J'ay honte de voir nos hommes, enivré de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent- ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voila à se rallier, et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de moeurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu'elles ne sont françaises ? Encore sont ce les plus habiles, qui les ont reconnues, pour en médire : La plupart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés, d'une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d'un air inconnu.

Ce que je dis de ceux là, me ramentoit en chose semblable, ce que j'ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de l'autre monde, avec dédain, ou pitié. Ôtez leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dit bien vrai, qu'un honnête homme, c'est un homme mêlé.

 

 

3) Serres sur la Nouvelle Alliance de Prigogine et Stengers

ll faudra s'habituer à réhabiter notre monde, naïvement. À reconnaître, à réaménager notre niche prochaine. Cela va nous changer, de regarder un peu les choses à courte distance. Thalès sort de son puits, d'où il contemplait le ciel étoile, pour dire le bonjour aux paysannes thraces. Il quitte, le tombeau de la pyramide où s'incline son théorème au soleil. Il va reconnaître d'autres espaces que celui des similitudes.